L’INCONNU – À la fin l’humanité entière combattait pour lui.
L’OUVRIER – C’est que sa cause était celle de toute l’humanité1.
À une époque que l’on peut qualifier de dramatocratie2, le lieu et le texte de théâtre apparaissent très tôt parmi les plus efficaces pour rendre compte des tumultes de l’Affaire. Dès les premières années de celle-ci, en France comme à l’étranger, les dreyfusards investissent les théâtres pour y représenter des pièces, y donner des conférences et y récolter des signatures pour leurs pétitions. Ainsi, en juin 1899, L’Aurore organise au théâtre Moncey « une grande manifestation en l’honneur du ‘‘triomphe de la Vérité’’3 » devant mille cinq cents personnes quand, au même moment, David H. Attwell, résidant de Buenos Aires, propose à Dreyfus de se rendre en Argentine « avec [sa] femme, et si possible, avec M. É. Zola et le Colonel Picquart », pour « donner des Conférences dans différentes villes, et bien sûr dans les plus grands Théâtres4 ».
Le vocabulaire utilisé par un grand nombre d’écrivains pour parler de l’Affaire témoigne également de sa faculté à se prêter à une écriture dramatique. Mirbeau déclare que « [c]e qui se passe est […] absolument en harmonie avec les règles du théâtre5 », et Zola voit dans l’Affaire un « drame géant qui remue l’univers, [et qui] semble être mis en scène par quelque dramaturge sublime6 ». De même, des dessinateurs de presse et de cartes postales représentent les personnages de l’Affaire dans des décors de théâtre, sur scène, derrière un rideau, en marionnette ou en guignol7.
En France et à l’étranger, la force théâtrale de l’Affaire fournit à la presse et l’édition une diversité d’œuvres dramatiques mettant en scène des personnages réels et fictifs (allant de simples saynètes8 aux pièces en plusieurs actes en passant par des dialogues philosophiques9), qui sont parfois une adaptation de l’Affaire et de ses rebondissements, d’autres fois une réflexion sur celle-ci. Et, bien qu’il existe dès 1898 une production dramatique antidreyfusarde10, l’immense majorité de ces œuvres est dreyfusarde. En effet, si les antidreyfusards français dominent très tôt la presse et l’ephemera, les dreyfusards quant à eux s’engagent essentiellement dans l’édition pérenne et la littérature11, dont le théâtre fait partie. La question ne se pose pas à l’étranger où, nous le verrons, les auteurs de théâtre, à l’image de l’opinion publique, se montrent unanimement dreyfusards. Pourtant, malgré leur grand nombre, les adaptations théâtrales n’ont pas été retenues par les historiens comme des éléments importants pour comprendre l’Affaire.
Nos recherches nous ont permis d’ores et déjà d’établir un corpus dramatique de quarante-six œuvres référencées12 contemporaines à l’Affaire et relatives à celle-ci (voir le tableau-ci dessous), issues d’une quinzaine de pays et écrites en une dizaine de langues. Le corpus s’ouvre en 1895, avec une pièce anglaise de Seymour Hicks intitulée One of the Best et se clôt en 1906 avec un drame salvadorien d’Ortego de Quintana intitulé Le Procès Dreyfus. Notre étude, qui est le produit d’une première réflexion sur une thèse en cours, se propose de donner un aperçu de ce corpus à partir des œuvres les mieux documentées à ce stade de nos recherches13. Nous les analyserons dans le texte, quand nous le possédons, et en nous appuyant sur leur réception par les contemporains14.
Œuvres dreyfusardes |
Œuvres antidreyfusardes |
Total |
|
Œuvres françaises |
22 (47.83 %) |
5 (10.87 %) |
27 (58.7 %) |
Œuvres étrangères |
19 (41.3 %) |
0 (0 %) |
19 (41.3 %) |
Total |
41 (89.13 %) |
5 (10.87 %) |
46 |
Nous observerons la manière dont le théâtre dreyfusard, très prolifique en France et attractif à l’étranger, est un outil majeur pour comprendre l’Affaire, en nous intéressant aux motivations – dramatiques, politiques, sociales et enfin éthiques – qui poussent les dramaturges à s’emparer de ce sujet.
