« Quels que soient les découragements que vous affrontiez, rappelez-vous qu’il y a deux Américains [Alfred H. Barr et Jere Abbott, futurs directeurs du Museum of Modern Art de New York] qui vous considèrent comme le plus important réalisateur de films »1
Le travail d’Eisenstein se prête assez naturellement à être abordé à travers le prisme des transferts culturels, et ce sous de multiples directions possibles : doté d’une érudition encyclopédique qui fascinait ses contemporains2, Eisenstein n’a cessé, tout au long de sa vie, de s’intéresser à d’autres cultures qu’à celle dont il était issu et dans laquelle il vécut, qu’il s’agisse des cultures mexicaine japonaise, française, allemande, et bien d’autres3. En outre, grâce à ses multiples voyages sur les continents européen et américain, le cinéaste a noué de solides liens avec les acteurs culturels et artistiques de son temps, qui ont nourri sa production comme sa réflexion et qu’il a en retour alimentés par leurs échanges. Comme le rappelle Gisèle Sapiro, la circulation des personnes constitue en effet un vecteur culturel primordial4. Pour toutes ces raisons, l’œuvre d’Eisenstein se présente comme un terrain interculturel par excellence, tandis que lui-même apparaît comme un passeur entre différentes cultures, comme un agent d’hybridation et un vecteur d’« histoires connectées »5.
Au sein de ce vaste ensemble, son expérience américaine entre 1930 et 1932 – dont un séjour à Hollywood de juin à octobre 1930 – offre un intérêt tout particulier puisqu’elle illustre de manière exemplaire la façon dont un voyage et une expérience personnelle s’inscrivent, tout en la prolongeant, dans une dynamique de transferts culturels entre cinéma soviétique et cinéma hollywoodien déjà à l’œuvre à la fin des années 19206. Ces deux entités, loin de représenter des blocs figés, se présentent comme des objets en évolution, dont le devenir s’élabore précisément aussi à travers leurs mises en relation. La micro-histoire que représente le voyage d’Eisenstein à Hollywood est à cet égard traversée par une multitude d’enjeux : culturels, politiques, économiques et technologiques. Intervient également une composante fondamentale, celle du fantasme que l’on nourrit vis-à-vis de l’autre, un imaginaire modulé de part et d’autre par des logiques de transaction et de troc : on a affaire à des « constructions imaginaires, intériorisées de part et d’autre. Chacun a son image de l’un, son idée de l’autre, de ce qu’il peut ou croit en attendre, en espérer ou en craindre, chacun tend à choisir chez l’autre ce qui conforte l’image qu’il en a déjà, ou à se conformer à l’image que l’autre a de lui, l’attente est comblée ou déçue, l’autre s’avère “autre”, l’autre résiste ou se rebiffe »7.
Après avoir dressé un aperçu des relations entre cinéma hollywoodien et cinéma soviétique qui conditionnent le séjour américain d’Eisenstein en 1930, il s’agira d’examiner les différents enjeux de celui-ci, selon une perspective croisée. D’une part, en raison de l’attrait qu’exerce sur lui la culture américaine, Eisenstein espère beaucoup de son expérience outre-Atlantique pour se perfectionner sur le plan technique et pour élargir son rayonnement international ; d’autre part, Hollywood aspire à mettre à profit le talent et le savoir-faire du jeune cinéaste soviétique que la presse du monde entier décrit comme un prodige. En dépit des grands espoirs et des attentes que chacun suscite chez l’autre, l’expérience hollywoodienne d’Eisenstein s’avère décevante puisque tous ses projets de films avortent les uns après les autres. Quels facteurs expliquent cette issue et ces déceptions réciproques, malgré des conditions a priori favorables ?
L’attrait d’Hollywood pour les Russes et les Soviétiques
Contrairement à ce qu’un regard rétrospectif marqué par l’histoire de la Guerre froide pourrait laisser penser, il existe des liens intenses entre la production culturelle hollywoodienne et l’industrie cinématographique russe puis soviétique. Si le gouvernement américain reconnaît officiellement, à la suite de la révolution de Février, le Gouvernement provisoire russe qu’il perçoit comme un régime démocratique, en revanche, les officiels américains se montrent en général hostiles à la révolution d’Octobre. En effet, non seulement cette dernière consacre une idéologie socialiste aux antipodes de la leur, mais elle représente également une trahison du point de vue militaire puisque la Russie se retire du conflit mondial dans lequel les États-Unis se sont engagés en avril 1917. La société américaine accueille donc chaleureusement les Russes qui, fuyant le nouveau régime et ses difficultés, émigrent chez eux, et notamment ceux issus du monde des planches et du cinéma, tels qu’Olga Baclanova ou Alla Nazimova8. En effet, Hollywood vient tout juste de s’édifier – l’usine à rêves voit quasiment le jour en même temps que la concrétisation du rêve socialiste –, et les talents étrangers sont par conséquent fort appréciés et demandés, en tant que gages de crédibilité artistique9. En outre, Hollywood attire des jeunes immigrés russes qui, novices, aspirent à faire carrière dans le cinéma, tels que le futur réalisateur Lewis Milestone (Lev Milstein)10. Les Russes apportent leur savoir-faire et leur culture : on adapte les classiques russes en les accommodant au goût des Américains, on nourrit la vision fantasmée d’une Russie exotisée et folklorique11 et, surtout, on cultive une fascination pour le monde russe aristocratique et prérévolutionnaire en mettant en scène le sort tragique de la famille impériale, afin de condamner le tempérament sanguinaire des bolcheviks12. On assiste dans ce cadre à une véritable « Russiamania » avec l’organisation de tournées américaines de figures marquantes de la culture russe chaleureusement accueillies : Rachmaninov en 1918, Chaliapine en 1921, Stanislavski en 1923. Ce dernier déclare même n’avoir jamais rencontré jusque-là un tel succès, y compris en Russie13.
