Les usages du temps libre : approches historiennes

The uses of free time: historical approaches

Résumés

L’introduction des « usages du temps libre », conçue à la lumière des confinements de 2020 et 2021, présente la manière dont les mutations des façons de vivre, d’employer, de faire valoir les temps libres d’acteurs multiples sont analysées dans ce dossier. Pour ce faire, elle envisage d’abord une série de définitions avant d’aborder la question des acteurs, des pratiques et des valeurs qui leur sont associées. Dans un dernier temps, elle met l’accent, au-delà des appropriations individuelles du temps libre, sur l’importance des organisations sociales et des expériences sensibles qui sous-tendent son usage.

The introduction of the "uses of free time", conceived in the light of the confinements of 2020 and 2021, presents the way in which the mutations of the ways of living, of employing, of making use of the free time of multiple actors are analyzed here. It first presents a series of definitions before addressing the question of the actors, the practices and the values associated with them. Finally, it emphasizes, beyond the individual appropriations of free time, the importance of social organizations and the sensitive experiences that underlie its use.

Index

Mots-clés

temps libre, loisirs, divertissements, passe-temps, distractions

Keywords

free time, leisure, entertainment, hobbies, distractions

Plan

Texte

L’expérience sociale des confinements de 2020 et 2021, celle aussi des couvre-feux, a eu pour effet, parmi tant d’autres, de bouleverser nos usages du temps libre. Mais ces journées, parfois vides de ce qui jusque-là en faisait la substance, parfois chargées d’engagements professionnels, familiaux et personnels télescopés en un même temps, en un même lieu, ont aussi ouvert une réflexion renouvelée sur la place que le temps libre tient dans nos vies. Tout n’était pas neuf. Certain.e.s, retrouvant de vieilles découpes, ont cherché à déterminer si ce temps confiné constituait plutôt un « temps libre » ou un « temps contraint »1.

Définitions

L’important n’est pas de trancher la question, mais bien plutôt de remarquer combien la notion de « temps libre », issue d’une histoire longue et disputée, se prête à ces profonds questionnements. C’est qu’au fond elle plonge au cœur de l’organisation des sociétés. En effet, elle ne désigne pas seulement le temps individuel et collectif qui se trouve libéré de toute activité préalablement contrainte (travail, école, tâches familiales, engagements, préoccupations, etc.). Elle désigne aussi la disposition particulière qui porte à l’occuper, c’est-à-dire à l’investir de vertus et de lui donner une réalisation pratique sous la forme d’une suite potentiellement infinie d’activités vécues comme « libres » ou libérées ». On comprend mieux alors que le temps libre, catégorie d’expérience d’autant plus riche qu’elle demeure floue, constitue à la fois un point de structuration de la vie sociale (un fait de culture), avec son marché, ses experts, ses politiques, ses conseils et ses règles, et un objet propre à alimenter la réflexion sur l’état d’une société ou encore un indicateur du degré de bien-être des individus dont elle est faite (un fait de morale et de politique).

La difficulté qu’il y a à définir le « temps libre » n’est pas ici secondaire. On le sait : les faits sociaux sont d’autant plus faciles à décrire, à situer, à mesurer, qu’ils sont soutenus par des institutions solides et réalisés sous une forme matérielle à peu près stable. L’indéfinition du temps libre fait au contraire apparaître ce qui en fait sans doute la richesse historique : l’extrême variabilité de ce qu’il est et de ce qu’il désigne selon les lieux, les temps et les segments sociaux. Les passe-temps d’un vitrier du XVIIIe siècle comme Ménétra ne sont pas ceux d’un bourgeois de Rouen épris d’otium ou d’un ouvrier qualifié du XXIe siècle, et ils ne donnent pas corps non plus à la même conception du temps libre. Cette indéfinition met aussi en évidence des différenciations profondes au cours du temps en termes de genre : non seulement hommes et femmes n’ont pas le même accès au temps libre, mais le rapport au temps libre, investi de rapports de pouvoir, pèse dans la construction et la perpétuation de la binarité de genre. Plus encore, elle désigne un problème historique central : celui de la façon dont une société ou un groupe social, suivant des modalités, des intérêts et des luttes qui lui sont propres, s’est doté d’une catégorie, vague mais commode, pour regrouper et distinguer dans un même ensemble des activités humaines que rien, par ailleurs, ne semble devoir rapprocher. Que le croquet, la lecture, le jeu de l’oie, le voyage, le base-jump, le farniente ou une heure passée à « surfer » sur internet aient place dans un même ordre de pratiques, celui du temps libre et des usages à travers lesquels il se réalise, n’est pas seulement une énigme pour l’anthropologie cognitive. Il y a dans la formation du temps libre une prometteuse entrée pour la compréhension des sociétés passées.