L’étranger aux origines du théâtre dreyfusard : des motivations dramatiques aux motivations politiques
C’est à l’étranger que l’Affaire semble pour la première fois portée à la scène. La pièce s’intitule One of the Best. Elle est signée par l’acteur britannique Seymour Hicks et créée à l’Adelphi Theatre de Londres en 1895. C’est parce qu’il voit à travers la scène de la dégradation et la figure de Dreyfus criant son innocence la matière d’un drame à succès que l’auteur en décide l’adaptation15. La pièce se joue jusqu’en 189716, puis, s’essoufflant, est retirée de la programmation. Mais en 1899, le second procès Dreyfus replace l’Affaire au premier rang de l’actualité, attisant l’intérêt des pays d’Europe et du monde par sa dimension dramatique et politique. Ce qui est considéré par certains critiques comme un « mélodrame militaire des plus médiocres17 » est alors rebaptisé L’Affaire Dreyfus par le directeur du Princess’s Theatre. La pièce de Hicks renaît et « passe pour être un des plus gros succès dramatiques de l’année18 ».
La genèse de One of the Best révèle une des raisons majeures pour lesquelles les dramaturges s’engagent en faveur de Dreyfus, à savoir l’intérêt dramatique que représente cette erreur judiciaire. Les lettres adressées à Lucie Dreyfus alors que son mari est emprisonné témoignent de l’engouement des artistes de spectacle pour ce sujet. On y lit le soutien d’un chef d’orchestre italien19, ou encore celui de la troupe de comédiennes du théâtre Sarah Bernhardt20, lesquelles écrivent depuis Grenoble où elles sont en tournée.
Toutefois, une autre raison, morale cette fois, apparaît assez tôt, relayée par les pièces dreyfusardes qui émergent dès 1897 en Europe (aux Pays-Bas21 ou encore en Italie22) et l’année suivante en Amérique (à Cuba23 ou encore au Salvador24), où il s’agit de défendre un innocent. Les théâtres d’Afrique du Sud accueillent également des manifestations dreyfusardes, comme en témoigne cette lettre adressée à Lucie Dreyfus par le journal The Standard and Diggers’ News en septembre 1899 :
« [L]a population de Johannesburg, sans distinction de nationalité et de croyance, condamne à l’unanimité le verdict de la Cour Martiale de Rennes en tant qu’atroce faute judiciaire et cruelle erreur envers un homme innocent. Il résulte de cette décision de la justice française comme une odeur qui empeste les narines de l’humanité. […] La croyance qu’une terrible injustice a été commise à l’égard du Capitaine Dreyfus est absolue à travers tout le Transvaal, et a trouvé son expression dans la Presse et dans les manifestations populaires au sein des Théâtres et des Music Halls. Les habitants de la République Sud-Africaine s’allient avec le monde entier aux côtés du Capitaine Dreyfus et de la justice25. »
Les dreyfusards trouvent alors dans l’étranger un soutien de taille. Clemenceau le rappelle lorsqu’il déclare en février 1898 : « Quant à l’opinion de l’étranger sur l’affaire Dreyfus, nous avons répété cent fois qu’elle était unanime, […] unanime contre le Gouvernement qui s’emploie au profit des coupables à fausser la justice de la loi26. »
Sur le plan politique, enfin, les antidreyfusards se persuadent qu’en cherchant la réhabilitation de Dreyfus les États étrangers visent la « dégradation » de la France qui est une puissance de taille sur l’échiquier international27. Dans ce contexte, le théâtre dreyfusard devient bientôt une menace aux yeux des autorités françaises et les moyens déployés par les politiques et diplomates français pour interdire ces pièces en France et à l’étranger en témoignent28. Ainsi, un drame intitulé J’accuse… ou le procès Zola est joué les 19 et 20 février 1898 au Parckschouwburg d’Amsterdam et, malgré son « énorme succès29 », est interdit quelques jours plus tard « à la demande de l’ambassade de France à la Haye30 » selon L’Aurore, qui ajoute que « [c]ette mesure ne fera qu’augmenter encore les sympathies pour le grand champion de la justice et de la vérité31 ».