Bien qu’idéologiquement dérangeants pour le gouvernement américain, qui ne reconnaîtra officiellement l’Union soviétique qu’en 1933, les films soviétiques sont distribués sur le territoire américain, et ce non seulement à New York mais aussi dans des villes plus réduites, dans des salles qui se spécialisent dans leur diffusion, comme le Cameo Theatre à New York, mais aussi dans des salles commerciales. À cette fin est créé en novembre 1926 l’Amkino (Amkino Corporation), organisme officiel dirigé par Lev Monosson et chargé jusqu’en 1940 des relations cinématographiques entre Union soviétique et États-Unis (distribution de films, achat d’équipement, etc.14). Les films soviétiques peuvent être également relayés par des distributeurs indépendants15. C’est l’Amkino qui donne la possibilité aux Américains de voir Le Cuirassé Potemkine. La projection du film à New York, programmée pendant 42 jours au Biltmore Theatre à partir du 6 décembre 1926, suscite un vif enthousiasme, notamment auprès des intellectuels progressistes américains fascinés par l’industrie cinématographique soviétique en tant que première au monde à s’être développée selon des principes davantage idéologiques qu’économiques, comme auprès d’intellectuels désireux de promouvoir le cinéma comme art16. Comme le rapportera rétrospectivement l’un des pionniers du cinéma documentaire, le Britannique John Grierson, le film « faisait du bruit parmi les muets. [...] Tous ceux qui, parmi nous, griffonnaient en tirèrent matière. Nous écrivions sur son tempo, sur ses images, sur son caractère de masse »17.
Échanges et circulations entre le cinéma russe et soviétique et le cinéma hollywoodien
Les révolutions russes mais surtout la guerre civile ruinent l’industrie cinématographique russe, qui se retrouve dépendante de l’étranger, et ce jusqu’au début des années 1930, pour s’approvisionner en matériel cinématographique, qu’il s’agisse de caméras, de projecteurs, de pellicules, etc. Afin de relancer le circuit économique qui permettrait de financer une production cinématographique nationale, il devient donc nécessaire d’importer et de diffuser des films étrangers à la rentabilité assurée : les profits engendrés par de tels films sont indispensables pour pouvoir, par la suite, réaliser des films de classe18. Ainsi, durant la NEP, on importe énormément de films étrangers, notamment des films américains : entre 1921 et 1931, 35 % de l’offre cinématographique disponible sur les écrans soviétiques provient des États-Unis19. Les films américains restent longtemps à l’affiche, bénéficiant parfois de diffusions dans plusieurs salles à la fois, dans des lieux de grande capacité : Robin des bois de Fairbanks sort par exemple en janvier 1926 dans quatorze salles de Moscou ; le nombre de ses entrées est abondamment commenté, notamment en regard de celles réalisées par Le Cuirassé Potemkine, qui sort alors en même temps et avec lequel s’instaure ainsi une compétition20. Au bout de deux semaines, Robin des bois continue à bénéficier d’une importante fréquentation à Moscou tandis que Le Cuirassé Potemkine cesse d’y être programmé21. Le public russe et soviétique est donc familier des productions hollywoodiennes – parmi les grands succès on compte Le Signe de Zorro (1920) ou la série des Pearl White – et admire Charlie Chaplin, Buster Keaton, Douglas Fairbanks ou encore Mary Pickford.22. La sensibilité progressiste de la plupart de ces acteurs et réalisateurs n’est d’ailleurs peut-être pas étrangère à cet engouement. Ce culte est fortement relayé par la presse russe et soviétique spécialisée de l’époque, comme Sovietski Ekran ou Kino-ARK. On ne s’étonnera guère, dans ces conditions, que l’on qualifie l’actrice Nina Lee (Nina Popova) de « Mary Pickford russe »23, que certains films soviétiques intègrent à leur récit des stars américaines, comme Le Baiser de Mary Pickford de Sergueï Komarov (1927), ou que l’on cherche à faire des films sur des sujets soviétiques selon un style « américain » : Le Signe de Zorro au village (1927) ou encore Le Voleur mais pas de Bagdad (1926)24. Plusieurs films russes et soviétiques de l’époque se déroulent aux États-Unis ou mettent en scène des Américains, tels que Mr West au pays des Bolcheviks de Lev Kouléchov (1924), qui tourne en dérision les peurs nourries par les Américains à l’égard du bolchévisme, ou le film d’espionnage Miss Mend de Boris Barnet et Fiodor Ozep (1926).
Cet engouement du public pour la production américaine, véritable phénomène de « pickfordisation », n’est pas toujours vu d’un bon œil de la part des instances officielles : sont ainsi dénoncées la dimension antisociale et corruptrice du cinéma hollywoodien, son influence idéologique néfaste, sa légitimation de la violence et du hooliganisme25. Des personnalités de l’avant-garde comme Sergueï Trétiakov s’élèvent également contre le star system, contre la capacité d’Hollywood à infecter les consciences de rêves matériels, à les endormir et à leur faire oublier la réalité26.
Toutefois, une grande part des avant-gardistes partage le goût du public russe et soviétique pour l’« américanisme »27 : Lev Koulechov préconise de s’inspirer du dynamisme et de l’efficacité des films américains, aux antipodes du psychologisme des films russes28 ; Abram Room considère quant à lui les Américains comme les « Adam » du cinéma, les premiers à lui avoir apporté vitalité et santé29 ; enfin, l’importance de Griffith pour la pratique du montage est revendiquée par Poudovkine, Koulechov et Eisenstein30. Comme tient à le rappeler ce dernier, « pour nous, jeunes cinéastes des années 1920 […] nous le dirons simplement et sans détours : [ce fut] une révélation »31. Chaplin fascine, pour des raisons très différentes, quasiment tout le monde, dans la sphère du cinéma mais aussi du théâtre32. Par exemple, non sans provocation, les fondateurs de la Fabrique de l’Acteur Excentrique (FEKS), Grigori Kozintsev, Léonid Trauberg et Sergueï Youtkévitch déclarent dans leur manifeste « Excentrisme » (1922), qui affiche sans détour leur goût pour la culture populaire américaine, la phrase suivante : « Nous préférons le cul de Chaplin aux mains d’Eleonora Duse ! »33 Eisenstein ne fait pas exception : il conçoit notamment la fin de La Ligne générale (1929) en écho au dénouement de L’Opinion publique (A Woman of Paris, 1923). Le modèle hollywoodien occupe ainsi une place déterminante dans le cinéma soviétique des années 1920, en tant que modèle à la fois décrié et admiré, dont il faut s’inspirer pour pouvoir s’en démarquer. Mutatis mutandis, il joue, pour le cinéma, le rôle qu’occupait au XIXe siècle la culture européenne dans les débats entre slavophiles et les occidentalistes au sujet de la culture russe34.
