Je remercie très vivement l’équipe de la Revue d’Histoire Culturelle pour sa relecture attentive et particulièrement Jean-François Bonhoure pour ses suggestions des plus pertinentes.
Le chantier de l’histoire du cirque est vaste. Les premiers jalons d’une histoire écrite de l’intérieur pour le grand public proposent un récit des origines inlassablement recopié d’une publication à une autre1. Mais rares sont les travaux fondés sur les méthodes historiennes2 et sur le recours aux sources écrites : la thèse de Caroline Hodak fait exception3. Si quelques historiens étudient aujourd’hui les spectacles de curiosité4 ou les fééries5, l’histoire du cirque, quand elle existe, est souvent mêlée à l’histoire du théâtre, sans porter attention à sa spécificité équestre : seul Jean-Claude Yon a jeté de beaux éclairages historiens sur la piste6. En outre, il est un thème encore plus oublié de cette histoire du cirque : celui des publics, sujet qui fait du reste problème pour tous les types de spectacles7. Pourtant quoi de plus utile, pour faire comprendre la place du cirque dans l’histoire sociale de l’Europe occidentale, que d’y entrer par le biais des publics ? C’est ainsi que l’on peut saisir son rayonnement, sa signification, toute une part de son fonctionnement également.
La présente contribution ne peut prétendre épuiser la question des publics de cet « opéra de l’œil », expression de Théophile Gautier8 qui résume excellemment la place du spectacle de cirque dans la vie culturelle du XIXe siècle, place qui n’est plus du tout, aujourd’hui, comprise. On livrera des premiers résultats qualitatifs sur la composition sociale des publics du cirque, sans chercher ici à développer les réactions du public , lesquelles seront l’objet d’une autre publication. Car faire une histoire du public, c’est faire une histoire sociale mais aussi une histoire des émotions9.
Le cirque se définit en Angleterre, à partir des années 1760, comme un spectacle fondé sur l’assemblage des disciplines équestres, saltimbanques et clownesque présentées sur un espace scénique rond, généralement de 13 mètres de diamètre et fait de terre végétale et de sciure. Très vite importé en France et en Europe avant même la fin du XVIIIe siècle, il conquiert une place majeure dans la vie culturelle du XIXe siècle avant de connaître, à partir des années 1880-1890, des mutations qui se lisent jusque dans la composition de ses publics, très hétérogènes. Son succès tient en effet autant au goût du public populaire d’assister en un même lieu à des spectacles variés qu’au fait que l’aristocratie, soutenue par la bourgeoisie, apprécie les spectacles équestres10. Par essence composites11, les arts du cirque se sont constamment adaptés aux conditions politiques, économiques et sociales du temps, reflétant et générant tout à la fois un public lui aussi en mutation.
Or, comme pour tout autre spectacle, les sources n’évoquent généralement qu’un public générique. Pourtant, plusieurs types de sources permettent de cerner celles et ceux qui prennent place autour de la piste. La presse a très tôt rendu compte des spectacles de cirque et puisque celui-ci a bien vite occupé, dans la vie culturelle, une place importante, les critiques des spectacles donnés dans les théâtres sont complétées par des paragraphes parfois fort longs consacrés au cirque. Outre la presse, les témoins s’expriment dans leurs journaux ou leurs mémoires. Pour le XXe siècle, quelques passionnés permettent à l’historien de se mêler aux publics des cirques : les carnets des sœurs Vesque, tenus de 1904 à 1947, sont ainsi particulièrement précieux12. Quant aux témoignages des circassiens eux-mêmes, ils n’évoquent le public que sous la forme d’une entité globale, sans distinction de catégories, mais en étant parfois attentifs aux attentes et réactions13.
Parmi les témoins, les écrivains rendent compte eux aussi d’une admiration presque générale au XIXe siècle, même si certains, comme Maupassant, se plaisent à dénigrer les écuyers ou les chevaux de cirque. En fait, les arts de la piste sont omniprésents dans la littérature du XIXe siècle, une soirée au cirque est souvent mentionnée comme une évidence au détour d’une intrigue ou d’une mise en scène. Proust, en revanche, ne les évoque jamais, et il faut examiner la littérature populaire du XXe siècle pour les retrouver. Cette relégation est en soi fort révélatrice.
Mais aucune source pour l’heure ne permet une approche quantitative : combien de grands noms ? de bourgeois ? d’ouvriers ? d’enfants ? de femmes ? Pour aller au-delà du cliché selon lequel le public de cirque est un public populaire et enfantin, ce qui a pu être vrai pour certains cirques du XXe siècle, l’historien peut compléter les sources mentionnées ci-dessus en reconstituant les tarifs des places : or, paradoxalement, cela n’est pas une tâche aisée car ils ne sont jamais mentionnés sur les programmes et ils ne le sont qu’irrégulièrement dans la presse.