De ce point de vue, le domaine d’analyse mérite d’être précisé. Proposer une histoire du temps libre, comme on le fait ici, revient d’abord à marquer un écart. Ce n’est en effet pas vouloir mettre ses pas dans celle, féconde mais distincte, des loisirs, telle que l’ont jadis menée Alain Corbin, Peter Burke ou Rudy Koshar, et qui, quand bien même elle questionne aussi le lien qui va du temps disponible aux pratiques ludiques, laisse dans l’ombre ce que peut bien être le temps libre2. Ce n’est pas non plus vouloir alimenter celle des « jeux », qui a trouvé chez Johan Huizinga son historien3, chez Roger Caillois son théoricien ou chez Roberte Hamayon son anthropologue4. Il est certain que le jeu, si l’on en fait une « activité réglée qui suspend les lois ordinaires », ouvre une frontière poreuse avec la question qui nous occupe ici. Cependant, se donner pour objet, non les jeux, les distractions ou les loisirs, mais bien le temps libre, revient à déplacer le problème du côté de ce qui rend possibles les pratiques de jeu ou de loisir. Il s’agit, autrement dit, de questionner les mécanismes particuliers suivant lesquels une société ou un groupe social en vient à organiser et à classer ses activités de telle sorte qu’une partie d’entre elles soit conçue, pratiquée, organisée et décrite comme libérée des contraintes et des engagements ordinaires. Là où un sociologue comme Norbert Elias, attaché au temps long, cherche à comprendre par exemple comment une partie du domaine des loisirs a été reconfigurée pour donner vie aux sports5, on se demandera plutôt d’où vient qu’une partie du temps a été reconfigurée pour donner vie au temps libre et à quels moments saillants ces reconfigurations se produisent.

Dernier enjeu, en tant que telles, ce ne sont pas ces activités, innombrables et changeantes dans le temps, qui nous intéressent. Dire que telle fraction de la population pratique le surf durant son temps libre ou que le passe-temps préféré des jeunes ouvrières des années 1960 est l’écoute de la radio, ce n’est pas comprendre ce que pouvait être le temps libre et ce qu’il tenait comme rôle dans l’organisation sociale à un moment précis. L’important est plutôt dans la compréhension de ce qui a bien pu déterminer les acteurs à adopter tel ou tel usage du temps libre et ce que cet usage revêtait comme signification à leurs yeux. Se demander, suivant l’opposition indécidable qui a tant retenu les théoriciens du social, si un individu est vraiment libre quand il occupe son temps libre de la façon qu’il a de l’occuper ou si, au contraire, il est contraint par des forces sociales qui, jusque dans ce temps de liberté, le tiennent captif de règles ou d’attentes préalables, ne conduit pas très loin. Cerner en revanche comment ont pu se former, se perpétuer ou disparaître des styles (locaux ou nationaux) dans l’usage du temps libre, ce qu’ils doivent à la socialisation des individus et ce qu’ils font en retour à la société dont ils sont une réalisation, découvrir par exemple, avec Thorstein Veblen6[, que les « classes rapaces », comme il disait, ont, à la fin du XIXe siècle, transformé le temps libre ancien en dépenses de loisir, revient à se donner, à travers la question du temps libre, et sur un terrain qui n’est pas celui de la sociologie bourdieusienne de la culture7, un solide moyen de questionnement historique.

On peut, à partir de ces points de départ minimaux, décliner une série de questionnements, qui doivent s’envisager comme des voies de problématisation d’une matière difficile à saisir sans elles.