Eisenstein à Hollywood
Examinons à présent ce qui permet et motive, dans ce contexte, la venue d’Eisenstein à Hollywood en 1930. Auréolées de prestige, les stars hollywoodiennes n’hésitent pas à effectuer des tournées en Union soviétique. Ainsi, en juillet 1926, Douglas Fairbanks et Mary Pickford bénéficient d’un accueil triomphal à Moscou, qui marque les esprits. Ils rencontrent à cette occasion Eisenstein, qui les subjugue par sa culture ainsi que par sa compréhension des films américains35. Fairbanks lui propose de le faire venir à Hollywood pour tourner un film pour sa compagnie, United Artists, créée avec Mary Pickford, Chaplin et Griffith afin de s’affranchir de la domination des producteurs hollywoodiens. Eisenstein recevra leur invitation le 16 décembre36. Commence un emballement américain autour du cinéaste soviétique, qui représente un capital culturel potentiel que se disputent plusieurs compagnies américaines. En effet, de retour aux États-Unis, Fairbanks œuvre à la diffusion de Potemkine, qui lui aurait procuré « l’expérience la plus intense et la plus profonde de sa vie »37. David O. Selznick, le célèbre futur producteur de la Paramount, alors à la MGM, écrit, après avoir vu le film : « J’ai eu le privilège, il y a quelques mois, d’assister à deux projections privées de l’un des plus grands films indubitablement jamais réalisés. Il y aurait tout avantage pour notre organisation de l’étudier, comme un groupe d’artistes regarderait et étudierait un Rubens ou un Raphaël »38.
Ces échos élogieux sont renforcés par d’autres témoignages, comme celui d’Alfred H. Barr, futur directeur du Musée d’art moderne de New York, qui se montre très enthousiaste à l’égard d’Eisenstein au retour de son voyage en Union soviétique, en 192839. De même, Louis Fischer, journaliste et correspondant en Russie pour The Nation, consacre à Eisenstein, dont il admire le travail, un long entretien sur ses méthodes de travail qui paraît aux États-Unis, le 9 novembre 1927, et qui sera republié en décembre de la même année dans le New York Times40.
Dans ce contexte, United Artists est bien déterminé à travailler avec Eisenstein. En 1928, son président, Joseph Schenk, bon connaisseur de la culture russe et qui avait déjà fait venir en 1926 le metteur en scène Vladimir Némirovitch-Dantchenko à Hollywood – une expérience infructueuse et pleine de désillusions pour les deux41 –, négocie avec le Sovkino pour inviter Eisenstein à son tour42. Les deux hommes sont d’ailleurs unis par un lien de parenté du côté maternel du cinéaste, via le grand-père de Schenk, originaire de Russie43. Seymour Stern, de la compagnie Universal, presse son directeur, Carl Laemmle Sr., pour le faire également44. La Metro-Goldwyn-Mayer y songe aussi45. Un accord est finalement conclu avec la United Artists mais il est annulé, notamment en raison de l’effondrement économique provoqué par la crise de 1929, alors qu’Eisenstein se trouve déjà en France d’où son embarquement pour les États-Unis est prévu46. Le scénariste et futur producteur Ivor Montagu, qui a rencontré Eisenstein en 1929 en Suisse et qui désire alors faire carrière à Hollywood, s’y rend précisément dans le but de convaincre une compagnie américaine d’engager le cinéaste, en faisant valoir que sa présence en Europe représente une occasion à ne pas manquer47. Il fait ainsi, en quelque sorte, monter les enchères autour de lui. Finalement, après tout un ensemble de négociations complexes, c’est la Paramount, en la personne de Jesse Lasky, qui remporte la mise en avril 1930, alors qu’Eisenstein se trouve encore à Paris, avec un contrat prévoyant une rémunération de 3 000 dollars par semaine de tournage48. Il s’agit, pour la compagnie, d’un trophée à l’enjeu considérable, comme le révèle le fait que la signature du contrat soit triomphalement mise en scène et reproduite dans le numéro du 27 avrilde la revue Comœdia, légendée comme suit : « Jesse L. Lasky et Serge Mikhaïlovitch Eisenstein photographiés hier lors de la signature du contrat que nous annonçons ci-contre »49.
Le désir de faire venir Eisenstein à Hollywood s’inscrit pleinement dans la stratégie des studios qui consiste à inviter des professionnels du cinéma étrangers de renom (Lubitsch, Murnau et bien d’autres), pour bénéficier d’une part de leur aura, et d’autre part de leurs compétences et de leur expertise afin d’élever le niveau artistique des productions hollywoodiennes et de leur permettre un renouvellement formel susceptible de maintenir l’intérêt du public. Cette tendance caractérise surtout la Paramount, pensée à l’origine par Adolph Zukor et Jesse Lasky comme un vivier devant attirer les grands noms du théâtre pour stimuler le monde du cinéma50. Eisenstein est bien conscient de cet enjeu lorsqu’il déclare à une journaliste du New York Times en 1929 que « les producteurs américains sont prêts à payer des millions pour une bonne idée »51.
De son côté, Eisenstein y trouve également son intérêt : passionné par la culture américaine qu’il n’a pu jusque là découvrir qu’à travers les récits de voyage de ses contemporains (Maxime Gorki, Vladimir Maïakovski), il rêve de voir de ses propres yeux les gratte-ciels, les abattoirs de Chicago, la société de Harlem ; il aspire à rencontrer Griffith et Chaplin, à revoir Fairbanks, en somme à confronter l’Amérique rêvée à l’Amérique réelle, sans parler de son ambition de « conquérir la capitale du film »52.