Dès le début de l’année 1898, soit assez tôt dans l’Affaire, et alors qu’un corpus dreyfusard émerge à peine en France, une circulation des pièces s’installe entre les différents pays d’Europe et principalement entre les Pays-Bas, la Belgique, l’Allemagne et la Suisse, comme en témoigne la presse. C’est dans ce contexte qu’en mars 1899 Lucie Dreyfus reçoit de Bruxelles la lettre d’un certain A. de Knÿf l’informant que « [s]’étant entendu avec Mr Van Sprinckhuysen auteur de la pièce hollandaise intitulée ‘‘Dreyfus ou le martyr de l’île du diable’’ et dont le succès en Hollande [lui] est connu, [il est] résolu de faire une tournée en Belgique ». Ce correspondant ajoute qu’il a « déjà obtenu l’appui de quelques personnalités qui veulent de concert avec [lui] soumettre à la justice humaine les faits odieux qui [l’]ont atteinte dans [ses] plus chères affections » avant de conclure en lui demandant, entre autres informations, une photographie de son mari « afin de donner le plus de réalité possible aux faits qu’[il veut] reproduire32 ».
Finalement, l’intérêt international porté à l’Affaire et l’abondance de pièces sur le sujet traduisent la transformation d’une affaire française en une affaire universelle, tant sur le plan géographique qu’idéologique.
Un théâtre qui fédère les peuples : des motivations sociales
Très tôt, les dramaturges français, prenant conscience de la menace politique que l’Affaire représente pour le pays et, voyant dans celle-ci un sujet paradoxalement unificateur, décident de prendre l’étranger à témoin. En 1899, Paul-Hyacinthe Loyson33, qui symbolise les dreyfusards catholiques dont on ne parle guère et que l’histoire a oubliés pour n’avoir retenu que le « silence de l’Église officielle34 » et « l’agressivité d’une certaine presse confessionnelle35 », publie un pamphlet dramatique et dreyfusard en un acte intitulé Magor, écrit à Rome36. Dans celui-ci, il déclare à travers son personnage de Marcile : « Je voudrais crier cette innocence par les rues, dans les âmes, prendre à témoin le monde ! Car, avec l’âme de ce pays, c’est l’Âme un peu du monde, il me semble, qu’on va suffoquer par ce crime37 ! » Pour ce dramaturge cosmopolite, né à Genève d’une mère américaine et d’un père français, la France doit la première « pousser un cri de justice où résonne toute l’âme de [ses] pères pour que les étrangers l’entendent au débarquer [sic]38 », et ainsi contrer la menace étrangère qui pourrait la bafouer.
C’est dans cette logique qu’en 1898 Romain Rolland fait jouer en Italie son drame philosophique, Les Loups, à Naples puis à Rome, dans une traduction du prince Ruffo qu’il supervise39. Cette pièce occupe une place particulière dans le corpus dreyfusard car, plus que l’auteur, c’est le public qui décide d’en faire une pièce partisane en faveur de Dreyfus. En effet, avec Les Loups, le dramaturge pacifiste veut appeler le spectateur à élever sa pensée et à se placer, comme lui, « au-dessus des fureurs de la mêlée40 », afin de rendre justice, au nom de la raison, aux deux partis qu’il n’épargne guère. Mais en confiant la création de sa pièce à Lugné-Poe et son théâtre de l’Œuvre, alors étiqueté dreyfusard41, Rolland en oriente l’interprétation. Et, en Italie comme en France, il s’attriste de voir que son public prend parti pour Dreyfus sans adopter le point de vue surplombant qu’il préconise42.