Acteurs, pratiques et valeurs

L’histoire du temps libre se doit en effet d’être celle des acteurs et des groupes, des associations ou des entreprises qui se sont historiquement avisées d’organiser le temps libre de ceux qui en disposaient. Qu’il s’agisse des promoteurs du scoutisme8 ou des colonies de vacances9, des cadres de l’éducation populaire10 de l’animation socio-culturelle, des entrepreneurs de loisirs, des coachs personnels ou des chiefs happiness en entreprise11, les secteurs sont nombreux qui, en se spécialisant dans l’occupation du temps libre, ont structuré la naissance d’un champ d’activité. Que l’on songe également à ces entreprises statistiques qui, pour des raisons de discipline des usages populaires puis d’orchestration du “progrès” national, ont transformé le temps libre en pratiques de loisirs et les loisirs en loisirs légitimes. Cet aspect se prolonge du côté des politiques publiques du temps libre. La formation du ministère du Temps libre, en activité sous la présidence socialiste de François Mitterrand, entre 1981 et 1984, n’est de ce point de vue que le couronnement explicite d’une appropriation politique de la question du gouvernement du temps libéré du travail, dont le processus s’enracine des décennies plus tôt12. Ce premier aspect n’est pas sans en mobiliser aussitôt un second. Le temps libre, en tant qu’assemblage de conduites marquées par une attente de liberté, est porteur d’une morale. Celles et ceux qui se battent sur le terrain de l’idéologie pour en défendre la nécessité (à l’image d’un marxiste comme Paul Lafargue ou d’un solidariste comme Georges Deherme), celles et ceux qui les craignent13, celles et ceux qui le savourent dans le secret de leur emploi du temps, ou celles et ceux qui en font l’emblème petit-bourgeois de ceux qui ne sont préoccupés que de consommations factices, font vivre une certaine conception du temps libre, qui peut être celle du délassement propice à la vie collective, celle de la réalisation gratuite de soi ou celle, plus managériale, du développement personnel. Étudier le temps libre revient alors à se donner une voie d’accès à la formalisation de morales de vie qui, loin de se borner à donner du prix à telle ou telle activité ludique, renseignent sur l’état historique des luttes pour la définition des modes de vie légitimes.

Or, l’un des principaux mérites du dossier consiste à porter le regard sur des acteurs dont le temps libre prend forme en des lieux différents : villes et villages, espaces ruraux ou urbains, salles de jeux ou tavernes, ateliers ou clubs photographiques, piscines et patinoires. Chacune et chacun à sa façon, s’y trouve des manières d’occuper son temps et, ce faisant, d’en forger les contours. Toutefois, ce n’est pas tant la gamme des goûts et des pratiques auxquels ils s’adonnent qui est digne d’intérêt que le temps libre auquel elle a historiquement donné corps et les valeurs qu’il embrasse. Ainsi, lorsqu’André Rauch évoque les Voyages en zigzag (première parution, 1836) du dessinateur et caricaturiste Rodolphe Töpffer qui aime à arpenter les montagnes alpines « au fil de l’âne », il s’inscrit dans toute une filiation rousseauiste soucieuse de pédagogie à l’usage des enfants mais aussi dans une perspective romantique illustrée par le goût du pittoresque, le souci du corps, l’attention aux ressentis individuels et l’attrait de la nature. Quand Moshe Elhanati observe judicieusement la fabrique de cathédrales en miniatures avec des bouchons par un ouvrier du Lancashire à la fin du XIXe siècle, il renouvelle la question des usages du temps libre en insistant, d’une part, sur la manière d’activer une expertise professionnelle dans ces activités de modélisme, de l’autre sur le souci de reconnaissance sociale alors à l’œuvre. Enfin, Ece Zerman saisit ce que peuvent être des usages du temps pour une jeune fille de bonne famille stambouliote en 1928, entre contraintes sociales fortes (participer aux conversations ou aux bals) et volonté de s’en échapper, le journal intime, source de l’article, ayant le statut ambigu d’exercice obligé mais aussi de lieu d’expressions de ses sentiments. Il est en lui-même identifié comme pratique culturelle éminemment genrée. S’il est question ici d’expériences sensibles individuelles, il y a là bien des enseignements pour comprendre comment se forgent au sein des sociétés des découpes sociales fortes.