En outre, il lui tarde de mettre en pratique ses théories sur le cinéma sonore. Eisenstein, qui rêve alors de sonoriser La Ligne générale, a réagi à l’apparition du son par un manifeste remarqué, « L’Avenir du cinéma sonore », publié en 1928 et co-signé avec Grigori Alexandrov et Vsevolod Poudovkine, un manifeste reproduit à Berlin, New York et Londres. Contrairement à bon nombre de leurs collègues, qui condamnent cette innovation, le trio de cinéastes témoigne de son intérêt pour cette nouvelle technologie, à condition qu’elle soit employée comme un élément de montage à part entière53. Mais leurs idées ne peuvent trouver d’application en URSS, qui n’est alors pas encore équipée pour produire du cinéma sonore54. C’est précisément autour de cette question du son qu’il faut comprendre le feu vert accordé par Staline au départ du cinéaste en Europe puis aux États-Unis. En effet, l’Union soviétique accuse alors un retard considérable en la matière, qu’il s’agisse des technologies d’enregistrement du son (plusieurs systèmes sont à l’essai, notamment ceux d’Alexandre Chorine et de Pavel Tager) comme de l’équipement des salles55. À titre d’exemple, en 1930, une seule salle est équipée pour le son, le cinéma l’Artistique à Moscou56. Seuls trois films sonores sont produits cette année-là, pour 108 films muets. Ce n’est qu’en 1936 qu’on cessera de produire des films dits muets57. En plein contexte de centralisation de l’industrie cinématographique et de plan quinquennal, il est plus que jamais souhaitable que l’industrie cinématographique soviétique atteigne son autonomie, qu’elle « rattrape et dépasse » l’Occident, ce qui implique notamment de combler son retard technologique en matière de son58. Pour le Sovkino, le Studio cinématographique d’État, l’invitation d’Eisenstein à Hollywood représente donc une occasion idéale d’étudier en détail les systèmes d’enregistrement sonore utilisés par les Américains et leurs équipements techniques : « il faut avouer que l’Amérique recelait une foule de nouveautés techniques pour nous autres qui débarquions d’Europe, de la jeune Russie soviétique encore au seuil de la révolution technique59 ». C’est aussi l’opportunité de découvrir les méthodes de travail d’Hollywood, calquées sur le « système de la chaîne ininterrompue propre à l’industrie américaine60 », sa « base industrielle complexe et techniquement parfaite61. » C’est pourquoi une politique d’échange autour d’Eisenstein se noue entre le Sovkino et la Paramount : le contrat concernant Eisenstein stipule que celui-ci restera six mois aux États-Unis pour faire un film, puis qu’il reviendra en Union soviétique pour six mois pour y travailler à un autre film, avant de repartir à nouveau pour six mois à Hollywood et ainsi de suite62. Son assistant, Grigori Alexandrov, se prend à rêver que, dans ces conditions, le trio soviétique puisse se rendre chaque année aux États-Unis63. Chaque nouveau séjour d’Eisenstein est donc envisagé comme un facteur de progrès, de part et d’autre. Mary Seton, la première biographe du cinéaste, résume — de façon réductrice et schématique — les enjeux de ce marché conclu autour d’Eisenstein selon une formulation en chiasme : « La Russie soviétique, riche d’idées, était pauvre en équipements ; Hollywood, riche de moyens techniques, manquait d’idées »64. Cet accord fait partie d’une pléiade d’accords économiques et industriels établis entre les États-Unis et l’Union soviétique, parmi lesquels celui contracté avec Henry Ford en 1929 pour construire à Nijny Novgorod une usine de voitures et camions et pour accueillir en stage des industriels soviétiques dans les usines américaines. C’est d’ailleurs ce modèle-là qu’Eisenstein invoque, lorsqu’il déclare que « l’avantage d’une prise de contact dans le domaine cinématographique est donc égal pour les deux pays et ne devrait pas surprendre le cercle des cinéastes, pas plus que ne l’a fait la concession signée entre l’URSS et les usines Ford »65.
Chacune des parties souhaite donc ardemment que la collaboration s’effectue. Il n’est guère étonnant, dans ces conditions, que lorsqu’Eisenstein débarque à New York le 12 mai 1930, accompagné de son opérateur Édouard Tissé et de son assistant, Grigori Alexandrov, toute une opération de communication soit déployée, visant à sceller et à promouvoir la « greffe » de l’élément soviétique Eisenstein dans la société américaine. En sont emblématiques les portraits qu’on réalise de lui. Eisenstein est ainsi pris en photographie par Margaret Bourke-White, l’une des étoiles montantes de la photographie industrielle, dans son luxueux studio situé en haut du Chrysler Building. Eisenstein pose devant un paysage vertigineux de gratte-ciel dont la composition et l’éclairage ne sont pas sans rappeler les audaces visuelles du réalisateur. Cette photographie met en scène la rencontre entre un monument du cinéma moderne et les bâtiments emblématiques de la ville moderne américaine ; il s’agit de célébrer l’appropriation d’une modernité par une autre. Eisenstein y surplombe la ville moderne autant qu’il est absorbé par elle. Par ailleurs, la mise en scène soigneusement élaborée, qui joue sur un effet de surprise avec cette scène de rasage quelque peu inattendue, permet d’insister sur l’aspect propre et respectable du bolchevik, qui loin de tenir un couteau entre les dents, se montre docile face à la lame civilisatrice du barbier..Tout en insistant sur son statut de star, la photographie neutralise donc la subversion potentielle que représente l’invité étranger. La légende qu’Eisenstein ajoute en allemand à son exemplaire du portrait conservé dans ses archives insiste sur cet aspect, à travers un jeu de mots : « S.M. Eisenstein. 61te Etage des Chrysler Gebäudes. “Wolkenkratzer und Kinnkratzer” [Gratte-ciel et gratte-peau] New York. Foto von Margaret Bourke-White »66. Ce contact entre le cinéaste et Bourke-White, dont l’expérience comme photographe industrielle de talent retient l’intérêt des officiels soviétiques, contribuera à l’obtention par cette dernière d’un visa pour l’URSS, ce qui lui permettra de réaliser en 1931 l’un des premiers livres de photographie américaine sur l’Union soviétique, Eyes on Russia67. La photographe en adressera un exemplaire à Eisenstein, qu’elle dédicacera avec humour, en revenant précisément sur leur séance de pose dans son studio: « To Sergei Eisenstein, the only man to be shaved in my studio, 800 feet above the sidewalk – the highest shave to be received by any living man »68. Cette amitié jouera un rôle important dans les relations d’Eisenstein avec les milieux intellectuels et artistiques américains. Lorsque Upton Sinclair, le commanditaire de son film mexicain, diffusera des montages du film réalisés par d’autres qu’Eisenstein à partir des pellicules du projet qu’il lui a confisquées, Bourke-White fera office à plusieurs reprises d’intermédiaire entre le cinéaste et les cercles artistiques américains protestant contre la mutilation du projet mexicain eisensteinien. Elle sera particulièrement sollicitée, à cet égard, par l’équipe éditoriale de la revue Experimental cinema69.
Illustration 2. Margaret Bourke-White, Sans titre [Sergueï Eisenstein en train d’être rasé sur la terrasse du studio de Margaret Bourke-White, à New York], mai 1930, ©Centre Eisenstein, Moscou
On retrouve le même désir de présenter Eisenstein comme une star dans le portrait du cinéaste que réalise en 1931 Eugene Robert Richee, spécialisé dans les photographies de célébrités pour la Paramount. Posant devant un décor d’ombres urbaines stylisées et enchevêtrées évoquant des gratte-ciels, Eisenstein y apparaît en effet comme une star de la modernité70. Dans la même optique, on veille à photographier Eisenstein avec les vedettes d’Hollywood afin de souligner sa parfaite intégration dans le milieu hollywoodien : portraits avec Walt Disney, le chien Rin-Tin-Tin, Charlie Chaplin, Marlene Dietrich, Josef von Sternberg, etc.