I/ La matrice du cirque des origines : un public entre cour et boulevard du Temple
A) Un indice initial : le public d’Astley en Grande-Bretagne
Philip Astley et ses successeurs ou imitateurs, comme Jacob Bates ou Charles Hugues, ont tiré profit de leurs savoirs équestres et ont fait des exercices de voltige pratiqués dans les entraînements militaires des attractions novatrices et mobilisatrices. Celles-ci se sont ajoutées à tous les spectacles de curiosité qui suscitaient l’intérêt d’une population urbaine de plus en plus désireuse de loisirs. Ils ont ainsi rendu accessible à un plus large public ce dont seuls les aristocrates jouissaient jusqu’alors en privé : les fêtes équestres auxquelles était convié pour les agrémenter le peuple des saltimbanques14. Ainsi est né le cirque : le nom même apparaît pour la première fois en Angleterre avec Charles Hugues en 1779, date de la fondation du Royal Circus, qui imite l’amphithéâtre d’Astley fondé en 1768. En France, c’est en 1807 que le nom apparaît pour la première fois, avec la création du Cirque Olympique des Franconi.
Or, né sous de tels auspices, le cirque est d’entrée de jeu tourné vers un public hétérogène : parce qu’il est organisé avant tout autour des exercices équestres, il est fait pour passionner les élites. En 1779, l’amphithéâtre d’Astley à Londres comprend une pièce qui accueille les ladies et gentlemen qui viennent prendre des leçons d’équitation15. Car il y a là une autre spécificité du cirque : sa scène, à savoir la piste, est utilisée comme lieu d’enseignement et il s’est inscrit d’emblée comme un lieu de diffusion des savoirs équestres. Il est donc bien par essence un espace voué aux élites, mais parce que les spectacles donnés sur sa piste font appel également aux saltimbanques et aux bouffons, parce qu’ils convoquent les sens et n’imposent pas de suivre un texte complexe, ils sont aussi faits pour un public large. Ainsi, aux débuts de la Révolution française, Astley comme Hugues donnent des pantomimes qui ont trait à l’actualité et qui témoignent de la constitution d’une culture populaire au sens de « partagée par un nombre élargi ». Ils atteignent ensemble un public de plusieurs dizaines de milliers de spectateurs, pour partie sans doute attirés par un bouche-à-oreille fort efficace dans un monde de l’oralité. Ainsi plus de 100 000 spectateurs ont vu La Bastille sur la scène du Royal Circus, alors que Londres ne compte pas encore un million d’habitants16.
B) Premières consécrations curiales
Le succès de ces spectacles novateurs auprès des élites est attesté par le fait qu’ils suscitent un indéniable intérêt jusqu’à la cour de France, laquelle, au XVIIIe siècle, fait et défait les modes dans toute l’Europe. Ainsi, Jacob Bates s’est produit en France devant la famille royale à Compiègne en 176717. L’ambassadeur de France à Londres séduit par le spectacle de Astley le fait inviter à la cour de France en 1772 : l’écuyer aurait donné une représentation dans le manège des écuries du château de Fontainebleau dès avril 1772. Il y aurait présenté des airs de haute école puis des exercices de voltige qui auraient enthousiasmé les dames de la cour18. Dès 1785, il semble régulièrement convié à Versailles pour présenter son spectacle19. Ainsi, c’est à la cour de France, haut lieu de la vie culturelle européenne, que les promoteurs d’exhibitions équestres réinventées charment un public particulièrement qualifié pour leur assurer une large renommée.
Un tel processus semble se reproduire dans d’autres espaces aristocratiques. En 1774, Astley est invité à donner une représentation privée à l’ambassade du roi de Sardaigne, à Paris. Il s’y produit dans le manège du lieu dirigé par le sieur Razade20. Non mentionné dans la presse française d’alors, cet événement est pourtant retenu dans toute la littérature circassienne comme étant le moment fondateur de l’arrivée du cirque en France. Preuve en est que c’est bien en 1974 qu’est célébré le bicentenaire de l’arrivée du cirque en France par Silvia Monfort et Alexis Gruss. Toute l’histoire du cirque est ainsi tissée de dates mythiques elles aussi révélatrices de son succès.
C) D’Astley à Franconi : l’enracinement au cœur du Paris des spectacles
Après ses succès à la cour de France et à l’ambassade de Sardaigne, Astley décide de reproduire à Paris la structure qu’il a établie à Londres : il choisit pour cela le lieu où se concentrent les divertissements à succès. Il fonde donc son « manège anglais » en 1782 au faubourg du Temple, c’est-à-dire dans le quartier où se développent les théâtres populaires et où se produisent les saltimbanques accueillis autrefois sur les foires Saint-Germain et Saint-Laurent21.
Dès 1784, la presse française annonce ses spectacles : « L’amphithéâtre anglais des sieurs Astley, rue et faubourg du Temple » donne « de grands exercices équestres ». Point de cirque, encore, à cette enseigne, où les places sont entre 3 livres et 12 sols22. Si les premières loges sont inaccessibles à un ouvrier qui gagne alors 26 sous par jour, les quatrièmes, à 12 sols, peuvent accueillir exceptionnellement un couple issu de ce monde du salariat urbain qui, en période de travail abondant, peut éventuellement consacrer le salaire d’une journée de travail pour aller admirer un spectacle intelligible par tous23. D’entrée de jeu, les arts de la piste brillent en un lieu fait pour leur assurer un public diversifié.