Le dossier propose d’ailleurs, au-delà d’extrapolations possibles à partir de cas individuels, de saisir les usages du temps libre par le biais d’études de groupes sociaux qui, tous à leurs manières, développent des pratiques distinctives, voire excluantes. François Guillet offre ainsi une lecture fine des enjeux sociaux relatifs aux jeux d’argent entre la Révolution et la Monarchie de Juillet : porteurs d’une morale aristocratique valorisant la consommation ostentatoire d’un temps vide, ils sont aussi suspects, aux yeux de ceux qui veulent faire autorité, de conduire les couches populaires à la dilapidation de leur argent. Laurent Baridon propose, lui, une analyse sur le temps long de la pensée des utopistes et des architectes qui envisagent la ville comme lieu de régénération des corps et des esprits mais aussi d’émancipation sociale. Le choix du temps long, de Claude Nicolas Ledoux au XVIIIe siècle aux situationnistes au mitan du XXe permet de brosser les contours changeants de la ville idéale. Autre cas de figure évoqué par Joanne Vajda, des entrepreneurs de spectacles imaginent de nouveaux équipements urbains qui répondent aux désirs d’une « élite voyageuse » en quête de modernité. Les skating-rinks, ces patinoires inspirées du monde anglo-saxon, en sont une parfaite illustration. Cette approche n’est pas sans faire écho à celle développée par Lucie Nicolas qui s’intéresse aux mutations d’usage des piscines parisiennes, municipales ou privées, entre les années 1880 et les années 1930 : hygiénisme, goût du sport, pratiqué et regardé, laissent place, à la fin de la période, à des usages plus ludiques. Discussions autour des bassins, bains de soleil, défilés de galas témoignent alors de modes d’occupation d’hommes et de femmes qui pensent les moments de temps libre au-delà de leur efficacité. Ces usages du temps libre rassemblent mais excluent tout autant. En la matière, l’exclusion des femmes des sociétés photographiques victoriennes, analysée par Nicole Hudgins, est édifiante. Si hommes et femmes travaillent ensemble dans les studios familiaux, lorsqu’il s’agit de sociabilités collectives de loisirs, ce sont des fabriques d’identités « masculines » spécifiques qui se perpétuent.

Aussi c’est bien par la somme des appropriations individuelles et collectives que s’appréhende la pluralité de manières de prendre son temps, de le combler, de le faire sien.

Temps libre, temps sociaux et expériences sensibles

L’une des questions décisives pour mener à bien une histoire du temps libre concerne ce qu’on peut appeler les luttes pour la construction des temps sociaux. Le domaine, comme l’a bien vu Elias, est immense et difficile, car il met en jeu la façon dont les individus s’y prennent pour assurer « leur orientation à l’intérieur de leur propre monde »14. Parler de temps libre revient ainsi à parler des découpes dont ils se dotent pour assurer la répartition, la régularité et la prévisibilité de leurs activités, et qui, en retour, assurent à la manière d’une contrainte sociale devenue « naturelle » l’orchestration des conduites individuelles et collectives. De même qu’il y a, dans l’ordre des temps, la journée, le mois et la semaine, dont l’instauration a son histoire, et qui ont fini par servir de trame de fond aux usages qu’ils structurent, de même une multitude de temps « seconds » a été creusée dans l’édifice des temps sociaux. Le jour chômé de la Saint-Lundi, en vigueur parmi les artisans et les ouvriers des XVIIIe et XIXe siècles15, le repos dominical inscrit dans la loi en France en 1814, puis voté de nouveau en 1906, le week-end ou les vacances, d’été, d’hiver ou de printemps, font partie de ceux dont l’histoire est désormais bien connue. Elle a souvent la forme d’une conquête qui, à l’exemple du dimanche, mobilise à la fois l’Église, l’État, l’École, la morale, le commerce et les mondes du travail16. Mais il est d’autres temps, moins institués en apparence, comme la récréation, les pauses aménagées dans la journée du salarié, les soirées, qui mettent en jeu la « libération » de plages de temps libres dont les propriétés tiennent d’abord à la rupture qu’elles font naître dans le cours des temps. Au fond, comme le montre Jean-Claude Schmitt, il n’est possible de comprendre l’existence de périodes creuses et d’autres plus intenses qu’à condition de se saisir du problème plus vaste que constitue la structuration historique des rythmes sociaux17. Les activités humaines que sont les fêtes calendaires, les processions, les cérémonies, les danses, les sacres, et plus tard la succession du plein et du vide, du contraint et du libre qui place dans la même catégorie les jeux, les divertissements, les sports, le tourisme ou le plaisir de ne rien faire d’autre que s’absorber dans la contemplation d’un paysage, sont en réalité une partie de la mise en temps des sociétés.