L’attention maximale dont Eisenstein fait alors l’objet est d’ailleurs douloureusement vécue par ses deux collègues et compagnons de voyage, Édouard Tissé et Grigori Alexandrov, qui s’en sentent exclus : « dans les publicités, les affiches, les journaux et les discours disparaissent en permanence le nom de Tissé et le mien71 ». Une véritable opération de communication se déploie autour d’Eisenstein, insistant sur l’assimilation de l’élément soviétique, de manière à assurer une captation maximale de son capital symbolique. C’est ce qui ressort des conseils que Jesse Lasky donne à Eisenstein, juste avant son intervention au congrès annuel de la Paramount, à Atlantic City en juin 1930, tel que le cinéaste les retranscrit dans ses Mémoires : « Ne soyez surtout pas trop sérieux... Attirez l’attention sur vos cheveux ébouriffés... Mais en même temps, ne les effrayez pas non plus par trop d’insouciance... En général, les Américains veulent qu’il y ait des plaisanteries dans les discours.... À New York, il faut absolument que vous logiez au Savoy Palace... Vous y êtes obligés par votre contrat avec nous. Vous devez maintenir votre prestige et le nôtre »72. Il est nécessaire de forger l’image de marque d’un Eisenstein américanisé. Comme le note Grigori Alexandrov, son assistant, pour être considéré à Hollywood, il ne suffit pas, pour un Soviétique, de bien maîtriser l’anglais, encore faut-il savoir bien nager, jouer au tennis, au golf, etc.73 Eisenstein doit donc se soumettre à tout un protocole symbolique. Il est accueilli en grande pompe : à l’arrivée du trio soviétique à la gare de Los Angeles, « une immense pancarte se dressait au-dessus des têtes : ”Hollywood salue Eisenstein, Alexandrov, Tissé ! “. Fleurs. Vifs discours. Cortège de voitures. Luxe écrasant de l’hôtel Beverley Hills74 » ; « jamais nous n’avons été aussi bien traités qu’ici75 ». Le cinéaste doit se présenter dans de nombreuses réceptions, congrès, colloques comme autant de signes de son aptitude aux mondanités et de sa capacité à évoluer dans la société américaine sans risque pour cette dernière.
En effet, le séjour d’Eisenstein survient alors qu’une partie des Américains, éprouvés par la crise de 1929, observe avec curiosité et fascination les évolutions du modèle soviétique, ce qui inquiète les milieux conservateurs et suscite des réactions de vive hostilité à l’égard du cinéaste. Sa venue coïncide avec la parution du livre de Joseph Freeman, Voices of October, qui réunit des témoignages de personnalités soviétiques collectées par l’auteur à l’occasion de son séjour en Union soviétique en 1927, dont celui d’Eisenstein. Or celui-ci y déclare avoir « consciemment fait usage de sa connaissance de Freud et de Marx dans ses films ». Surtout, il s’y attache à dépeindre le cinéma soviétique comme inconciliable avec celui d’Hollywood : « Imaginez un cinéma qui n’est pas dominé par le dollar. Une industrie du cinéma où la poche d’un homme ne s’emplit pas au détriment d’autrui ; qui n’est pas conçue pour les poches de deux ou trois hommes, mais pour la tête et le cœur de cent cinquante millions de gens »76. Ces propos déclenchent un gros scandale au sein de la droite américaine, qui estime qu’Eisenstein cherche à subvertir la libre entreprise d’Hollywood. De même, lors d’une interview sur le cinéma sonore, Eisenstein déclare qu’à son sens, le meilleur film en matière d’utilisation du son est à l’Ouest rien de nouveau de Lewis Milestone (1930), film qui est alors attaqué par le Hollywood Technical Directors Institute dirigé par le major Frank Pease : « Même Moscou n’aurait pu produire un film plus subversif, qui appelle à la déloyauté »77. Ce même Pease déclenche une grande campagne contre Eisenstein, qu’il qualifie de « chien rouge », de « messager de l’enfer » et de « dangereux juif venu empoisonner l’Amérique »78. Il procède à coup de télégrammes agressifs envoyés à la Paramount, de communiqués et de dossiers publiés dans la presse79. Comme le rapporte Grigori Alexandrov, « où nous allions, qui nous rencontrions et avec qui nous nous entretenions, qui osait nous tendre la main : tout était consigné dans cette feuille ignoble [un journal édité par des conservateurs] et les menaces ne manquaient pas à l’endroit de ceux qui avaient l’audace de nous fréquenter80. » Cela vaudra à Eisenstein une enquête de la part du comité anticommuniste Fish, un comité établi en 1930 sur la proposition du député Hamilton Fish afin d’enquêter sur les activités communistes menées en territoire américain. Ces menaces pèseront probablement dans le fait qu’au final, la Paramount rompra son contrat avec Eisenstein en novembre 193081.
Par ailleurs, Eisenstein doit ménager son image du point de vue de l’Union soviétique. Sa venue à Hollywood est suivie et commentée par la presse internationale qui en fait ses choux gras, n’hésitant pas à s’enflammer en présentant Eisenstein comme s’étant vendu au capitalisme : « La nouvelle de l’engagement du metteur en scène russe Serge Mikhaïlovitch Eisenstein a éclaté samedi soir dans le Paris cinématographique comme un coup de tonnerre. Quoi, ce pelé, ce tondu, ce propagandiste bolcheviste venait de signer, avec Jesse L. Lasky pour le compte de la Paramount. Ce n’était pas croyable, c’était impossible ! »82 Eisenstein se voit contraint d’envoyer des rectifications et des explications, par exemple au journal russe Kino i Jizn, afin de ne pas créer d’incident diplomatique83. De manière générale, les déclarations américaines d’Eisenstein sont régulièrement reprises et déformées par la presse internationale, et le cinéaste doit à chaque fois se défendre à coup de courriers et de communiqués, pour ne pas froisser les susceptibilités84. L’équilibre de l’accord se trouve donc d’emblée placé sous le sceau de la fragilité. Il ne tarde d’ailleurs pas à se fissurer rapidement, à mesure que l’image fantasmée que chaque partie se fait de l’autre se confronte à la réalité.
