Hommage à Dominique Kalifa

DOI : 10.56698/rhc.507

Résumé

Texte de l’allocution de Jean-Yves Mollier lors du Congrès de l’Association pour le développement de l’histoire culturelle le 26 septembre 2020.

Texte

L’annonce du décès de Dominique Kalifa a provoqué un effet de sidération, d’effarement et d’incompréhension qui traduisent, à leur manière, le refus de croire ou d’accepter une mort aussi tragique et prématurée. De toutes parts, de France et d’Europe, mais aussi d’Amérique du Nord et d’Amérique latine ou d’Asie, les hommages des collègues et les témoignages des ami(e)s ont exprimé les regrets unanimes de tous ceux qui l’ont approché ou ont travaillé avec lui. Pour moi, qui ai participé au jury de thèse de doctorat de Dominique, en 1994, et qui n’ai cessé de le croiser depuis près de trente ans, sa disparition ressemble à celle d’un petit frère que l’on n’a pas su retenir et garder avec nous. Tous, nous connaissions ce sourire qui accompagnait Dominique et marquait la distance qu’il souhaitait maintenir avec ses collègues et ses étudiants. Souriant, chaleureux, passionné dès qu’il posait le pied sur un des territoires qu’il aimait parcourir, Dominique Kalifa était aussi un dandy dont l’élégance et le charme ne passaient pas inaperçus. Grand voyageur, dans l’espace et dans le temps, Dominique était aussi à l’aise quand il s’exprimait en français à la Sorbonne, qu’en anglais à New York ou Princeton ou en espagnol à Mexico ou Monterey. À Rio de Janeiro où je l’avais retrouvé, en 2017, lors d’un colloque de la Casa de Ruy Barbosa consacré à la Belle Époque, il avait dit à Isabel Lustosa, une chercheuse amie très chère, son regret de ne pouvoir s’exprimer en portugais, langue qu’il espérait parler un peu plus tard. À Mexico où il m’avait succédé en 2008 dans la chaire Marcel Bataillon commune à l’Université autonome, au Colegio de Mexico et à l’Instituto Mora, il avait eu la joie de retrouver une autre amie chère, Laura Suarez de la Torre, qui lui avait fait découvrir les monuments attestant l’ancienneté d’une civilisation disparue.

Ces deux évocations auxquelles j’ajoutera celle de Gabriela Pellegrino Suarès qui l’avait invité à l’université de Sao Paulo et qu’il devait recevoir le mois prochain à Paris, me serviront d’introduction à la diversité des espaces et des territoires que Dominique aimait parcourir. À ses débuts dans la recherche, il avait adhéré à l’Association des amis du roman populaire où Jacques Migozzi et moi-même avions plaisir à l’entendre parler de ses lectures. Il avait été l’un des artisans de la fusion de cette société amicale avec les chercheurs travaillant sur la culture médiatique, Marc Lits à Leuwen, Denis Saint-Jacques à l’université Laval, Paul Bleton et Julia Bettinotti, à Montréal. Membre de la LPCM, il était venu parler de Fantômas à l’université de Limoges il y a quelques années, retrouvant Jacques Migozzi, Matthieu Letourneux et Loîc Artiaga, compagnons de route ou de traversée de l’univers du roman-feuilleton dont il aimait parler également avec Judith Lyon-Caen. Puisque cet aspect de ses travaux ramène à sa thèse de doctorat publiée sous le titre L’Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque (Fayard, 1995) et aux livres qui s’y rattachent, Crime et culture au XIXe siècle (Perrin, 2005), Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire (Seuil, 2013), et Tu entreras dans le siècle en lisant Fantômas (Vendémiaire, 2017), je voudrais insister sur cette curiosité qui l’animait. C’est elle qui le poussait à s’intéresser aux criminels, à Vidal tueur de femmes (Perrin, 2001), à Biribi et aux bagnes coloniaux (Perrin, 2009), aux tatouages sur le corps des prisonniers ou à l’histoire érotique de la ville de Paris (Payot, 2018), sans craindre de bousculer certaines habitudes et de tordre le cou aux préjugés.

