Le jeu, c’était la grande affaire de ces anciens nobles, taillés dans le patron des grands seigneurs, et désœuvrés comme de vieilles femmes aveugles. Ils jouaient comme des Normands, des aïeux d’Anglais, la nation la plus joueuse du monde. Leur parenté de race avec les Anglais, l’émigration en Angleterre, la dignité de ce jeu, silencieux et contenu comme la grande diplomatie, leur avaient fait adopter le whist. C’était le whist qu’ils avaient jeté, pour le combler, dans l’abîme sans fond de leurs jours vides1. Introduit en France au milieu du XVIIIe siècle et pratiqué par les milieux aristocratiques, le whist a un lien particulier avec Barbey d’Aurevilly, puisque l’écrivain serait né au cours d’une partie et aurait failli en mourir2. Dans cette évocation rétrospective, en partie fantasmée, de la vie de la noblesse de Valognes sous la Restauration, Barbey donne d’emblée au jeu une connotation politique. Le rite auquel sacrifient ces fantômes leur tient lieu de vie et témoigne de leur inutilité sociale ; il constitue l’expression ultime et dérisoire de leur atavique grandeur. En cela, le mutique jeu de whist représente une forme de protestation contre le monde moderne et les usages du temps qui l’accompagnent. Le temps consacré au jeu par la noblesse de Valognes n’est pas un temps libre, puisqu’il remplit tout entier leur vie et ne laisse place à aucune autre occupation ; il apparaît comme un temps enkysté, une rémanence de l’Ancien Régime, où le jeu n’était pas seulement pour l’élite aristocratique un loisir ou même un habitus, mais une institution, comme en témoigne le rite du jeu du roi ou de la reine à la Cour. Cet article vise à montrer comment les jeux d’argent, dont l’essor est étroitement lié aux mutations qui touchent la France à partir de la fin du XVIIIe siècle, offrent un éclairage particulier sur la notion de temps libre, sur son sens et ses usages, en fonction des groupes et des catégories sociales qui s’y livrent, et constituent de ce fait un enjeu social et philanthropique majeur.
Le temps du jeu : l’essor des pratiques ludiques
Les historiens médiévistes et modernistes ont analysé l’essor du phénomène ludique depuis la fin du Moyen Âge en le reliant au développement d’une économie d’échanges, à la poussée urbaine, à l’épanouissement d’une sociabilité plus policée et plus lettrée3. Les jeux de cartes apparaissent dans le dernier tiers du XIVe siècle et deviennent d’usage courant, dans les villes, pendant la deuxième moitié du XVe siècle, avant de se répandre peu à peu dans les campagnes au cours des XVIIe et XVIIIe siècles ; ils gagnent peu à peu en complexité avec l’introduction d’innovations comme le contrat, l’atout ou les enchères. Élisabeth Belmas souligne le formidable développement, au cours de l’époque moderne, des jeux dits « de commerce », notion qui s’applique surtout aux jeux de cartes, où le hasard est tempéré par la raison. Le nombre de jeux de cartes cités dans les Académies, au nombre de deux dans la Maison académique des jeux de La Marinière4, en 1654, forme dès 1674 les deux tiers des jeux cités dans ce type d’ouvrages et culmine à plus de quarante dans l’Académie universelle des jeux parue chez l’éditeur Coste à Paris en 18065. Au piquet et à la triomphe, cités par La Marinière, s’ajoutent de multiples jeux comme le quadrille et le quintille, puis le reversis, le whist, le boston, la bouillotte. À côté des jeux de commerce figurent les jeux de hasard, pratiqués à la Cour, dans les académies de jeux et les tripots : jeux de cartes, comme le lansquenet, le pharaon ou la barbacole, qui opposent un banquier et des pontes, jeux de dés, comme le trente et quarante, jeux de tableaux comme le hoca, né en Catalogne au XVIIe siècle, et le biribi, qui donne naissance, par l’intermédiaire du jeu du portique ou du roly-poly londonien, à la roulette, qui apparaît au début du XVIIIe siècle et prend sa forme définitive à la fin de la même période6. Créée en 1776, la loterie royale, qui prend sa source dans les blanques du XVIe siècle, n’en est pas très différente dans son principe. Par ailleurs, la vie sociale est ponctuée de nombreux jeux « préparés », pour reprendre la terminologie adoptée par Lebrun dans le Manuel des jeux de calcul et de hasard en 18277, comme les dominos, les dames, le trictrac, les échecs ou encore le billard, qui se diffuse au cours du XVIIIe siècle et qui est fréquemment l’objet, comme le trictrac, de paris8.