Échecs et déconvenues
Tout d’abord, Eisenstein, bien que fasciné par ce qu’il voit et assailli d’impressions, est frappé par un certain nombre de paradoxes qui le choquent : il découvre une Amérique à double visage, à la fois très moderne mais aussi terriblement provinciale et « barbare » (il est perturbé par le crachoir impeccable qui siège à côté de la chaise électrique85) ; il découvre l’absurdité que représentent les embouteillages interminables de la mégapole, composés de voitures toutes plus puissantes et rapides les unes que les autres86. Comme le note Alexandrov dans son journal, « Mortelle quantité de voitures. On dirait que l’Amérique toute entière est une exposition de voitures87. » Eisenstein fait ainsi le constat d’une modernité ambivalente, à laquelle il ne s’attendait pas. Le spectacle d’une société raciste et ségrégée le consterne ; il exacerbe son désir de réaliser des films traitant de la lutte contre l’esclavage88. Par ailleurs, Eisenstein refuse assez rapidement de jouer le jeu de la Paramount ; à l’occasion d’une rencontre officielle avec la presse, à l’hôtel Astor, il conserve une barbe de trois jours et enfile un costume de tweed ; il provoque les journalistes quant à leur désir d’exotisme : « Je crois que vous vous représentez les Russes avec une barbe ? C’est pourquoi je n’ai pas voulu vous décevoir. Je me suis laissé pousser la barbe exprès pour vous »89.
De manière générale, hormis Chaplin et Disney, avec lesquels il entretient une véritable amitié, Sternberg ou Lubitsch, Eisenstein s’entend mal avec le milieu hollywoodien, dont il juge le niveau intellectuel à peine supérieur à celui de Brive ou de Soissons90. Il refuse de jouer le jeu des mondanités et s’isole de plus en plus. Ses prises de position répétées, à l’occasion d’articles et de conférences, contre le système des stars auxquelles il préfère les acteurs non professionnels — comme il le résume dans sa célèbre formule où il enjoint les cinéastes à travailler « au-delà des étoiles » — ne facilitent guère les choses, comme le résument les employés de la Paramount dans des propos rapportés au Saint Louis Post-Dispatch : « C’est un cas désespéré : il veut filmer une histoire avec des non-professionnels et non avec des acteurs ; juste des types qu’il repère en ville. Pouvez-vous l’imaginer ? »91
C’est dans ce climat que l’un après l’autre, chacun de ses projets hollywoodiens échoue. Tout d’abord, le cinéaste éprouve beaucoup de difficultés à trouver un accord avec la Paramount sur le thème du film. Après avoir envisagé une dizaine de possibilités, allant de l’affaire Dreyfus à La Guerre des mondes de Wells en passant par Germinal de Zola et R.U.R. de Čapek92, Eisenstein décide de reprendre un projet né à Berlin en 1926, Glass House, qu’il avait momentanément mis de côté, jusqu’à ce que sa découverte, à peine arrivé sur le territoire américain, de l’architecture de Frank Lloyd Wright ne lui donne envie de le reprendre93. Le film doit se dérouler dans un gratte-ciel entièrement en verre, permettant, d’un point de vue cinématographique, de jouer sur des effets de transparence et de superposition, et abritant une société dans laquelle les habitants découvrent progressivement que tout est visible de tous. Mais cela ne conduit guère les habitants de l’édifice à se rapprocher ; au contraire, devenant de plus en plus suspicieux et inquisiteurs les uns à l’égard des autres, ils ne s’en entredévorent que davantage. Il s’agit ainsi de dénoncer la logique d’un monde capitaliste qui isole les hommes. Dès ses premières notes, datant de 1927, Eisenstein imagine explicitement critiquer Hollywood et l’Amérique dans son film : « Aujourd’hui [j’ai] trouvé que le film américain est à faire avec [Upton] Sinclair. La Maison de verre (inventé à Berlin, Hôtel Hessler, n° 73, mi-avril 1926) – un gratte-ciel de verre. Vue sur l’Amérique à travers les murs. Ironique, à la [Anatole] France. Mise en forme parodique du matériau de la vraie Amérique – l’Amérique des clichés hollywoodiens. La réalité présentée comme élément parodique, comme si les clichés hollywoodiens étaient l’élément factuel »94. Il prévoit par exemple une scène où l’on met à mort les stars hollywoodiennes et les illusions qu’elles incarnent : « Donner un défilée [sic] d’épisodes avec tous les lieux communs concernant les stars américaines incarnant différents personnages [mention illisible] et les ”tuer“ à l’aide d’hommes venus de la ”glèbe" – real men »95. Les notes qu’il rassemble trois ans plus tard, durant son séjour à New York, entendent dénoncer une « société de l’hypocrisie »96, et tournent en dérision l’American way of life en employant des ressorts sensationnels tels que la violence, les crimes sexuels et le meurtre, tout en mobilisant des ficelles hollywoodiennes et bourgeoises telles que le triangle amoureux. Eisenstein se nourrit de ce qu’il observe alors, intégrant à ses notes par exemples des éléments liés à la prohibition : bootleggers, speakeasies, etc.97 Ces seuls aspects idéologiques ne suffisent pas à expliquer l’abandon du projet : Eisenstein, hésitant entre plusieurs directions, n’arrive pas à élaborer un récit qui structurerait le film, bien qu’il soit assisté par le scénariste Olivier Garrett, qui s’était alors distingué pour son travail sur des films de gangsters98.