Dès avril 1791, Antonio Franconi prend la suite d’Astley dans l’amphithéâtre du faubourg du Temple : cet entrepreneur de spectacles, qui a fait ses débuts dans le monde des saltimbanques comme oiseleur, est devenu dès les années 1780 l’associé d’Astley. Très rapidement initié aux arts équestres, il remplace Astley durant ses séjours en Angleterre. La situation diplomatique et militaire ayant chassé l’écuyer anglais du sol français, Franconi prend les rênes de l’amphithéâtre et fait bientôt figure de chef de file du développement du cirque en France. Quatre générations de cette famille ont présidé à l’essor des arts de la piste et ont dirigé les grandes enseignes parisiennes jusqu’en 190724.
Franconi comprend vite que son succès dépendra de son aptitude à suivre les engouements du public. Il choisit donc en 1801 de s’installer dans l’ancien enclos des Capucines, rue Neuve-Saint-Augustin : c’est alors le rendez-vous du Paris élégant. Son spectacle en devient très vite la principale attraction : le programme est dominé par l’équitation acrobatique mais aussi la haute école. Mais la destruction de l’enclos des Capucines en vue du percement de la future rue de la Paix conduisent les Franconi à s’installer à partir de 1807 rue Saint-Honoré, où ils ouvrent le Cirque Olympique. Pourtant en 1811, les deux fils se réinstallent faubourg du Temple et l’enseigne « cirque Olympique » désigne dès lors le vieil amphithéâtre d’Astley25. Ce va-et-vient entre les différents espaces des spectacles parisiens est emblématique de ce que le cirque s’adresse à la fois à un public mondain et à un public populaire26.
Et c’est à la rencontre de ce public hétérogène que, dès l’Empire, les Franconi partent en province, à Bordeaux entre autres. Ils s’emploient à y organiser leurs passages en fonction des manifestations publiques telles que les foires ou les réunions des collèges électoraux qui attirent un public important. Or, pour obtenir leurs autorisations, Laurent et Henri Franconi soulignent que leur spectacle a pour but de « répandre le goût de l’équitation »27. Voilà qui confirme la nature du public visé : le monde des élites avant tout, pétri de culture équestre, motivé donc par son goût, mais aussi celui d’une bourgeoisie en pleine ascension, animée donc surtout par une volonté de copier les élites anciennes en leur empruntant leurs loisirs distinctifs, sans négliger les cohortes plus nombreuses d’une population qui vient chercher dans les foires ses rares distractions annuelles.
II/ Le règne du cirque des écuyers et les temps d’un public avant tout mondain
A) Des spectacles équestres pour une aristocratie férue d’équitation
Si l’on peut voir, avec Christian Dupavillon, le cirque du XIXe siècle comme le lieu de l’accession de la bourgeoisie à l’art équestre28, il faut aussi le considérer comme l’espace d’expression d’un art à l’origine éminemment aristocratique : celui de la maîtrise du cheval jusque dans les airs les plus savants de la haute école, hérités des enseignements des académies équestres du XVIe siècle. L’équitation a dès lors été placée au cœur de la formation des élites aristocratiques. En faisant de la piste un lieu où la haute école et la voltige sont magnifiées, Franconi a placé le cirque au cœur des loisirs des élites du XIXe siècle. Les enseignes se sont d’ailleurs multipliées à Paris : Louis Dejean, propriétaire du terrain où est établi le Théâtre National du Cirque Olympique, a obtenu le droit de faire construire un cirque d’été, de 6 000 places, au Champs-Élysées, inauguré en 1841. Devenu gestionnaire de « la Société des Deux Cirques » dès 1836, il fait bâtir ensuite un cirque d’hiver, de 3 à 4 000 places, rue des Fossés-du-Temple, inauguré en 1852. Devenus respectivement le Cirque de l’Impératrice et le Cirque Napoléon sous le Second Empire, les deux établissements magnifient les arts équestres et font la gloire du célèbre écuyer François Baucher. S’y ajoute le Nouveau Cirque, créé en 1886 par Joseph Oller, rue Saint-Honoré29.