Pour la majorité des dramaturges dreyfusards, ouvrir leurs pièces à l’étranger revient à impliquer le public le plus large qui soit. De fait, le théâtre dreyfusard est marqué par une forte volonté fédératrice et peut, pour cette raison et du fait des moyens qu’il déploie, être qualifié de populaire, selon les différentes acceptions du terme. Pour Rolland, il s’agit d’ériger un théâtre du Peuple, réunissant l’ensemble des hommes vivant en société. Pour cela, il fait de la Révolution française le terreau de son théâtre et la toile de fond de sa pièce, convaincu qu’un sujet historique saura toucher toutes les classes sociales. Pour l’écrivain anarchiste Charles Malato, en revanche, il s’agit d’établir un théâtre prolétaire, adapté à la plèbe. C’est ainsi qu’il fait de Barbapoux43, son drame satirique créé en 1898, une pièce à la fois simple, drôle et courte. En France comme à l’étranger, les Universités44 et les Théâtres populaires ainsi que les Maisons du Peuple deviennent du reste des lieux privilégiés destinés à la représentation de ces pièces. Le drame de Van Sprinkhuijsen est par exemple joué à la Maison du Peuple d’Amsterdam45 et celui de Malato à celle de Montmartre46. D’ailleurs, La Gazette de France du 7 janvier 1898 écrit au sujet de la pièce hollandaise que « [l]es prix d’entrée sont dérisoires afin d’attirer le plus de monde possible47 ». Pour Eugène Quémeneur, enfin, la dimension populaire se traduit par la volonté de décentraliser son œuvre, dans la mesure où, par ce geste, il propose à un public plus large et plus divers, en l’occurrence provincial, un répertoire jusque-là essentiellement réservé, en France, à un public parisien. Ainsi, en 1903, il crée Fatalité à Nantes, dédiant sa pièce à « la cause de la décentralisation artistique48 ». Finalement, par-delà des motivations différentes, qu’elles relèvent du théâtre populaire, prolétaire ou qu’elles soient adressées au plus grand nombre, ces pièces soulignent d’une part la foi et l’espoir placés dans une partie de la population jusque-là délaissée, et d’autre part l’universalité du thème de la justice.
Une Affaire sans Dreyfus49 ? L’entreprise d’universalisation
En France, où la personnalité de Dreyfus fournit à beaucoup un motif de détestation en tant que Juif, militaire et bourgeois, l’engagement des dramaturges ne constitue pas tant une dénonciation de l’antisémitisme qu’une lutte pour la justice et la vérité dans laquelle Dreyfus fait figure de prétexte et d’anti-héros exemplaire. Ainsi Rolland déclare : « La question qui se pose dans Les Loups, est plus tragique et plus haute que le sort d’un homme condamné pour un crime douteux […] Il s’agit de la lutte engagée aujourd’hui entre la Justice et la Patrie. Dans cette misère publique, toute misère individuelle se noie50. » C’est aussi l’avis de Loyson qui affirme à travers son personnage de Marcile : « Il ne s’agit plus d’un seul homme ; il s’agit d’une victime infinie51… » C’est enfin celui de l’Ouvrier de Jean Joseph-Renaud qui déclare, dans une pièce en un acte intitulée Après les obsèques : « L’acharnement était tel qu’en combattant pour lui on ne pensait plus à lui ! […] Pour nous, il était devenu comme qui dirait un symbole, un drapeau, autour duquel on s’est battu, on a souffert, non pour un homme, mais pour la Justice, avec un grand J, pour la Vérité, avec un grand V52 ! »
Le dépassement de l’Affaire au-delà du cas individuel de Dreyfus induit également chez les auteurs la volonté d’un dépassement de la cause juive – dépassements que le public de ces pièces peine, quant à lui, à appliquer. Rolland s’en plaint, écrivant au sujet de son drame :
On le voit, – et je ne cherche pas à le cacher, – il y a des points de contacts entre le sujet et l’affaire récente, comme il est naturel, puisque celle-ci a inspiré celui-là. Mais les analogies s’arrêtent à des circonstances et des traits généraux. Nulle personnalité a le droit de s’y reconnaître ; je répugne à ces moyens vulgaires, qui rapetissent une œuvre d’art, en la dépouillant de sa vie propre, qui doit être universelle. Au reste, je verrais de la fatuité à ceux qui voudraient se retrouver dans des héros aussi supérieurs à eux, que la grande République l’est à la petite53.