Or, de ce point de vue, la construction de ces temps libres n’a rien d’un mécanisme spontané. Retrancher du temps aux activités imposées a le plus souvent les traits d’une conquête qui, outre qu’elle mobilise la science, la morale, le droit ou la rue, suppose la mise en mouvement d’acteurs attachés à faire valoir une vision de la société où le temps libre doit avoir sa place. Il en va ainsi, comme l’a montré E. P. Thompson, de l’instauration de temps de relâche à l’échelle de la journée de travail, ou de temps creux au cours de l’année scolaire. Le temps libre des travailleurs, inégalement reconfiguré au tournant du XXe siècle par le repos dominical, la journée de 10 heures puis de 8 heures18 ou encore les premières « vacances ouvrières » des années 190019, est ainsi le produit d’une lutte intense, qui a mobilisé non seulement l’anarcho-syndicalisme et le socialisme réformiste, mais aussi les artisans locaux du catholicisme social, l’administration d’État en charge du travail et les savant.es attaché.es alors à édifier une vivace physiologie de la fatigue industrielle, dont le principe d’excès et de compensation faisait une nécessité de ménager dans le travail des temps libérés du travail20. Du côté de l’école, dont l’organisation temporelle pèse de longue date dans la structuration des sociétés21, les temps libres sont aussi porteurs de mobilisations historiques considérables. Les « grandes vacances », instituées pour l’essentiel entre 1890 et 1914, ont ainsi mobilisé les instituteurs, les familles, l’administration, les élus, les médecins, les hôteliers et la grande presse nationale, sous la forme d’un arbitrage disputé qui a eu pour effet de faire naître, depuis l’école, un temps libéré de l’école22.

On l’aura compris : l’enjeu n’est pas ici de décrire une introuvable extension quantitative du temps libre. Prétendre, pour des motifs politiques, comme le faisait la Salle des Loisirs de l’Exposition internationale de 193723, ou comme le fait plus tard Fourastié pour donner corps aux « Trente Glorieuses »24, nouer dans un même ensemble l’abaissement du temps de travail à l’échelle de la journée, de la semaine ou de la vie pour célébrer l’essor historique du temps libre dans l’existence humaine revient à donner à ce dernier une consistance qu’il n’a pas. Ce qui nous intéresse, en les prenant pour objets, est plutôt de décrire la structuration historique d’une multitude de temps libres, certains nommés et institués, d’autres plus ténus et irréguliers, qui, ayant pour propriété première d’être libérés des engagements et des contraintes, des devoirs et des devoirs faire, renseignent sur la place du temps libre à la fois dans l’organisation symbolique des sociétés, dans les rapports de pouvoir qui la travaillent et dans la forme des expériences qu’elle rend possibles et légitimes. C’est tout le sens par exemple des articles que Robert Beck et Kostis Gkotsinas proposent dans ce dossier. L’étude minutieuse du cas d’un artisan bavarois qui, entre 1825 et 1865, passe la plupart de ses soirées dans l’univers festif des tavernes, où le jeu de quilles se conjugue au chant, à la musique ou à la lecture à haute voix, fait apparaître, en même temps que la forme, l’emprise et la fonction des loisirs masculins, la façon dont a pu s’imposer à l’échelle des journées un temps libre réglé qui vaut moins pour les divertissements qu’il permet que pour ce qu’il met en mouvement la sociabilité constitutive d’un groupe. De même, l’analyse des usages que, durant la Première Guerre mondiale, les soldats et les officiers font de leur temps libre sur le front d’Orient, l’habitude qu’ils développent de s’adonner aux jeux, aux sports et aux spectacles de théâtre ou de pantomime, montre comment le temps libre, tout entier défini, en creux, par opposition au temps de service, ne se borne pas à prendre en charge le maintien du « moral » des troupes, mais constitue une partie décisive et souvent oubliée de l’expérience guerrière25.

Ainsi, parce qu’il propose des analyses à hauteur d’homme et de femme, parce qu’il traque les découpes sociales et les valeurs qui les éclairent, parce qu’il explore des espaces divers, l’ensemble des articles rassemblé dans ce dossier affine l’approche des temps libres. Limité à une période courant de la fin du XVIIIe siècle à la fin des années 1930, il est aussi une invitation à prolonger dans le temps et l’espace la réflexion amorcée. L’expansion des départs en masse avec lesdites « Trente Glorieuses », la diversification des loisirs dans le second XXe siècle et leur mise en statistique régulière par la puissance publique26 donnent un nouveau cadre d’études aux décennies suivantes. La démocratisation des vacances a également produit de nouveaux usages des régions et des territoires, une nouvelle perception des distances et de l’espace des vacances27. L’après Seconde Guerre mondiale fait entrer le questionnement dans une autre ère, de profusion et de dispersion, d’explosion de toutes les pistes d’usages mis en évidence ici, envisagés davantage au moment de leur essor et de leur dissémination.