À l’origine, même si elle ne fut pas seule à le fréquenter, c’est l’aristocratie qui a fait le cirque et qui en fut l’âme. Les mémorialistes en témoignent dès le Premier Empire. Ainsi, en 1810, Maurice de Tascher, cousin de l’impératrice Joséphine, aime à se rendre chez Franconi pour admirer « les prodiges que le temps, la patience et l’adresse peuvent obtenir de l’instinct des animaux ». Il ne tarit pas d’éloges sur la façon dont Franconi a su dresser le cerf Coco et sur l’agilité de ses écuyers et de ses chevaux30. Sous la Restauration, l’éducation équestre des fils du duc d’Orléans, en haute école comme en voltige, est assurée par Laurent Franconi31 et il est alors de bon ton de se montrer aux spectacles du Cirque Olympique32. En mai 1825, la duchesse de Maillé mentionne comment le soir, elle va « à Franconi »33. La façon même dont elle évoque ces soirées laisse entendre qu’aller chez Franconi est chose habituelle dans son monde. En juillet 1827, pour une fête d’enfants en l’honneur du duc de Bordeaux, le gratin de la noblesse est invité et le roi honore la fête de sa présence. Des tentes « abritaient un vaste cirque où Franconi vint faire ses évolutions »34. Là encore, on comprend que le spectacle de Franconi est chose habituelle : le fait même qu’il soit le clou d’une fête royale est révélateur du public qu’il attire. On le retrouve d’ailleurs à une fête du même genre en juillet 182935. De semblables témoignages se multiplient sous la Monarchie de Juillet. Ainsi, les célèbres Lettres du vicomte de Launay, rédigées par Delphine de Girardin, laissent entendre à de nombreuses reprises qu’être présent chez Franconi fait partie des bienséances de la vie mondaine36. En septembre 1833, Castellane mentionne, en évoquant ses loisirs, sa visite au Cirque Olympique et apprécie l’art avec lequel le célèbre grotesque Auriol tourne un impressionnant saut périlleux au-dessus de huit chevaux37.
Il suffit de lire les critiques de Théophile Gautier pour se faire une idée de la qualité du public des cirques en dur de la capitale et de l’ambiance régnant dans les gradins. Il ne cesse d’évoquer une foule nombreuse et élégante qui se presse notamment à l’inauguration du cirque des Champs Élysées, en juin 1841. L’événement attire le Tout Paris « non Paris en casquette, Paris en veste et à la Titi, mais Paris aux gants jaunes et aux gants blancs, Paris fashionable, Paris balcon de l’Opéra, Paris boulevard des Italiens ». Pourtant la presse note également qu’à ce public assis sur les banquettes s’ajoutent les innocents spectateurs de contrebande car le ciel ouvert permet l’accès des « prolétaires du Carré Marigny qui perchés sur des arbres voisins se délectaient gratuitement du nouveau spectacle »38. Si le public des gradins est constitué par le grand monde, le spectacle suscite l’intérêt d’un public plus large, habitué peut-être à se régaler de la contemplation des arts de la piste depuis les places bon marché du Cirque Olympique39.Fidèles aux « grands exercices équestres », pour reprendre l’expression avec laquelle la presse annonce les spectacles de cirque, les élites françaises aiment à les retrouver dans les capitales culturelles européennes. Durant l’hiver 1844-1845, Charles Bocher, qui fréquente la meilleure société aristocratique européenne, mentionne au détour du récit d’un séjour à Francfort qu’il passe une soirée au cirque. La façon anodine dont est faite cette mention indique que la fréquentation du cirque est décidément chose banale dans cet espace social40. Le cirque continue d’être au cœur de la vie élégante sous le Second Empire. Au succès du cirque d’été s’ajoute celui du cirque d’hiver : Théophile Gautier observe à son inauguration, en décembre 1852, « une foule considérable […] L’empereur assistait à la représentation dans une tribune de velours cramoisi historié d’un aigle d’or aux ailes éployées[…] La vogue est assurée à ce splendide établissement, à ce Cirque plus élégant que bien des palais »41. Après 1853, la comtesse d’Armaillé, fille du général comte de Ségur, souligne que durant ces années elle sortait tous les soirs : « aussitôt après le dîner, nous allions au cirque des Champs-Élysées »42. En 1854, à l’occasion de l’inauguration de la saison du cirque d’été, le critique Darthenay souligne l’éclat de la soirée :
« La vaste salle présentait un coup-d’œil féerique. Les premières places étincelaient de riches et splendides toilettes. Vous eussiez dit volontiers le public de l’Opéra. C’est qu’en effet le Cirque des Champs-Élysées est plus que jamais ce qu’il a été dès l’origine, le rendez-vous du monde élégant. Ce spectacle est fort à la mode, il est entré dans les habitudes parisiennes, il plaît à la société fashionnable, et malgré le prix si peu élevé des places, M. Dejean en a su faire un spectacle de luxe »43.
Voilà qui résume parfaitement ce qu’a été le public du cirque des origines : il est composé du grand monde parisien en raison de la nature du spectacle. Une place dans une première loge du cirque d’été ne revient pas alors à plus de 2 francs, quand il en faut 6,60 pour aller à la Comédie Française et 9 pour aller à l’Opéra. Accessible ainsi à des bourses modestes, le cirque est paradoxalement demeuré un spectacle éminemment aristocratique par son essence même. Lieu d’expression des savoirs équestres, il rassemble autour de sa piste ceux qui se distinguent par la maîtrise de ces savoirs. Mais parce qu’il a, dès ses origines également, élargi son audience par le recours aux saltimbanques et aux bouffons, il a conservé des prix faibles pour ne pas se couper d’un public plus large.