Pour la plupart des dramaturges dreyfusards, même antisémites, il s’agit non pas de défendre un individu mais un Homme, non pas un Juif mais un innocent, à une époque où l’antisémitisme est considéré comme une opinion admise et répandue54. En témoigne à nouveau Rolland qui, au moment où il écrit Les Loups, dénonce l’enjuivement de la presse et rejette les éditeurs juifs, ou encore Malato qui, avant d’écrire Barbapoux, publie en 1891 un essai intitulé Révolution chrétienne et révolution sociale, qu’il introduit en déclarant que « mis au ban de l’humanité par le christianisme, [le juif] étrangle celui-ci de ses doigts crochus55 ». Ainsi, l’antipathie plus ou moins grande de chacun d’entre eux à l’égard des Juifs et de Dreyfus, ainsi que leur refus de faire de ce dernier le héros de leurs pièces, apportent à ces auteurs un certain crédit. Si les pièces dreyfusardes ne prennent pas encore la défense des Juifs, elles apparaissent au demeurant novatrices par leur volonté de se détacher des stéréotypes qui prolifèrent sur les planches françaises56. Dreyfus ne doit plus être le symbole du Juif mais celui de la victime de l’erreur judiciaire, pour reprendre le nom que lui donne Alphonse Allais dans sa saynète intitulée « Réhabilitation solennelle ». Et si dans certaines répliques le stéréotype du Juif arriviste demeure (à l’instar de Rossfitz dans Barbapoux), il ne donne alors que plus de poids au discours de ces auteurs, lesquels, au nom de la justice, acceptent de défendre un Juif, un bourgeois et un militaire. À ce sujet, Urbain Gohier, dreyfusard antisémite57, analyse rétrospectivement : « Lutter pour la liberté, pour les garanties de justice sans lesquelles un homme du XXe siècle ne peut pas vivre – et soutenir cette lutte à propos d’un Juif, au profit d’un Juif –, c’était, pour un antisémite, doubler la signification et le mérite de son effort58. » À l’étranger en revanche, les dramaturges rappellent plus volontiers la judéité de Dreyfus. Ainsi Georgina Weldon, chanteuse, pédagogue et écrivain socialement engagée59, anglaise d’origine galloise, écrit en 1898 une comédiette60 en un acte et en français intitulée Le Complot de l’État-major61, qu’elle dédie au Colonel Picquart et qu’elle introduit en présentant Dreyfus comme « la victime d’un abominable complot antisémite62 ». Marie-Christine Kok-Escalle note pour sa part que c’est « [e]n faisant de la condamnation de Dreyfus une affaire religieuse, [que] les Hollandais vont en faire une cause de justice à dimension internationale63 ».
Les pièces sur l’Affaire mettent en scène une minorité de personnages dreyfusards, traduisant une réalité historique. En effet, en 1898, au moment où s’écrit une majorité de ces drames, beaucoup de dreyfusards n’ont pas encore rejoint la bataille. Par ailleurs, comme le relève Pascal Ory dans sa préface aux Souvenirs sur l’Affaire de Blum au sujet des adversaires de la révision et plus largement des antidreyfusards : « eux seuls, après tout, par leur obstination, créent l’Affaire64 ». En les mettant en scène, il s’agit alors de les décrédibiliser et, pour cela, de tour à tour les animaliser ou les réifier (en porc65 ou en tinette66 chez Malato). À l’inverse, les personnages dreyfusards sont souvent présentés de manière allégorique. C’est ainsi que Malato met en scène l’Opinion publique, symbolisant la France malade, ou encore les Trois Intellectuels et le Prolétaire. Alfred Jarry, quant à lui, dans sa « pièce secrète en trois ans et plusieurs tableaux » intitulée L’Île du diable et publiée en 1898 dans l’Almanach du Père Ubu, rebaptise Picquart la Conscience, ce dernier apparaissant souvent, dans les pièces dreyfusardes, comme le héros de l’Affaire.