L’intensification de la pratique des jeux d’argent au cours du XVIIIe siècle est accompagnée de leur diffusion dans les classes urbaines par l’intermédiaire des domesticités, dont Daniel Roche souligne la faculté imitative, qui leur permet d’exposer les vertus du paraître et de transmettre le goût des consommations nouvelles9, dont le jeu est une des manifestations10. Dans les campagnes, le jeu de cartes prend place à côté des traditionnels jeux de lancer, qui peuvent eux aussi, du reste, faire l’objet de paris. La pratique des jeux est encouragée par la politique des pouvoirs publics depuis le Directoire, qui rétablit la loterie le 9 vendémiaire an VI, après qu’elle eut été supprimée sous la Convention, et surtout instaure la ferme des jeux à partir de l’an IV, malgré l’interdiction officielle des maisons de jeu prévue par la loi du 22 juillet 1791, qui proscrit les jeux de hasard dans les lieux ouverts au public. Les deux institutions sont maintenues sous l’Empire : le décret du 24 juin 1806, qui interdit les jeux d’argent, prolonge pourtant l’ouverture de maisons de jeu à Paris ainsi que dans les lieux où il existe des eaux minérales, pendant la saison des eaux, disposition qui conduit à une formidable expansion des jeux à travers tout l’Empire11. Malgré de sérieuses restrictions à partir de la Restauration, la ferme des jeux se maintient à Paris jusqu’à sa suppression effective, le 1er janvier 1838, peu après que la loterie eut pris fin le 1er janvier 1836. Public ou privé, le jeu scande la vie des populations françaises, qui s’y adonnent avec passion.
L’amplification des pratiques accompagne la montée d’un discours sur le jeu qui prend place dans l’analyse de la « société »12 entreprise par les Lumières et constitue par lui-même un des aspects de cette invasion ludique13. Dans son Annuaire historique universel pour 1821, Charles-Louis Lesur reprend l’idée, devenue un lieu commun, d’une société entièrement gouvernée par le jeu :
Le jeu est aujourd’hui la passion générale ; hommes, femmes, jeunes ou vieux, pauvres ou riches, tout le monde joue ; enfin les choses en sont venues au point que l’on ne va plus dans le monde pour jouir des agréments d’un cercle choisi, mais uniquement pour risquer une partie de son revenu sur une carte, sans songer aux obligations contractées la veille et aux besoins du lendemain14.
Dès le XVIIIe siècle, le roman et le théâtre s’emparent du thème ludique, un thème qui parcourt l’œuvre de Balzac tout entière, où le monde romanesque devient un jeu, le jeu de la société.
Pour Balzac, les progrès de l’individualisme, corollaire inévitable de la montée du capitalisme bourgeois, déterminent la prédominance de la notion de risque calculé15. À ses yeux comme aux yeux de bon nombre d’observateurs, l’activité ludique caractérise la société moderne, avec son goût de l’argent, et y imprime ses règles et son tempo. La métaphore du jeu guide les représentations de la société comme lieu d’affrontement entre des individus désireux d’y conquérir une place ; il symbolise la circulation rapide de l’argent16, partant des fortunes et des positions sociales, dont la Bourse, qui prend son essor pendant la première moitié du XIXe siècle, est la manifestation la plus évidente. Le jeu incarne une société plus ouverte, où, comme à la loterie, chacun aurait sa chance, et dont le rythme s’accélère, à l’instar des moyens modernes de circulation et de communication, mais où il y aussi beaucoup de perdants. Formant société, le jeu vient concurrencer les relations sociales établies dans le cadre du travail et participe ainsi, au sein de la modernité, de la construction progressive d’un temps libre dont le sens et les modalités varient fortement, cependant, selon les catégories sociales. Le jeu représente une forme de loisir partagée par toute la société, mais la convivialité ludique sépare autant qu’elle réunit.