Pourtant, dans les années 1880, quand chevaux et écuyers se font moins présents, le cirque conserve un public huppé : passionné de gymnastique, celui-ci apprécie les nouveautés du trapèze volant introduites par Jules Léotard à partir de 1859. Acrobates et saltimbanques sont devenus « des personnages considérables que le public adore et acclame : dans les cirques où ils trônent, note Octave Mirbeau, ils ont une cour […] composée de gentilshommes, de jockeys et de marchands de chevaux qui s’inclinent respectueusement devant leur souveraineté en maillot étoilé d’or ». Le cirque des Champs-Élysées demeure le rendez-vous de tous les habitants de ce quartier chic de la capitale44. Il semble même que le cirque fasse finalement concurrence à la Comédie Française. Or cela ne tiendrait plus tant au nombre de véritables connaisseurs des arts équestres, mais au fait que cette étroite élite donne le ton :
« on croit bien faire en imitant les partisans de la haute-école, observe Carmen de Burgos. C’est finalement la mode qui fait le succès du cirque, si bien que l’on rencontre sur ses gradins les plus beaux noms de l’armorial, étranger et français, de la finance, des lettres. Et ce public vient au cirque pour se regarder au lieu de regarder le spectacle »45
Même les nouveaux établissements accueillent un public de choix : en février 1886, lors de la soirée d’inauguration du Nouveau Cirque, les loges sont occupées par « l’élite de la société élégante » ; on remarque celles de quatre grands cercles parisiens, louées à l’année46. Et il en va de même au cirque Molier, qui est fait par et pour des gens du monde : de grands noms se produisent sur cette piste d’amateurs et être admis « chez Molier » constitue dans les années 1880 comme dans les années 1920 un brevet d’élégance parisienne47.
B) Des élites artistiques et intellectuelles fascinées
Aux côtés de l’aristocratie de la naissance se trouve, dans le public des grands cirques parisiens du XIXe siècle et du début du XXe siècle, l’aristocratie des lettres et des arts. Théophile Gautier, inventeur de la critique de cirque, ne cesse de proclamer son admiration pour les artistes de la piste. Il est séduit par le cirque parce qu’il échappe à tous les théorèmes et ne se laisse pas réduire par l’interprétation. Il voit dans le monde du cirque une élite poétique et une aristocratie d’en bas48. De même, les frères Goncourt proclament que les artistes de cirque sont les seuls acteurs dont le talent soit incontestable, absolu comme les mathématiques ou mieux encore comme le saut périlleux. « Car, en cela, il n’y a pas de faux semblant de talent : ou on tombe ou on ne tombe pas »49. Dans les années 1880, Jules Barbey d’Aurevilly exprime une admiration identique : le cirque est à ses yeux le plus aristocratique et le plus héroïque des spectacles, il est « le théâtre des peintres, des sculpteurs et des poètes qui aiment la beauté et qui veulent la réaliser dans leurs œuvres »50. « C’est le seul théâtre où la perfection soit de rigueur. Ailleurs, dans les autres théâtres, on peut s’en passer, et Dieu sait si on s’en passe ! On n’en meurt pas ! […] Au Cirque, la médiocrité est menacée incessamment de se rompre le cou » tandis que dans les autres théâtres elle ne risque absolument rien51. Une telle fascination a inspiré à Guy de Maupassant, dans Fort comme la mort, le personnage d’Olivier Bertin : peintre célèbre et vivant dans la société mondaine parisienne, il place le cirque au rang de ses habitudes au même titre que son Cercle. De fait, les artistes du cirque ont inspiré de grands noms de la peinture : Edgar Degas, Auguste Renoir, Henri de Toulouse-Lautrec, Georges Seurat. Tous ont apprécié les arts de la piste sans doute pour les raisons excellemment exprimées par Gautier ou les Goncourt. Dans le public de l’entre-deux-guerres, peintres et écrivains demeurent présents comme en témoignent Raoul Dufy ou Pablo Picasso. Rosa Bouglione mentionne la présence, au cirque d’hiver, de l’écrivain Colette qui proclame que grâce au cirque elle a retrouvé sa jeunesse52. En 1930, bien des personnalités sont venues voir le jongleur Rastelli : Sacha Guitry, Yvonne Printemps, ou encore Colette53.
C) L’opéra du peuple54
Jules Barbey d’Aurevilly, dans son admiration pour le cirque, n’a pas négligé de souligner qu’il est un théâtre populaire, « le plus populaire des spectacles »55. De rares indices révèlent la présence d’un public autre que celui des catégories privilégiées. En avril 1805, une troupe de Franconi a donné deux fois, sur le théâtre de Nîmes, une pantomime qui a excité des troubles violents parce qu’elle a introduit sur la scène des hospitalières en vêtements de leur ordre56 : on peine à imaginer que ce public, prompt à en découdre dans un contexte religieux encore mal apaisé, ait été composé des seuls notables du lieux… La présence d’un public populaire autour de la piste du cirque Franconi itinérant est d’ailleurs attestée par la littérature. En Lorraine, en 1794-1795, « quantité de gens allaient le voir » selon Erckmann et Chatrian, y compris de modestes artisans prêts à débourser deux ou trois francs pour aller admirer ses chevaux sous sa grande tente de toile57.