Le cinéaste se rabat alors sur The Sutter’s Gold, une adaptation cinématographique de L’Or de Cendrars (1925), qu’il a lu avant de partir aux États-Unis, ayant rencontré l’auteur durant son séjour à Paris en avril 193099. Le choix d’Eisenstein n’est guère étonnant : tout d’abord, l’ouvrage se caractérise par son style très cinématographique, qui s’appuie sur de nombreuses ellipses, accélérations temporelles, répétitions, accumulations de détails et un recours marqué aux phrases nominales. Cendrars lui-même, auteur de L’ABC du cinéma (1926) et qui a toujours entretenu des liens étroits avec le monde du cinéma, notamment avec Abel Gance, revendiquait les affinités de son écriture avec le cinéma : « C’est un roman et c’est un film. C’est un film et c’est de l’Histoire »100. En outre, le thème de L’Or ne peut que retenir l’attention d’Eisenstein : il consiste en l’histoire du général Sutter, qui devint milliardaire grâce à sa conquête de la Californie mais qui fut, par un retournement ironique de l’Histoire, ruiné par la découverte de l’or dans ses terres. C’est pour Eisenstein la possibilité de reprendre la thématique anticapitaliste de Glass House. Il est d’ailleurs étonnant, au-delà de ce point, que la Paramount ait pu envisager de faire un tel film : si le livre rencontre à sa parution un vif succès en France, il est en revanche critiqué aux États-Unis pour ses imprécisions historiques et ses présumées falsifications, au point que certains libraires renvoient leurs exemplaires à l’éditeur américain, Harper’s, en signe de civisme – révélant ainsi à quel point il était délicat pour un non-Américain de traiter des mythes fondateurs de l’américanité101. Le confier à Eisenstein semble donc d’autant plus risqué. Pourtant, le principe est accepté, et Eisenstein en écrit le scénario très rapidement. Il cherche à y expérimenter ses principes concernant le cinéma sonore, énoncés en 1928. Selon lui, le son ne doit pas être employé dans une visée naturaliste ou illustrative mais doit se surimposer à l’image, jouant un rôle de contrepoint, en développant une ligne parallèle à l’image, une ligne autonome102. Alors seulement l’élément sonore peut fonctionner comme un élément de montage au même titre que les éléments visuels, que le réalisateur peut ensuite agencer à sa guise. Dans ces conditions seules, le son peut enrichir les possibilités expressives et signifiantes du cinéma. Au dialogue, Eisenstein oppose donc le monologue intérieur, qu’il emprunte à Joyce et qui peut préserver le principe fondateur du cinéma soviétique, à savoir le montage103. Dans le scénario de The Sutter’s Gold, on trouve donc non seulement de nombreux monologues intérieurs, notamment de Sutter, mais aussi un système de leitmotive qui associe, comme chez Wagner, un motif sonore spécifique à un personnage, motif voué à évoluer en fonction de l’intrigue. Par exemple, il donne à l’épouse de Sutter, Anna, un son de corde qui se brise lorsqu’elle meurt, et qui retentit à nouveau lorsque Sutter lui-même meurt104. De même, et il le reprendra dans le projet avorté suivant, An American Tragedy, Eisenstein envisage à plusieurs reprises des phénomènes de contagion sonore s’amplifiant jusqu’à prendre une dimension cosmique. Ainsi, lorsque le tout premier or vient d’être découvert, Eisenstein prévoit que le mot « or » scande toute une séquence, répété par des voix humaines, puis par la forêt, puis par des cours d’eau, des gorges et des montagnes, engendrant une « symphonie de sons », un montage audiovisuel qui, littéralement, détruit et le domaine de Sutter et Sutter lui-même : « Et sous l’avalanche frénétique de ces bruits le domaine de Sutter tombe dans l’abandon et périt étouffé sous la fertilité et la profusion de la terre »105. Mais le projet est jugé trop coûteux, trop sombre, avec ce dénouement peu heureux106. Il est donc lui aussi abandonné, bien qu’Eisenstein ait sacrifié à l’économie hollywoodienne en inventant par exemple un épisode où suspense, violence et sexe se mêlent, en prévoyant une scène où la nouvelle compagne de Sutter, Mary, est poursuivie par des Indiens et manque d’être violée. Le projet est donc lui aussi abandonné.
Il est décidé qu’Eisenstein s’attellera alors à l’adaptation cinématographique d’une Tragédie américaine de Dreiser (1925), roman à succès tiré d’un fait divers, dont la Paramount détient les droits et dont elle a tenté, sans succès, de confier l’adaptation cinématographique à Griffith puis à Lubitsch107. Là encore, il s’agit d’un texte propice, par son style, à un traitement cinématographique108, mais dont l’idéologie est problématique : inspirée d’un fait divers, l’intrigue met en scène un jeune homme d’origine modeste, Clyde, dont une femme de même extraction, Roberta, tombe enceinte, alors qu’il vient d’entamer une relation avec une femme riche, ce qui compromet ses rêves d’ascension sociale. Après de longues hésitations, il tue Roberta avant d’être arrêté, jugé et condamné à la peine de mort. Comme le titre l’indique, Dreiser cherche très clairement à y critiquer une américanité spécifique, caractérisée par le goût pour l’argent, l’hypocrisie sexuelle, le poids de la religion et la manipulation politicienne. Ainsi que Dreiser l’énonce, cette histoire « n’aurait pu arriver dans aucun autre pays »109. Par ailleurs, le livre parle d’avortement et de relations sexuelles hors mariage, ce qui en fait un objet immoral pour l’époque. Il semble donc téméraire de confier un tel film à Eisenstein. Mais celui-ci s’attelle d’autant plus à la tâche qu’il estime Dreiser, qu’il a rencontré à Moscou en 1927110. Afin de bien montrer que c’est le mécanisme de la société américaine qui conduit Clyde au crime, Eisenstein imagine la solution suivante : son héros souhaite tuer Roberta mais n’y parvient pas par manque de volonté. Aussi, lorsqu’il la conduit en barque dans l’intention de la noyer et qu’il est sur le point de renoncer à son crime, la barque se renverse accidentellement et cause la mort de Roberta. De cette façon, Clyde apparaît comme coupable en intention mais innocent dans la forme. De manière générale, Eisenstein prévoit de dépeindre Clyde comme un faible pantin, comme un jouet de la Moïra américaine, sur laquelle il n’a aucune prise111. Lorsqu’Eisenstein rend son script, la condamnation est sans appel. David O. Selznick, qui avait fait part de son admiration pour le Potemkine et qui a depuis rejoint les rangs de la Paramount, écrit à ce sujet : « C’est le scénario le plus émouvant que j’aie jamais lu. Lorsque je l’ai terminé, j’étais si déprimé que j’ai voulu me faire une bouteille de bourbon. En termes d’entertainment, selon moi, ce film n’a pas une chance sur cent… N’investissons plus d’argent dans un sujet qui ne peut offrir rien de plus que deux heures des plus terribles à des millions de jeunes Américains heureux »112.