Le sens du jeu : les usages sociaux du jeu
La haute société raffole du jeu, suivant en cela l’exemple de Charles X, qui rétablit le jeu du roi, où sont conviées les personnalités les plus en vue17. Pas une soirée, une réception, un bal où ne figure une table de jeu ; le jeu constitue une activité mondaine caractéristique de la vie des salons parisiens et participe de la construction du mythe moderne de la capitale française18. Les théâtres du jeu s’intègrent à la géographie des lieux de plaisirs parisiens, où le monde sort et va s’amuser, au même titre que les jardins de Tivoli, les vauxhalls, les cafés et les restaurants19, dont l’essor est contemporain et qui partagent les mêmes périmètres, du Palais-Royal au Boulevard. Les maisons de jeu les plus huppées s’efforcent d’imiter l’atmosphère des réunions de la haute société : c’est le cas du Cercle des Étrangers, rue Grange-Batelière20 ou du célèbre Frascati, au coin de la rue Richelieu et du boulevard des Italiens, qui accueille un public élégant qui s’y rend ordinairement à neuf heures, après l’Opéra, et comprend un jardin dont les bosquets sont agrémentés de temples, de monticules, de grottes et d’allées illuminées de lampes et de couleurs21 ; le règlement qui l’oblige à fermer à minuit n’est guère respecté et les fêtes se prolongent jusqu’au point du jour22.
Caractéristique de la sociabilité des cafés, le jeu est aussi au centre des activités des clubs et des cercles de la capitale. Officiellement dénommé lors de sa création, en 1833, « Cercle de la Société d’encouragement pour l’amélioration des races de chevaux en France », le Jockey-Club a aussi pour objet d’offrir à ses adhérents un lieu protégé, loin de la mauvaise compagnie, voire des fripons, susceptibles de s’introduire au café de Paris, où les membres fondateurs du Club se réunissaient pour dîner et pour jouer23. Le temps du jeu participe clairement de la prodigue consommation d’une « classe de loisirs24 » plus composite, certes, que la haute société valognaise, mais qui demeure imprégnée de valeurs nobiliaires, dont le snobisme et le dandysme ne sont qu’un avatar.
Dans la haute société, la pratique du jeu s’inscrit dans un ensemble de manières qui expriment l’honneur de ceux qui s’y conforment25 et qui pratiquent ainsi, tout comme la noblesse de Valognes, un gaspillage ostentatoire du temps, en même temps qu’un gaspillage d’argent, validant l’idée que les nobles natures payent avec ce qu’elles sont, et non avec ce qu’elles ont26, même si l’appât du gain est loin d’être absent de ces réunions27. Rite de passage obligatoire pour les impétrants, tel Rastignac28, qui doivent perdre sans compter pour entrer dans le monde, la dilapidation s’accomplit sous un masque d’indifférence, comme celui qu’arbore la comtesse de Stasseville dans la nouvelle de Barbey d’Aurevilly, qui atteste la distance qui sépare le jeu ainsi pratiqué et toute forme d’avidité bourgeoise. « Nos salons ressemblent à la bourse » explique Horace Raisson dans son Code civil, manuel complet de politesse, en pointant l’empressement des messieurs autour des tables de jeu29. Le jeu de whist auquel s’adonne la haute société valognaise constitue un rite social qui signe l’appartenance à la caste aristocratique et la société décrite par Barbey ne diffère guère de celle de Hennebont, dans le Morbihan, évoquée par Jules Simon, qui n’admet que des nobles30. Le whist permet l’exclusion des classes jugées inférieures, en particulier d’une bourgeoisie méprisée, dont la partie la plus basse, dit Barbey, joue au billard dans d’ignobles cafés, mais qui pratique aussi, en d’autres lieux, le boston, jeu jugé bourgeois bien qu’il ne soit qu’une variante du whist. La fonction du cercle est bien d’offrir une compagnie choisie31.