1 Souad Djelassi et Nawel Ayadi, « Comment le confinement bouleverse-t-il notre rapport au temps ? », The Conversation, 10 mai 2020.

2 Alain Corbin (dir.), L'Avènement des loisirs, 1850-1960, Paris, Flammarion, 2009 [1995] ; Peter Burke, « The Invention of Leisure in Early Modern

3 Johan Huizinga, Homo ludens : essai sur la fonction sociale du jeu, trad. fr., Paris, Gallimard, 1988 [1938].

4 Roger Caillois, Les Jeux et les hommes : le masque et le vertige, réed., Paris, Gallimard, 1995 ; Roberte Hamayon, Jouer. Étude anthropologique à

5 Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1996 [1986].

6 Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970 [1899].

7 Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.

8 Philippe Maxence, Olave Baden-Powell : l’aventure scoute au féminin, Paris, Perpignan, Artège, 2020 ; Yves Combeau, Toujours prêts : histoire du

9 Laura Lee Downs, Histoire des colonies de vacances de 1880 à nos jours, Paris, Perrin, 2009 ; Samuel Boussion, Mathias Gardet (dir.), Les Châteaux

10 Françoise Tétard, Denise Barriolade, Valérie Brousselle (dir.), Cadres de jeunesse et d'éducation populaire 1918-1971, Paris, La Documentation

11 Voir, pour ces métiers qui se construisent en partie sur l’idée qu’il faut lutter contre l’ennui des vacanciers ou des employés en entreprise

12 Joël Balavoine, Philippe Callé, Marianne Lassus, André Henry, « Le ministère du temps libre 1981-1983 – La “renaissance contrariée” du ministère de

13 Anne-Marie Thiesse, « Organisation des loisirs des travailleurs et temps dérobés (1880-1930) », dans Alain Corbin (dir.), L’Avènement des loisirs (

14 Norbert Elias, Du temps, Paris, Fayard, 1996 [1984].

15 Sur la Saint Lundi, voir surtoutEdward P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, Paris, La Fabrique, 2004 [1967] ;

16 Robert Beck, Histoire du dimanche de 1700 à nos jours, Paris, L’Atelier, 1997, et André Rauch, Vacances en France de 1830 à nos jours, Paris

17 Jean-Claude Schmitt, Les Rythmes au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2016. Dans le même sens, s’agissant de la formation des repères jours-nuit, des

18 Gary Cross, A Quest for Time: The Reduction of Work in Britain and France, 1840-1940, Berkeley, University of California Press, 1989.

19 Christophe Granger, « “Cette chose exquise”. Naissance des vacances ouvrières, 1900-1914 », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 136, 2017, p. 21

20 Anson Rabinbach, The Human Motor: Energy, Fatigue, and the Origins of Modernity, New York, Basic Books, 1990.

21 François de Dainville, L’Éducation des jésuites, 16e-18e siècles, Paris, Minuit, 1991, et Maurice Crubellier, L’École républicaine, 1870-1940

22 Christophe Granger, « Orchestrer les calendriers. L’école, l’État et la question des grandes vacances, 1880-1914 », Actes de la recherche en

23 Pascale Goetschel, « La salle V : visite en Front populaire », dans Christophe Gauthier, Laurent Martin, Julie Verlaine et Dimitri Vezyroglou (dir.

24 Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses, ou la Révolution invisible, Paris, Fayard, 1979.

25 Sur ce point, voir aussi Nicolas Mariot, « Repos du guerrier et loisirs populaires : que nous disent de la culture de guerre les pratiques

26 Au sein du ministère de la Culture, le DEPS réalise depuis cinquante ans des enquêtes régulières sur ces pratiques. https://www.culture.gouv.fr/

27 Mathilde Chèze, « Les Français en Grèce : du tourisme de lettrés au tourisme de masse (années 1930-années 1990), Histoire@Politique, n° 28, 2016, p

Notes

1 Souad Djelassi et Nawel Ayadi, « Comment le confinement bouleverse-t-il notre rapport au temps ? », The Conversation, 10 mai 2020.