Par son origine militaire, le cirque a trouvé dans l’armée son meilleur élément de clientèle et de propagande. Dès la fin des années 1790, Franconi donne des représentations gratuites pour les militaires ; on observe ensuite que beaucoup de pensionnaires de l’hôtel des Invalides assistent aux représentations58. Sous la Restauration, le maréchal de Castellane indique par exemple que, en décembre 1823, les housards de la garde et les premiers grenadiers à cheval ont été en corps au cirque Olympique voir La prise du Trocadéro exécutée par les écuyers de Franconi : « Tous les officiers de la division s’y trouvaient, ainsi que tous les officiers du régiment. La ville de Paris régale successivement de ce spectacle toutes les troupes de la garnison »59. Bouffé, qui travaille sur la piste Franconi, confirme que la salle recevait alors « chaque soir un régiment retour d’Espagne ; l’état-major, les officiers, les préfets et les maires de Paris occupaient les premières places »60. Ainsi, une partie des gradins du cirque Olympique est régulièrement occupée par des militaires qui contemplent sur la piste les évocations de leurs propres exploits. La piste donne à l’armée l’occasion de se voir elle-même en spectacle.
Sous la Monarchie de Juillet, le cirque donne à voir des pantomimes qui reconstituent les grands moments de l’épopée impériale. Le genre avait déjà eu du succès à la fin de la Révolution puis sous l’Empire. Il s’épanouit à partir de 1830 et il contribue à la diffusion de la légende napoléonienne. Le Cirque Olympique, grâce à la scène qu’il adjoint à sa piste, en fait l’essentiel de son activité et attire ainsi des gens issus du peuple de Paris. La construction du cirque d’été a sans doute favorisé la partition du public : au cirque Franconi est resté le public populaire, friand des pantomimes impériales, à celui des Champs-Élysées est parti le public aristocratique, fidèle des prestations de Baucher et des grands écuyers.
III/ Mutations du cirque et mutations du public
A) La fin des chevaux
L’apogée du cirque en France se place dans les années 188061 et le déclin a commencé vers 1890, quand le goût du public pour les spectacles équestres s’est fait moins vif62. Avec, notamment, l’avènement des sports motorisés63, la culture équestre cesse d’être au cœur de la vie des élites. Henry Thétard cite le témoignage de l’épouse de Charles Franconi, directeur du cirque d’hiver de 1898 à 1907 : il a achevé sa vie en étant attristé par la décadence du cirque. Le cirque d’été a été démoli en 1898 et le cirque d’hiver ne fait alors plus ses frais, la lutte contre les music-halls est devenue impossible à soutenir64. L’espace du cirque est devenu un lieu multifonctions : les concerts Pasdeloup et les concerts Lamoureux ont été organisés au cirque d’Hiver et au cirque des Champs-Élysées65. Sous la IIIe République, nombre de réunions politiques s’organisent à Medrano. Enfin, très symboliquement, le cirque d’hiver est devenu un cinéma entre 1907 et 1923.
Entre les années 1880 et les années 1910, la clientèle du cirque se diversifie. À Lyon, ville de 401 000 habitants en 1886, le cirque Rancy est capable d’accueillir 1 % de la population par séance. Il y existe donc un large public populaire, solidement campé sur le quartier populeux de la Guillotière. Mais l’établissement draine aussi les quartiers plus relevés de la Presqu’île et du VIe arrondissement : il est vrai qu’en province, il semble que le cheval demeure présent plus longtemps qu’à Paris dans les cirques en dur66.
De cette diversification témoigne aussi l’évolution de la stratégie publicitaire des établissements. Ainsi les programmes du Nouveau Cirque, dans les années 1880, font de la publicité pour deux tailleurs de luxe spécialisés dans les tenues d’amazones mais aussi les vêtements à porter dans les pays chauds, lieux du tourisme des plus aisés. En 1912-1913 en revanche, la publicité s’est considérablement diversifiée et tournée vers un public plus modeste67. Le public amateur de sports équestres ne semble plus envahir les loges ou les gradins du cirque. Quand Élisabeth de Gramont, la comtesse de Pange ou la duchesse d’Uzès évoquent la vie de la haute société autour de 1900, il n’est plus fait mention du cirque, alors qu’elles sont toutes trois passionnées par les chevaux68.