Les bourgeoisies, comme les milieux populaires, développent des pratiques qui n’entrent pourtant guère en concurrence avec celles des classes dirigeantes. Dans les centres urbains, les jeux prennent place dans une zone grise semi-légale où ils voisinent avec la prostitution, une géographie dont le Palais-Royal est le symbole pendant la première moitié du XIXe siècle. Après la disparition, selon la volonté du roi, des maisons de jeux situées dans les stations thermales du royaume, la ville de Paris devient en 1818 la seule ville autorisée à conserver de tels établissements, dont le pouvoir s’efforce de réglementer l’exercice et les horaires. Les dix, puis sept maisons de la capitale sont cependant loin d’offrir toutes le luxe dont s’entoure une maison comme le Cercle des Étrangers et attirent un public souvent bien plus modeste. Beaucoup de maisons se contentent d’offrir gratuitement, outre le feu et la lumière, des rafraichissements sous forme de bière ou d’eau sucrée, et parfois des dîners, pâles reflets de pratiques plus distinguées. Le numéro 113 du Palais-Royal, avec son transparent coloré, propose, de treize heures, puis quinze heures, jusqu’à minuit, roulette, passe-dix et biribi à une population composite, où la petite bourgeoisie voisine avec des commis, des artisans et des ouvriers, qui s’y rendent après le travail ou dans des moments de liberté parfois volés à leur employeur32. Si, dans la haute société, d’essence aristocratique, le jeu est une des modalités du commerce entre les sexes et les femmes partagent la table de jeu avec les hommes, tel n’est pas le cas parmi les autres catégories sociales. La loi s’efforce, à partir de 1814, de restreindre l’accès des femmes aux maisons de jeu, au même titre que les mineurs, et les exclut définitivement en 1827, même si des nymphes ou soupeuses, qui se font prêter de l’argent par un joueur, sont souvent présentes dans les maisons au moins jusqu’à cette date et plus encore dans les maisons clandestines33.
À côté des maisons de jeu autorisées se trouve l’immense domaine des pratiques semi-publiques, comme les cercles étudiés par Maurice Agulhon34, mais aussi privées et clandestines, enveloppées dans la nuit et que la police a bien du mal à débusquer. Depuis le XVIIIe siècle, les débits de boisson en sont un des lieux d’exercice privilégiés. Paris, ainsi que les grandes villes de province, recèlent un grand nombre de ces lieux, difficiles à comptabiliser, car certains sont officiellement des académies de jeux autorisées, tandis que d’autres s’efforcent de demeurer clandestins et sont souvent éphémères. Célèbre à cet égard est la description donnée à la fin du XVIIIe siècle par Restif de la Bretonne d’une salle de billard située rue Saint-André à Paris, où se rend le spectateur nocturne vers huit heures du soir et où l’on plume volontiers les joueurs inexpérimentés35. En décembre 1826, le préfet de police de Paris donne une liste de trente-quatre lieux parisiens où l’on joue deux ou trois fois la semaine à des jeux divers, écarté, bouillotte, piquet, impériale, whist, échecs, trictrac, billard, et où l’on donne des dîners36. Le jeu a lieu souvent chez des particuliers, comme à Marseille, en 1828, où des parties d’écarté sont organisées dans certains domiciles privés depuis onze heures du soir jusqu’à huit heures du matin et même parfois sans interruption pendant vingt-quatre heures37. Beaucoup de femmes, veuves ou célibataires, en font leur métier. Un public composite se presse dans ces réunions, où la bourgeoisie petite ou moyenne, voisine avec des individus à l’identité mal définie. En 1824, un commissaire de police de l’arrondissement du Grand Théâtre, à Marseille, signale au maire que, parmi la clientèle d’une maison de jeu, figurent « un Comte Ragin, piémontais, placé sous la surveillance de la police, un Sieur Boyer, ancien notaire, un Sieur Mézières, ancien instituteur, un nommé Séguier, qui s’était mis sur les rangs pour obtenir une commission d’huissier et enfin bien d’autres personnages dont le seul état est le jeu38 ».