2 Alain Corbin (dir.), L'Avènement des loisirs, 1850-1960, Paris, Flammarion, 2009 [1995] ; Peter Burke, « The Invention of Leisure in Early Modern Europe », Past & Present, n° 146, 1995, p. 136-150, et Id., Popular culture in early modern Europe, rééd. Surrey, Ashgate, 2009; Rudy Koshar (ed.), Histories of leisure, Oxford, New York, Berg, 2002. Voir aussi, s’agissant de la France, Christophe Granger, « Les loisirs dans la République : genèse d’une question de société dans la France du 20e siècle », Loisir & Société/Society & Leisure, n° 35, 2012, p. 361-392.

3 Johan Huizinga, Homo ludens : essai sur la fonction sociale du jeu, trad. fr., Paris, Gallimard, 1988 [1938].

4 Roger Caillois, Les Jeux et les hommes : le masque et le vertige, réed., Paris, Gallimard, 1995 ; Roberte Hamayon, Jouer. Étude anthropologique à partir d'exemples sibériens, Paris, La Découverte, 2012.

5 Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1996 [1986].

6 Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970 [1899].

7 Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.

8 Philippe Maxence, Olave Baden-Powell : l’aventure scoute au féminin, Paris, Perpignan, Artège, 2020 ; Yves Combeau, Toujours prêts : histoire du scoutisme catholique en France, Paris, Éditions du Cerf, 2021.

9 Laura Lee Downs, Histoire des colonies de vacances de 1880 à nos jours, Paris, Perrin, 2009 ; Samuel Boussion, Mathias Gardet (dir.), Les Châteaux du social XIXe-XXe siècle, Paris, Beauchesne ; Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2010 ; Nicolas Palluau, La Fabrique des pédagogues : encadrer les colonies de vacances, 1919-1939, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013 ; Julien Fuchs, Le Temps des jolies colonies de vacances : au cœur de la construction d’un service public, 1944-1960, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2020.

10 Françoise Tétard, Denise Barriolade, Valérie Brousselle (dir.), Cadres de jeunesse et d'éducation populaire 1918-1971, Paris, La Documentation française, 2010.

11 Voir, pour ces métiers qui se construisent en partie sur l’idée qu’il faut lutter contre l’ennui des vacanciers ou des employés en entreprise, Pascale GoetschelChristophe GrangerNathalie RichardSylvain Venayre (dir.), L’Ennui, histoire d’un état d’âme (XIXe-XXe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2012.

12 Joël Balavoine, Philippe Callé, Marianne Lassus, André Henry, « Le ministère du temps libre 1981-1983 – La “renaissance contrariée” du ministère de la Jeunesse et des Sports ? », Cahiers d’Histoire n° 2, novembre 2004 ; Marion Fontaine, Une politique du temps libre ? 1981-1983, Paris, Éd. Fondation Jean Jaurès, 2011.

13 Anne-Marie Thiesse, « Organisation des loisirs des travailleurs et temps dérobés (1880-1930) », dans Alain Corbin (dir.), L’Avènement des loisirs (1850-1960), Aubier, 1995, p. 299-323.

14 Norbert Elias, Du temps, Paris, Fayard, 1996 [1984].

15 Sur la Saint Lundi, voir surtout Edward P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, Paris, La Fabrique, 2004 [1967] ; Douglas A. Reid, « The Decline of Saint Monday », Past and Present, n° 71, 1976, p. 76-101 ; Jürgen Reulecke, « Vom blauen Montag zum Arbeiterurlaub. Vorgeschichte und Entstehung des Erholungsurlaubs für Arbeiter vor dem Ersten Weltkrieg », Archiv für Sozialgeschichte, n° 16, 1976, p. 205-248. Plus spécialement sur la France : Jerry Kaplow, « La fin de la Saint Lundi. Étude sur le Paris ouvrier au XIXe siècle », Temps libre, n° 2, 1981, p. 107-118, et Robert Beck, « Apogée et déclin de la Saint Lundi dans la France du XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 29, 2004, p. 153-171.

16 Robert Beck, Histoire du dimanche de 1700 à nos jours, Paris, L’Atelier, 1997, et André Rauch, Vacances en France de 1830 à nos jours, Paris, Hachette, 1996.