Quant à Dreyfus, parce qu’il est utilisé comme prétexte par les dramaturges dreyfusards, il est soit absent, soit en marge de leurs textes. Il n’apparaît pas chez Malato, est marginalisé sous le nom de Bordure chez Jarry, et sa discrétion dans le drame de Rolland est jugée comme une « faute énorme67 » par le critique dramatique antidreyfusard Émile Faguet. Enfin, Loyson le qualifie dans son drame de « personnage invisible68 »69. Ainsi, le corpus dreyfusard donne à voir et à lire une Affaire sans Dreyfus. Ce choix illustre, d’une part, la volonté de ne pas réduire l’Affaire à un homme et, d’autre part, la réalité historique, puisque ce n’est qu’en 1899, à son retour du bagne, que Dreyfus prend connaissance à la prison de Rennes de l’immense écho de cette Affaire qui n’est déjà plus tout à fait la sienne. À l’inverse, comme le laisse entendre l’avis de Faguet sur le drame de Rolland, les antidreyfusards centrent leur combat sur Dreyfus. C’est ainsi que – sous le nom de Fergus – il donne son titre à la pièce patriotique de Georges Grison et Albert Dupuy, dans laquelle un « capitaine d’artillerie français, séduit par une femme, trahit pour devenir colonel allemand et est finalement tué par sa femme légitime70 ». De la même manière, les œuvres antidreyfusardes insistent sur sa judéité sur laquelle ils fondent leur argument principal, comme en témoigne cette fois le titre – L’Or Dieu – de la comédie de Dep71, dans laquelle Dreyfus est renommé Lipp72 et qui s’ouvre sur cette didascalie : « Tous les personnages ont le type juif accentué. Blenhoff se distingue par des yeux ronds hors de la tête. Il ressemble à un boule-dogue73. »
Finalement, il est permis de faire du théâtre un élément essentiel de l’Affaire au regard du nombre de pièces que celle-ci a inspirées dans le monde. Si, comme nous l’avons vu, le théâtre antidreyfusard tient une place très minoritaire dans ce corpus, il convient cependant de rappeler qu’il existe au même moment en France, et de façon très présente, un théâtre antisémite que l’Affaire alimente. Par ailleurs, l’existence d’une catégorie d’œuvres neutres ou ambiguës pourrait être interrogée, à travers notamment Les Loups de Romain Rolland. Privilégier la réception conduit toutefois à classer cette pièce parmi les œuvres dreyfusardes.
Ces pièces traduisent la puissance dramatique de l’Affaire. Qu’il soit dreyfusard ou antidreyfusard, le théâtre a cette capacité à déplacer le spectacle de la scène vers la salle. Les critiques et la presse en attestent, les publics des deux camps opèrent un transfert des personnages fictionnels vers les protagonistes réels. Ainsi, le public de Malato ne siffle pas Barbapoux mais Drumont, et Rolland rapporte qu’à l’entrée sur scène d’Eugène Damoye, qui interprète Verrat74, le public parisien crie « Enlevez Esterhazy75 ! » Les salles de spectacle se transforment bientôt en champs de bataille dans lesquels les deux camps en viennent aux mains. Pour ces raisons notamment, il conviendra encore d’étudier la question de la mise en scène.
À une époque où le théâtre a une influence considérable sur la société, ces pièces sont à la fois puissantes et dangereuses. En témoignent d’une part ces mots adressés par Rolland à Lugné-Poe au sujet de sa pièce : « Elle est dangereuse. Je me suis laissé entraîner par les passions, et j’ai peur qu’elle en déchaîne beaucoup trop et de mauvaises76 ». En témoigne d’autre part la censure exercée par les autorités françaises en France et à l’étranger. En témoigne enfin l’idée, partagée par de nombreux antidreyfusards, que le théâtre ne doit pas se mêler de l’Affaire. À ce sujet Henry Fouquier, critique dramatique au Figaro, écrit à l’issue de la première des Loups que « la morale de l’aventure, c’est qu’il est des choses dont il y a péril à saisir la foule77, surtout sous la forme aisément brutale et scandaleuse d’une représentation théâtrale78 ». Par ailleurs, l’urgence dans laquelle ces œuvres dreyfusardes sont écrites en illustre aussi l’importance. Que leurs motivations soient dramatiques, politiques, sociales ou éthiques – catégories souvent dépendantes les unes des autres, nous l’avons vu –, ce sont souvent la même nécessité, la même impulsion et le même sens du devoir qui poussent les auteurs dreyfusards à prendre la plume. À l’instar de Rolland qui se dit « possédé79 », Weldon, dans sa préface, se déclare « visitée80 ». La taille des pièces dreyfusardes, souvent très courtes, signale d’ailleurs cette urgence. En définitive, si l’Affaire a connu une audience si large, comme le souligne la diversité des dramaturges à s’en être inspirée (journaliste, militant anarchiste, européen pacifiste…), c’est en raison de sa dimension édifiante. Pourtant, bien que ces auteurs aient souligné son caractère universel, l’Affaire semble avoir été trop exceptionnelle et trop inouïe, et en ce sens insuffisamment exemplaire, pour que l’époque comme la postérité parviennent à y voir autre chose que l’affaire Dreyfus, empêchant de fait l’entreprise d’universalisation de ces dramaturges de se réaliser pleinement.