Au-delà encore se trouve une série d’espaces où le jeu s’insinue dans les interstices d’une vie de travail encore poreuse, ponctuée de pauses, et s’invite parmi toutes les formes de sociabilité. C’est le cas, à Paris et dans les grandes villes, de la rue. Les préfets de police de Paris se plaignent régulièrement de la présence d’individus qui s’établissent dans les rues et les boulevards de la capitale ou dans les communes alentour et proposent des jeux de dés ou des loteries aux ouvriers ou aux paysans de passage. En juin 1818, sur le boulevard de la Madeleine, face à l’église du même nom, six jeux de roulette et de dés sont établis à quelques pas les uns des autres. « Faites vos jeux ! C’est comme au Palais-Royal », crie l’un des croupiers39. La loterie nationale, qui compte en 1814 quatre roues de la fortune situées à Paris, Lyon, Bordeaux et Strasbourg, n’en est qu’une forme institutionnalisée et étendue au royaume. Le tirage de la loterie rythme la vie urbaine, en particulier celle des faubourgs populeux, comme les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau à Paris40, et les observateurs ne manquent pas décrire la foule qui cesse le travail et se presse, rue Neuve-des-Petits-Champs, pour assister à la sortie des numéros. Parmi les acheteurs de billets, de nombreuses femmes qui peuvent jouer ainsi en échappant à la promiscuité avec les hommes et qui forment un public assidu au point qu’elles sont accusées par la police de revendre leurs ustensiles de cuisine afin de trouver l’argent nécessaire à leur achat41.
Dans les milieux populaires et la frange inférieure de la bourgeoisie, le jeu rythme la vie quotidienne et remplit un « temps libre » réservé quasi-exclusivement aux hommes, qui naviguent, dans l’exercice de cette activité, entre leur domicile et les auberges et les débits de boisson. La sociabilité ludique se forme à travers des groupes où amis et parents se retrouvent régulièrement, sans véritable rupture avec la vie laborieuse, à des moments où ils disposent d’un peu de temps, dans la journée, lors des repas ou au cours des soirées, en associant étroitement au jeu la boisson. Ainsi en témoigne, à la fin du XVIIIe siècle, la vie de Pierre-Philippe Candy, notaire de la petite ville de Crémieu, dans le Dauphiné, dans laquelle le jeu occupe une place considérable, selon des modalités très proches de celles des classes populaires. Avec ses beaux-frères, cousins ou confrères, au domicile des uns et des autres ou à la table des auberges, Candy joue le dîner ou les consommations aux cartes, au tric-trac, au guillery, au loto, à la bête ombrée42, au vingt-et-un ou à la passe, avant que les revanches ne se jouent aux boules, dans divers lieux de la ville ou au-dehors43. Le compte rendu de certaines de ses journées le montre jouant et buvant tout au long de la journée. Le lundi 17 septembre 1787, il écrit :
Thévenin est venu de bon matin à la maison, avec lui Martin, Pasquer marchand, Allier, Alricy. Nous nous sommes tous grisés ; de là allé jouer la liqueur avec Alricy et Pasquer, contre Thévenin. Allier et Martin, perdu ; je me suis passé avec Pasquer et l’ai gagné ; disné chez Allier où nous avons pris la liqueur aux dépens de Pasquer ; joué ensuite le souper avec Pasquet et Alricy contre Thévenin, Allier, et Martin, nous avons fini à la chandelle pendant la pluye, perdu : Guichard médecin avait parié pour notre souper chez Bourguignon44.
Cette sociabilité de groupe se retrouve chez les ouvriers compagnons, qui pratiquent toutes sortes de jeux, jeux d’exercice et jeux de cartes, pendant des moments de liberté qu’ils s’octroient souvent eux-mêmes45.