Ses travaux sur la culture de masse nous avaient fait longuement discuter sur son surgissement, entre 1836 et 1863, l’avènement de La Presse et du Petit Journal, pour lui, les années 1880-1890, celles de l’émergence des industries culturelles, pour moi, et sur cette Civilisation du journal dont il avait tiré un grand livre co-dirigé avec Alain Vaillant en 2011. À Mexico, il était venu parler de Crimen e cultura de masas en 2008 et à Rio, comme je l’ai dit, de cette Belle Époque dont il devait tirer le volume publié en 2017. Homme du dialogue avec les littéraires, il appartenait au Conseil de rédaction de la revue Romantisme tout en demeurant fidèle à la RH19, la Revue d’histoire du XIXe siècle où il avait beaucoup œuvré, aux côtés d’Alain Corbin quand il en était le président, et de Michelle Perrot, son premier guide dans ces espaces où la littérature, l’histoire, la sociologie, l’anthropologie se mêlent sans que l’on puisse clairement distinguer ce qui appartient à l’une ou à l’autre de ces disciplines. Refusant les frontières, qu’elles soient géographiques ou disciplinaires, Dominique Kalifa n’était peut-être pas tout à fait un homme aux semelles de vent, comme Rimbaud, mais c’était un marcheur et un coureur, toujours sur la brèche, l’œil aux aguets, prêt à ouvrir un nouveau chantier ou à repartir vers de nouveaux horizons. Invité dans les plus prestigieuses universités, à New York, Mexico, Rio de Janeiro, Sao Paulo, Londres, Lisbonne, Tokyo, Montréal, Toronto, il éprouvait un immense bonheur à parler devant un public qu’il passionnait.

À la Sorbonne, où il avait succédé à Alain Corbin en 2002, il avait fait de son séminaire un lieu d’échanges pour des étudiants venus du monde entier, et il était, pour ses doctorants, un véritable maître, quoiqu’il en refusât le titre, les aidant et veillant sur la progression de leurs travaux, sans ne laisser à personne le soin de les corriger, la plume à la main. Qu’il s’agisse des sensibilités, le domaine par excellence d’Alain Corbin, où il avait entraîné Anne-Emmanuelle Demartini, du crime, où il avait travaillé avec Philippe Artières, mais aussi Jean-Claude Farcy et l’équipe de Criminocorpus, ou de Fantômas, de Chéri-Bibi et de Zigomar, voire de Nick Carter et de « L’œil de la police », il était dans son élément. Persuadé, comme tous les membres de l’ADHC, que l’historien doit s’intéresser à toutes les formes de culture, et qu’il doit sans cesse dialoguer avec l’ensemble des sciences humaines et des sciences sociales, Dominique Kalifa s’était également essayé au cinéma, au documentaire, et il communiquait de plus en plus avec son entourage par l’intermédiaire de Facebook et de Twitter. C’est sur ces deux réseaux que l’on n’ose plus dire « sociaux » tant ils contribuent à l’isolement et à la solitude de l’individu postmoderne, que Dominique a choisi de s’exprimer par ce court : « au revoir » qui est son dernier message adressé aux vivants.

Si cette brève évocation laisse dans l’ombre tout ce que Dominique Kalifa ne nous a pas dit mais que nous devinons un peu mieux aujourd’hui, c’est qu’elle ne prétend pas résumer sa vie et son œuvre en quelques mots. Toutes les photographies publiées sur internet depuis sa disparition conservent la trace de ce sourire qui le caractérisait. C’est donc par cette sorte d’énigme que je voudrais conclure en insistant sur la prégnance de cette image qui est celle d’un homme que nous croyions connaître mais qui nous échappait. Parvenu tôt, à 45 ans, au sommet du cursus honorum, la chaire d’histoire du XIXe siècle à la Sorbonne, il avait pu mesurer, ces dernières années, les difficultés de plus en plus grandes que traverse l’Université. Inquiet sur l’avenir de cette institution, il l’était aussi sur le rôle des intellectuels, de plus en plus isolés dans un univers médiatique qui appartient désormais aux communicants et non plus aux savants. Journaliste ou critique littéraire, dans un quotidien lui-même en crise, Libération, il voyait le monde changer et s’interrogeait sur notre capacité à le maîtriser. Loin de se désoler et de revêtir le costume ou d’adopter la posture des Cassandre, il appelait à la vigilance et à l’étude de ces mutations des formes de la communication. Refusant de céder aux modes et au vertige du présentisme, il portait un regard assez sévère sur les marathoniens du petit écran et les oracles prêts à toutes les palinodies pour conserver leur strapontin dans les médias. Une nouvelle fois, son sourire un peu narquois lui permettait de conserver la bonne distance avec l’actualité et c’est sur cette image d’un homme, non pas désabusé, mais amusé par les effets pervers de la culture médiatique que je voudrais conclure et saluer Dominique Kalifa, un grand historien de la période contemporaine et un authentique intellectuel du XXe et du XXIe siècle.

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Yves Mollier, « Hommage à Dominique Kalifa », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2020, mis en ligne le 05 octobre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=507

Auteur

Jean-Yves Mollier

Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.

Articles du même auteur