Cela ne signifie pas pour autant la disparition complète du public « chic » qu’observent par exemple les sœurs Vesque à plusieurs reprises69. Mais la désaffection du public parisien pour les spectacles de cirque s’affirme : dès les années 1900, les cirques fixes peinent de plus en plus à survivre, après quoi la Première guerre mondiale leur a porté un coup de grâce en raflant leur cavalerie et en décimant leurs artistes. De plus, au lendemain de la guerre, la mise à l’index des attractions des nationalités ennemies a accru les difficultés car les artistes-écuyers allemands étaient nombreux et brillants70. En supprimant les chevaux des cirques, la guerre a fait disparaître ce qui restait du public mondain.
B) Le succès des cirques itinérants
Dès les débuts du XIXe siècle, de petits cirques itinérants sont attestés, voyageant suivant le modèle des gens de théâtre que Molière a popularisé : le plus célèbre d’entre eux est le cirque Bouthors, qui voyage avec une semi-construction abritée par une tente parapluie. Il fascine Jules Vallès enfant, au Puy-en-Velay, à la fin des années 1830 : le prix des troisièmes y est à 10 sous, trop cher encore pour l’enfant qui néanmoins, aux côtés des paysans du lieu, a pu admirer la parade71. Émile Zola témoigne lui aussi de la présence de cirques forains au public populaire dans le Paris des Rougon-Macquart72. L’écrivain Colette se souvient qu’aux environs de 1880, à Saint-Sauveur-en-Puisaye, elle a vu « un misérable petit cirque forain » sur la place de son village. Âgée de sept ou huit ans, elle assiste à la représentation en compagnie de ses parents : la très jeune écuyère un peu maladroite et apeurée n’a pas eu beaucoup de succès. Deux ans plus tard, un chapiteau « plus minable encore » s’installe dans son village et la vision d’une bataille entre des dogues décharnés et un « pauvre âne » la fait fuir et ancre en elle une vision négative du cirque, jusqu’à ce qu’elle s’émerveille devant les belles soirées du Nouveau Cirque73.
L’histoire des cirques itinérants prend un tournant avec la venue du gigantesque cirque Barnum-and-Bailey en France, en 1901-190274 : pourtant, les cirques avec chapiteau étaient encore rares dans l’hexagone, dans les années 191075. C’est la fin de la guerre, en mettant à disposition des camions et des tentes, qui permet le véritable essor des cirques ambulants. Ce cirque itinérant prend toute sa mesure dans les années 192076, si bien que dans les années 1930, le public fréquente plus les cirques ambulants que les cirques stables parisiens77.
Ces grands chapiteaux des années 1920 et 1930 sont dirigés par des dompteurs comme les Court puis les Amar et les Bouglione, anciens possesseurs de ménageries78. Désormais, « la grande foule des spectateurs ordinaires du cirque » vient pour applaudir les numéros de dressage et découvrir des animaux fascinants dans le contexte d’une culture coloniale prégnante79. Il semble que ce public du cirque de l’entre-deux-guerres soit désormais fasciné par les animaux exotiques : par leur présence sur la piste, ils ont fait du cirque une forme populaire de spectacle80.
Il n’en demeure pas moins difficile de cerner ce public. En 1924, le cirque Cassuli rencontre un vrai succès auprès d’un public de connaisseurs qui, à Chantilly ou à Maisons-Laffitte, s’est précipité sur les places de premières. En revanche, à Saint-Cloud, les gradins restent vides81. En 1925, au cirque Albert Rancy à Boulogne, les sœurs Vesque observent un « pauvre public de pensionnats et d’asile de vieillards »82, mais en mars 1926 elles voient, au chapiteau André Rancy, un public presque exclusivement bourgeois83. Quelques mois plus tard, à Sèvres, au minuscule cirque Idéal, sans chapiteau, le public est composé en grande partie d’ouvriers russes ou sidis, qui se satisfont d’un spectacle pourtant fort médiocre84.
En fait ces cirques voyageurs, dirigés par des gens de métier, attirent « tous les publics » par leurs belles installations et leurs programmes de qualité : compromis à Paris par le music-hall, le cirque, sans les Rancy, Pinder, Bureau ou Lamy, aurait disparu85. Gustave Fréjaville émet un avis identique quelques années plus tard : « le passage à Paris des grands cirques voyageurs, loin de nuire à la prospérité de nos cirques fixes, doit ramener vers eux un public élargi, auquel il suffira de donner de bons programmes pour le retenir »86. Pourtant, il est bien obligé de reconnaître, quelques mois plus tard, que :
« Les efforts que font en ce moment à Paris nos deux cirques fixes dont les programmes sont à peu près constamment remarquables et souvent éblouissants ne semblent pas toujours, en dehors d’une élite fidèle d’amateurs et de spécialistes, être appréciés et suivis par le public autant qu’ils le mériteraient […] Le public, par contre, s’est porté en masse dans les cirques de passage qui ont planté leur tente à Paris l’année dernière et l’année précédente »87.