Dans les parties jouées par Candy et ses amis, l’argent sert d’adjuvant et explique l’acharnement des joueurs. La mise participe aussi, dans les milieux populaires, d’une prodigalité qui admet mal la lésine46. En Provence, les cabarets des villages et des bourgs abritent des parties de piquet ou de quadrette où la mise est modeste, mais qui sont presque toujours suivies, les soirs de paye, de la vandomo et de la domeneco, une forme de lansquenet où les enjeux montent rapidement47. Dans beaucoup de lieux, des parties clandestines réunissent des sociétés de joueurs, formées le plus souvent d’ouvriers, d’artisans ou de paysans, chez un particulier, un limonadier, un billardier, un cafetier, qui tient le plus souvent la banque. Ils y jouent au billard et surtout à des jeux de cartes, comme l’écarté, la vendôme48, le baccara ou le macao. Une pièce généralement à l’écart, au fond d’un jardin ou à l’étage, rassemble autour d’une table de jeu plusieurs dizaines de personnes, qui s’égaillent dès que la police ou la gendarmerie fait mine d’intervenir49.
Le jeu accompagne aussi tous les moments qui rompent avec le cours ordinaire de la vie, les foires ou les fêtes. Dans toute la Provence, pendant la première moitié du XIXe siècle, loteries et roulettes sont tacitement tolérées durant les foires et le carnaval50. Les foires sont l’occasion de proposer au public venu pour l’occasion des jeux divers dont les mises sont souvent dérisoires, comme ce jeu pratiqué sous la Restauration pendant les foires de Nancy, une sorte de jeu du portique qui consiste, pour une mise de cinq à dix centimes, à lancer une boule sur une table dans laquelle une rigole a été creusée et à atteindre des numéros dont le plus élevé désigne le gagnant ; on pose quelquefois des quilles sur ces tables afin de compliquer un peu le jeu, dit le rapport adressé en 1819 par le préfet du département au ministre de l’Intérieur Decazes51.
Un temps mal employé ? Les méfaits du jeu
Le jeu est avant tout un divertissement, qui offre un usage récréatif du temps et permet aussi de combattre l’ennui52, celui notamment qui caractérise, chez les militaires, la vie de garnison, et qui trouve un remède au café, où l’on fume, où l’on boit et où l’on joue53, ou celui qui règne sur la vie de province où le jeu, pour la femme de province, n’est qu’une des expressions de la routine qui gouverne sa vie54 et représente, avec ses mises dérisoires, une véritable métaphore de l’être provincial balzacien55. Depuis Thomas d’Aquin, les théologiens en admettent la licéité, puisqu’il apporte le divertissement nécessaire au repos de l’âme56, une idée que les moralistes et philosophes du XVIIIe siècle infléchissent en l’adossant à l’idée de bonheur, que le jeu assure en libérant des soucis de l’existence grâce aux émotions qu’il procure57.
La condamnation du jeu relève d’une succession de discours qui se déploient de façon diachronique et visent à encadrer étroitement le temps du jeu. Le jeu est d’abord accusé de conduire au dérèglement des conduites et à la perte de contrôle de soi. La condamnation formulée par les Églises, catholiques et plus encore protestantes, vise la passion ludique, qui « rend les hommes fainéans, inutiles au public, ennemis de leur fortune, idolâtres, superstitieux, emportés, blasphémateurs, parjures, menteurs58 ». Le jeu modéré est admis, mais la licéité du jeu dépend du temps qu’une personne passe à jouer, qui ne doit pas être trop long, du type de jeu, dont l’argent ne doit pas constituer le principal objectif, et de la qualité des personnes qui jouent, dont les plus fautives sont les ecclésiastiques59. La distinction entre jeu modéré et jeu excessif fonde la législation sur le jeu jusqu’à nos jours. La pensée des Lumières ne rompt pas avec cette distinction, en pointant le risque pour le joueur qui se laisse aller à sa passion de se quitter lui-même et de laisser le hasard devenir maître de sa vie, c’est-à-dire de transformer le temps du jeu en un temps contraint, qui aliène sa liberté et se révèle incompatible avec le bonheur. Après avoir été un sujet de comédies de mœurs60, le jeu devient un sujet de tragédie à partir du milieu du XVIIIe siècle, où se construit la figure du joueur devenu un monstre en se soumettant à une passion qui le conduit au suicide : la pièce de Saurin, Béverlei, jouée pour la première fois en France en 1768, donne à cette figure une aura considérable61. Objet d’observation morale depuis le XVIe siècle, où un Pasquier Joostens se penche sur la maladie qui le touche62, le joueur devient, au début du XIXe siècle, un sujet d’étude pour la médecine anatomo-clinique, alors naissante, quand les médecins englobent le jeu dans une médecine des passions formant l’une des préoccupations majeures de la discipline à cette époque. Publiée en 1805, la thèse de Benjamin Levraud63 décrit les symptômes cliniques qui caractérisent un état pathologique dont Jean-Baptiste Descuret, en 1844, dresse avec plus d’ampleur le tableau et dont l’un des symptômes est l’altération de la perception du temps provoquée par la succession des émotions qui étreignent les joueurs, capables de se livrer à leur passion des jours entiers sans discontinuer64.