17 Jean-Claude Schmitt, Les Rythmes au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2016. Dans le même sens, s’agissant de la formation des repères jours-nuit, des mois, des ans ou du cycle de sept jours qui a constitué la semaine telle qu’on la connaît, voir aussi le travail pionnier d’Eviatar Zerubavel, Hidden Rhythms: Schedules and Calendars in Social Life, Berkeley, University of California Press, 1981. On attend, sur l’histoire de la semaine, le renouvellement des savoirs promis par l’étude de David M. Henkin, The Week: A History of the Unnatural Rhythms that Made Us Who We Are, Yale, Yale University Press, 2021.

18 Gary Cross, A Quest for Time: The Reduction of Work in Britain and France, 1840-1940, Berkeley, University of California Press, 1989.

19 Christophe Granger, « “Cette chose exquise”. Naissance des vacances ouvrières, 1900-1914 », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 136, 2017, p. 21-41.

20 Anson Rabinbach, The Human Motor: Energy, Fatigue, and the Origins of Modernity, New York, Basic Books, 1990.

21 François de Dainville, L’Éducation des jésuites, 16e-18e siècles, Paris, Minuit, 1991, et Maurice Crubellier, L’École républicaine, 1870-1940, Paris, éditions Christian, 1993.

22 Christophe Granger, « Orchestrer les calendriers. L’école, l’État et la question des grandes vacances, 1880-1914 », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 226-227, 2019, p. 86-103.

23 Pascale Goetschel, « La salle V : visite en Front populaire », dans Christophe Gauthier, Laurent Martin, Julie Verlaine et Dimitri Vezyroglou (dir.), Histoire d’O. Mélanges d’histoire culturelle offerts à Pascal Ory, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2017, p. 137-141.

24 Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses, ou la Révolution invisible, Paris, Fayard, 1979.

25 Sur ce point, voir aussi Nicolas Mariot, « Repos du guerrier et loisirs populaires : que nous disent de la culture de guerre les pratiques culturelles des poilus ? », dans Philippe Poirrier (dir.), La Grande Guerre. Une histoire culturelle, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2015, p. 41-62.

26 Au sein du ministère de la Culture, le DEPS réalise depuis cinquante ans des enquêtes régulières sur ces pratiques. https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Etudes-et-statistiques/L-enquete-pratiques-culturelles

27 Mathilde Chèze, « Les Français en Grèce : du tourisme de lettrés au tourisme de masse (années 1930-années 1990), Histoire@Politique, n° 28, 2016, p. 126-144. Voir aussi Bertrand Réau, Les Français et les vacances, Paris, CNRS Éditions, 2011.

Citer cet article

Référence électronique

Claire Blandin, Pascale Goetschel et Christophe Granger, « Les usages du temps libre : approches historiennes », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 15 octobre 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=593

Auteurs

Claire Blandin

Professeure des Universités en Sciences de l’Information, Claire Blandin est spécialiste d’histoire des médias et d’histoire des femmes. Elle travaille sur la question des représentations des minorités dans l’espace public au cours du second vingtième siècle. Autrice d’une Histoire de la presse et du Manuel d’analyse de la presse magazine chez Armand Colin, elle publie en 2022 une biographie de la fondatrice du magazine Elle, Hélène Gordon-Lazareff, aux éditions Fayard claire.blandin@live.fr

Articles du même auteur

Pascale Goetschel

Pascale Goetschel est Professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, rattachée au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains. Elle a publié et dirigé plusieurs ouvrages consacrés à l’histoire culturelle, politique et sociale de la France contemporaine ainsi qu’à l’histoire des spectacles. Elle a fait paraître en 2020 Une autre histoire du théâtre. Discours de crise et pratiques spectaculaires. France, XVIIIe-XXIe siècles (Paris, CNRS Éditions) et prépare un ouvrage sur l’histoire des fêtes contemporaines à paraître chez Atlande pascale.goetschel@univ-paris1.fr

Articles du même auteur

Christophe Granger

Christophe Granger est maître de conférences HDR en histoire et sociologie du sport à l’Université Paris-Saclay. Il a publié Joseph Kabris, ou les possibilités d’une vie, 1780-1822 (Anamosa, 2020) et codirigé Voter au village. Les formes locales de la vie politique, xxe-xxie siècles (avec Laurent Le Gall et Sébastien Vignon, Presses universitaires du Septentrion, 2021) christophe.granger@universite-paris-saclay.fr