Il existe donc dans les années 1930 un public large et varié séduit par les grands chapiteaux tandis que les cirques en durs attirent encore une élite fidèle. La diversification de l’offre a induit une diversification du public. De fait, Fréjaville observe que le cirque Fratellini, qui peut contenir 6 000 spectateurs, est plein :
« La foule moderne, semble-t-il, n’a de goût que pour le provisoire, l’attraction de passage : le cirque voyageur flatte son goût d’instabilité, de mobilité perpétuelle et lui donne, en lui apportant la plus solide tradition dans une cage de toile, l’illusion de l’imprévu et de l’exceptionnel »88.
Les critiques de cirque ne permettent finalement de connaître le public qu’au travers de ses centres d’intérêt. Les portraits de groupe ne manquent pas, mais ils ne permettent jamais d’aller au-delà d’une approche globale.
C) La concurrence du music-hall
Si le cirque a perdu son public d’origine quand la culture équestre a occupé une place moins importante dans la vie des élites, il a aussi subi la concurrence de nouveaux loisirs, tel le cinéma ou le music-hall. Toutefois, ce dernier a d’autant mieux capté les publics du cirque qu’il a construit son identité en invitant sur sa scène, entre autres, les artistes de la piste. Les principales attractions des chapiteaux et des cirques en dur ont émigré vers ces salles d’un nouveau genre89.Depuis le début des années 1920, le cirque avait tenté de compenser la perte de son public d’habitués en proposant des programmes sans cesse renouvelés. Pour ce faire, il a renoncé à l’entretien de troupes fixes au profit de l’engagement de vedettes. Il s’est ainsi rapproché du music-hall, qui fonctionne lui aussi sur le système des engagements90. Pourtant, les meilleurs numéros ont souvent migré vers le music-hall où les conditions de travail sont meilleures et les cachets plus importants91. Désormais, les numéros marquants sont révélés par le music-hall de variété92. Si bien que le public s’est déshabitué d’aller au cirque sans pour autant renoncer à admirer clowns, funambules, jongleurs ou artistes aériens. Or, l’augmentation des salaires dans l’entre-deux-guerres a permis y compris aux ouvriers de se rendre plus souvent au spectacle, au cirque, certes, mais aussi au music-hall qui accueille un public hétéroclite, car le music-hall n’est pas forcément une consommation luxueuse. En décembre 1923, à l’Alhambra, qui partage nombre de numéros avec les cirques, le prix des places va de 80 francs, pour une place à l’avant-scène, à 3 francs pour l’amphithéâtre. En 1931, après la réfection de la salle et la réduction de la fourchette des prix, il est possible de passer une soirée dans ce music-hall de variétés pour 25 francs aux meilleures places, ou 8 francs au promenoir. Le salaire moyen de l’ouvrier étant passé à environ 28 francs par jour en 1930, un tel loisir est abordable pour ce public93. Quoi qu’il en soit, autour de la piste comme devant les scènes de music-hall, les artistes de cirque attirent, dans l’entre-deux-guerres, un public qui compte tout à la fois habitués et connaisseurs, artistes et écrivains, membres des élites mais plus encore spectateurs issus des classes moyennes et populaires.
Conclusion
Par sa nature équestre, le cirque des origines a su se réserver, malgré des tarifs relativement modestes, un public aristocratique. Mais celui-ci a cédé sa place quand les chevaux ont déserté tout à la fois la vie des élites et la vie des cirques. Le cirque a aussi perdu de son prestige en devenant peu à peu un spectacle étiqueté « pour enfants », même s’il reste à reconstituer la chronologie de cet étiquetage.
Toutefois persiste un émerveillement qui n’est pas uniquement le fait des enfants. Philippe de Gaulle découvre le cirque à Trèves, dans son enfance, entre 1927 et 1929, sous le chapiteau Hagenbeck, puis, de retour à Paris, au cirque d’Hiver ou à Medrano. C’est du reste la seule distraction qu’il évoque à propos de son enfance. Il y va en compagnie de son père qui s’enthousiasme devant la danse d’ours blancs et qui apprécie les clowns, « quand ils sont astucieux ». Un jour, un Fratellini vient jouer devant le petit Philippe, au bord de la piste, et son père de commenter : « Tu vois, ces gens méritent qu’on les admire parce que leurs tours compliqués et leur adresse sont le résultat d’un travail patient et constant »94. Charles de Gaulle atteste ainsi de ce que le public cultivé perçoit toujours, dans l’entre-deux-guerres, le cirque comme un espace où s’expriment des artistes plus que parfaits, tels qu’ils ont été glorifiés par Théophile Gautier ou par Edmond de Goncourt95.
Quoi qu’il en soit, dès ses origines, le cirque a été un lieu de rencontre de publics divers, si bien que cette caractéristique de la culture de masse s’inscrit dans un temps plus long encore qu’on ne le dit souvent. L’histoire de tels publics est donc une voie privilégiée de l’histoire générale des publics, d’autant que les artistes circassiens se sont pour certains produits hors de la piste et des chapiteaux. L’histoire culturelle se doit donc de porter toute son attention au monde du cirque qui, par la diversité de ses disciplines et par l’hétérogénéité de ses publics, a beaucoup à révéler de pans entiers de la vie culturelle des temps contemporains.