Le jeu est également accusé de favoriser l’avidité et la corruption, un discours traditionnel qui prend une ampleur nouvelle à la fin du XVIIIe siècle. Fruit de l’avarice et de l’ennui, reflétant un esprit et un cœur vides pour Rousseau65, le jeu exprime dans l’œuvre de Jean Dusaulx une déchéance morale dont l’aristocratie, joueuse et féminisée, est le symbole. Dans le discours révolutionnaire, le joueur est un ennemi de la société, qui s’affranchit du contrat social en se servant de la médiation du hasard pour se dispenser de ses devoirs envers elle66. Pour le médecin Jean-Baptiste Descuret, le ressort principal de la maladie ludique est l’avidité, même s’il reconnaît que la misère et les chagrins peuvent aussi pousser vers cette passion. Comme de nombreux observateurs sociaux, Descuret établit en outre un lien étroit entre le jeu et les maux qui touchent alors la société en soulignant l’influence de cette funeste passion, qui pervertit le cœur, sur la prévalence des vols, des crimes et plus encore le nombre de suicides : le jeu apparaît comme le symptôme d’une pathologie contemporaine surtout urbaine et symbolise le culte de l’argent, qui apporte une jouissance délétère. Il compromet la stabilité de la société en sapant son principal pilier, la famille, mise en péril par l’impéritie du père ou du fils perdant au jeu la fortune familiale. Comme la bourse, il fait peser le risque de l’instabilité des fortunes, mais organise aussi une répartition des biens fondamentalement amorale et étrangère à toute idée de justice, contre laquelle se dresse en avril 1848 le fouriériste Claude Michelot, ex-sociétaire de la comédie française, dans sa profession de foi67.
Dans le discours révolutionnaire, la dénonciation du caractère immoral et corrupteur du jeu, qui introduit un ferment de vice au sein du peuple français68, a pour corollaire la volonté de préserver ce même peuple de pratiques visant à abuser de sa naïveté. Joueur de whist invétéré, Talleyrand écrit en 1789, à propos de la loterie :
C’est dans cette combinaison dévorante qu’on ose inviter le peuple ignorant et crédule, à placer quelques pièces de monnaie encore trempées des sueurs de son front, en l’enivrant du chimérique espoir de ce quine, qui exalte les têtes jusqu’à la démence69.
Le jeu ne détourne pas seulement du travail et de l’épargne, mais corrompt la raison du peuple. Les nombreuses publications qui proposent depuis la fin du XVIIIe siècle d’interpréter les rêves à l’aide de la science des anciens Chaldéens, des Égyptiens ou des Romains, afin de miser à coup sûr sur les bons numéros, témoignent des rêves de richesse qui accompagnent l’achat de billets de loterie70.
L’offensive contre les jeux et la loterie est menée à partir de 1822 par les sociétés de philanthropie, en particulier la Société de la morale chrétienne, animée par des protestants71. Elle aboutit à une limitation progressive de l’accès aux maisons de jeux, dont le nombre est abaissé, les horaires restreints et la clientèle réduite, ainsi qu’à l’interdiction de la loterie dans trente-six départements, situés pour la plupart dans les régions les plus pauvres.