Le scénario est donc refusé. En effet, comme le directeur de la production à la Paramount, Benjamin P. Schulberg, l’explique à Eisenstein, il constitue un « monstrueux défi à la société américaine »113. Ce qui n’empêchera pas le roman de Dreiser de faire ultérieurement l’objet de deux adaptations hollywoodiennes : Une tragédie américaine de Josef von Sternberg (An American Tragedy, 1931) et Une place au soleil de George Stevens (A Place in the Sun, 1951). Quoi qu’il en soit, avec ce nouvel échec, la Paramount décide de rompre son contrat avec Eisenstein, en octobre, un revirement qui, là encore, enflamme la presse. Ironie de l’histoire : c’est au moment de la rupture avec la Paramount, en novembre 1930, qu’Eisenstein acquiert les droits pour la Russie d’une comédie farouchement satirique à l’encontre d’Hollywood, Once in a lifetime de George Kaufman114. Là se termine l’expérience hollywoodienne d’Eisenstein, qui sera suivie d’un autre échec, celui de l’expérience mexicaine. Les raisons idéologiques ne suffisent pas à expliquer cet échec. Un facteur économique intervient également : si, lorsqu’Eisenstein arrive à Hollywood, l’industrie cinématographique n’a pas encore été atteinte par les effets de la crise de Wall Street, en revanche, quelques mois plus tard, ces effets se font sentir et l’impératif de rentabilité prend alors le dessus. À la Paramount, les membres les plus audacieux comme Jesse Lassky, qui ont joué un rôle central dans la venue d’Eisenstein à Hollywood, laissent peu à peu leur pouvoir à des gestionnaires soucieux avant tout de bénéfices et de risque zéro, comme Benjamin P. Schulberg, qui se montrent peu sensibles aux ambitions expérimentales du cinéaste : « Les boss de la Paramount rêvaient de faire de ce roman ‘à sensation’ une histoire ordinaire (just another) bien que dramatique, sur le thème ‘boy meets girl’, sans s’égarer dans aucune considération ‘superflue’«115. Josef von Sternberg se pliera d’ailleurs à ces exigences, lorsqu’il adaptera en 1932 le livre de Dreiser, au grand dam de l’auteur et d’Eisenstein116. En outre, ce dernier, habitué au système de production soviétique, n’a aucune expérience en termes de budget et d’estimations financières, ce qui rend sa collaboration compliquée avec Hollywood. Ceux qui ont invité Eisenstein ont fait à cet égard preuve d’une certaine naïveté en imaginant qu’il suffisait d’insérer un réalisateur soviétique dans un studio hollywoodien pour obtenir des résultats rapides117. Leur croyance dans la possibilité d’une telle configuration perdure malgré les échecs : alors qu’en 1928, Némirovitch-Dantchenko, invité par la United Artists, s’était confronté à des difficultés similaires à celles d’Eisenstein, cela n’empêcha pas la Paramount de réitérer l’expérience avec celui-ci. De même, l’échec de cette dernière ne dissuade pas la Metro-Goldwyn-Mayer d’inviter en 1931 l’écrivain Boris Pilniak à travailler pour Hollywood, avec tout autant d’insuccès118.
Bien qu’infructueux en apparence, le séjour américain d’Eisenstein représente une étape importante dans les échanges culturels entre Hollywood et le cinéma russe et soviétique. Tout d’abord, fort de cette expérience et de ses contacts réguliers avec Chaplin et Disney, le cinéaste leur consacre, de retour en URSS, des analyses approfondies qui contribuent à faire connaître leur art119. On peut d’ailleurs déceler l’apport des films de Disney dans ses propres œuvres, par exemple dans Ivan le Terrible120. De même, s’étant approvisionné de livres américains en quantité colossale, Eisenstein peut s’adonner chez lui à l’étude de phénomènes aussi divers que l’humour ou l’argot américains. De surcroît, il fournit également à ses contemporains de nombreux témoignages sur la vie et la ville américaines. Enfin, Eisenstein est accompagné durant son voyage de Grigori Alexandrov pour qui cette expérience américaine constitue un tournant : « Je ne peux me représenter immédiatement combien j’ai appris [ici] et tout ce que j’ai compris121 ». En effet, il profite de ce séjour pour découvrir l’art de la composition musicale et la théorie de la musique, enseignements qu’il complète et met en pratique avec l’aide des ingénieurs du son de la Paramount122.
De retour en Russie, Alexandrov, qui aspire à s’émanciper de la tutelle eisensteinienne pour être pleinement reconnu comme réalisateur, participera activement à créer un équivalent soviétique de la comédie musicale hollywoodienne123, qui remportera un grand succès et qui inspirera Boris Choumiatski, chef du Soyouzkino, dans sa réflexion sur la nécessité de créer « un art pour des millions »124. Le même Choumiatski envisagera d’ailleurs de fonder un Hollywood soviétique, le Kino-Gorod125.
En outre, Eisenstein marque un nombre important de figures majeures de la culture américaine de son temps, que ce soit lors de rencontres ou de conférences comme « Le Carré dynamique », donnée à l’Academy Motion Pictures Arts and Sciences à Hollywood le 17 septembre 1930, dans laquelle il préconise notamment de jouer sur des variations de formats d’écrans, de manière à renouveler à nouveaux frais la question de la composition plastique de l’image cinématographique, mais aussi celle du montage126. Ses textes et positions théoriques sont disséminés et débattus au sein du public américain et anglophone, avant même sa venue aux États-Unis, grâce à des revues spécialisées comme Close up, qui défend le cinéma en tant qu’art face au cinéma commercial de divertissement, ou Experimental Cinema.
Ces revues reproduisent non seulement les propos du cinéaste mais lui consacrent aussi régulièrement des articles élaborés et des tribunes en sa faveur. De même, la diffusion américaine de la pensée d’Eisenstein doit beaucoup à son étudiant états-unien Jay Leyda, venu se former au cinéma au VGIK à Moscou de 1933 à 1936, et qui, de retour aux États-Unis, devenu conservateur au département Cinéma du Musée d’art moderne de New York, œuvra inlassablement pour éditer et traduire en anglais Eisenstein. Il n’est donc guère étonnant que, de retour en URSS, Eisenstein ait maintenu jusqu’à sa mort des échanges et des correspondances avec différents cinéastes, artistes et intellectuels américains : Jere Abbott, Alfred H. Barr, Erskine Caldwell, Charlie Chaplin, Theodore Dreiser, Walt Disney, John Ford, Robert Flaherty, Lincoln Kirstein, Paul Robeson, Seymour Stern, King Vidor, Erich Von Stroheim127.
L’influence d’Eisenstein sur ses contemporains américains sera en outre décisive, de King Vidor à Cecil B. DeMille en passant par John Ford et Slavko Vorkapich. L’héritage du cinéaste soviétique ne sera pas moins déterminant pour tout un pan de la génération suivante, fondatrice du cinéma expérimental américain, de Maya Deren à Kenneth Anger, sans oublier Stan Brakhage. Notre époque n’est pas en reste : parmi les grandes figures du cinéma américain contemporain, nombreuses sont celles qui affirment leur admiration pour Eisenstein, comme Francis Ford Coppola ou Martin Scorsese. Le dialogue, intense, entre Eisenstein et la culture cinématographique américaine dépasse ainsi de loin la seule expérience du cinéaste aux États-Unis.