Le grand produit des loteries est fourni par les ouvriers et les ouvrières, par les valets, par les femmes de chambre et les cuisinières, lesquelles ayant d’ordinaire en maniement journalier l’argent du ménage, font trop souvent des retenues qu’elles appellent, je crois, la part de la cuisinière ; pour aller mettre sur l’extrait, plus souvent sur l’ambe, et parfois sur le terne, en attendant que la passion du jeu les élève jusqu’à l’ambition du quaterne
explique Charles Dupin à la tribune de la Chambre le 22 mars 182872. La crainte exprimée par les responsables est bien celle d’une dilapidation populaire, qui doit être réservée, dit Benjamin Constant, autre joueur impénitent, à « la classe opulente et oisive qui ne sait que faire de son temps et de son argent »73. L’offensive contre les jeux est indissociable de la promotion contemporaine de l’épargne chez les ouvriers, pour lesquels sont fondées, à partir de 1818, les caisses d’épargne74.
Le jeu s’inscrit, certes, dans les pratiques traditionnelles du gaspillage marginal de la culture populaire, où la prodigalité dérive d’un mode de vie privilégiant l’horizon du présent et dont l’hédonisme apparent cache une incapacité à maîtriser l’avenir75. La « clôture ludique » dont parle Colas Duflo76, après Roger Caillois, et qui fait peser le risque d’un débordement du temps ludique sur le temps de travail, concerne toutes les classes laborieuses, les ouvriers, comme les compagnons, mais aussi les employés et les commis, dont certains, non contents de voler du temps à leur employeur, volent également leur argent77. Le Compte général de l’administration de la justice criminelle en France laisse penser qu’une accentuation relative de la répression contre les jeux clandestins s’est produite au cours des années 1830, où le nombre d’affaires portées devant les tribunaux augmente de façon significative78. Loin de corroborer l’hypothèse d’un « grand renfermement » des joueurs79, cependant, les sources montrent plutôt les difficultés multiples, en particulier la collecte de preuves, auxquelles se heurtent policiers et gendarmes pour faire respecter la législation et lutter contre les jeux clandestins, mais aussi la capacité de résistance des populations, qui pour se livrer à leur loisir favori n’hésitent pas à s’opposer par la force à l’intervention des agents publics. Les études sociologiques conduites au XXe siècle montrent que le recours au jeu représente, dans le cas de la loterie ou des paris, un risque calculé pour les joueurs, qui expriment ainsi une protestation contre les contraintes budgétaires de la vie quotidienne, contre une rationalité qui les emprisonne et contre une éthique de l’existence trop restrictive, qui ne permet pas de profiter des plaisirs de la vie80.
La pression des sociétés de philanthropie, mais aussi le rétablissement des finances de l’État, finissent par avoir raison des jeux publics, supprimés selon l’exemple du Royaume-Uni, où le Parlement avait voté dès 1823 le Lottery Act, prévoyant la disparition de la loterie à partir de 182681. Désormais, seules les loteries ponctuelles sont autorisées. Le jeu d’argent se réfugie dans les tripots clandestins et dans les cercles, puis, au cours de la seconde moitié du siècle, migre vers les stations balnéaires, en profitant des failles de la législation, tandis que les jeux de commerce poursuivent leur expansion. La disparition des institutions de jeux publics met fin à une période singulière, au cours de laquelle le jeu a représenté un véritable sujet de société, à une époque où la statistique morale connaît un âge d’or : il apparaît ainsi comme un élément caractéristique de la « vie moderne »82. La notion de loisir qu’exprime la pratique du jeu demeure encastrée dans une conception aristocratique du temps83 et participe d’une civilité qui relève de la distinction pour les classes supérieures. Mais le jeu, en se diffusant, participe aussi des rythmes et des modes de sociabilité du monde ouvrier et paysan, où l’honneur et la parole donnée ont une grande importance. Le temps libre du jeu, chez les classes laborieuses, est un temps fractionné, discontinu, mais un temps quotidien qui s’associe à d’autres formes, souvent collectives, de divertissement. Un cadre ludique commun s’impose toutefois aux uns et aux autres : l’univers onirique de la nuit, où le temps s’écoule plus lentement et où les contraintes sociales se desserrent. La pratique du jeu d’argent traduit certes les failles, les attentes, les frustrations d’une société qui connaît de profondes mutations. Elle représente aussi une alternative aux règles du jeu raisonnables : la part du désir et de la liberté.