Introduction à « La culture, ça sert aussi à gouverner ? »

Text

On n’y pense pas toujours – et rarement en premier lieu : la culture, ça sert aussi à gouverner. Comme Malraux ajoutant, à la fin d’un célèbre discours reconnaissant la valeur artistique du cinéma, qu’il était « par ailleurs » une industrie – le codicille pouvant apparaître à certains égards comme plus important que l’énoncé principal –, on pourrait affirmer que la culture sert à créer, à communiquer, à comprendre le monde ou soi-même, à mieux vivre, à se donner une identité ou à se distinguer des autres – et qu’elle est par ailleurs un moyen de gouvernement. Si nous sommes réticents à l’envisager d’emblée, c’est parce que nous avons tendance à penser que la culture – ou l’art, avec quoi elle est souvent confondue – ne devrait servir à rien d’immédiatement profitable, qu’elle devrait être dégagée de toute instrumentalisation sociale, économique ou politique, et que c’est même la définir dans son essence que de lui dénier toute utilité directe ou pratique ; ou alors, s’il faut vraiment qu’elle soit bonne à quelque chose ou à quelqu’un, que ce soit à l’épanouissement de l’individu ou à l’émancipation du genre humain, qu’elle soit utilisée, et même mobilisée pour donner à tous, et d’abord aux plus faibles, les moyens de contester l’ordre établi. L’art pour l’art ou l’art social ; la culture pour rien ou pour armer les esprits contre les pouvoirs, à la bonne heure ! Mais, gouverner, vraiment ?

Vraiment. Les pouvoirs, en particulier celui qui a charge, ou privilège, d’administrer la chose publique, ont tôt entrevu tous les dangers potentiels de la culture mais aussi tous les avantages qu’il pouvait y avoir à la contrôler (version autoritaire) ou à l’orienter (version libérale). Le gouvernement des hommes n’étant pas l’administration des choses (ce que reconnaissait volontiers le comte de Saint-Simon, à qui l’on fait souvent dire le contraire), la culture est une arme de choix dans la panoplie de tout dirigeant (même et surtout pour celui qui sort son revolver au seul énoncé de ce mot), lequel veillera à fournir à sa population un décorum, des spectacles, un imaginaire et une imagerie, des ressources de sens, voire, dans les cas les plus systématiques, une idéologie et un art officiels ; il limitera l’expression de la contestation (jusqu’à l’interdire par la censure) dans le même temps qu’il vantera les mérites de son action (par des formes plus ou moins ouvertes de propagande) ; il usera tour à tour de la subvention, de la réglementation, de la labellisation… et dans certains cas de la coercition voire de la violence ; il s’appuiera sur les sciences et les savoirs, sans perdre de vue ni les arts ni les lettres, ni l’éducation ni les médias, étant entendu que la culture peut s’entendre au sens le plus large et que son administration comme ses acteurs peuvent s’envisager à toutes les échelles, du local au global. Symbolique du pouvoir et politique de la culture apparaissent ainsi étroitement liées sans coïncider tout à fait et sans éclipser d’autres instances – du religieux à l’économique.

References

Electronic reference

Evelyne Cohen and Laurent Martin, « Introduction à « La culture, ça sert aussi à gouverner ? » », Revue d’histoire culturelle [Online],  | 2020, Online since 26 septembre 2020, connection on 29 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=385

Authors

Evelyne Cohen

ENSSIB-Université de Lyon

By this author

Laurent Martin

Université Paris-3 Sorbonne Nouvelle

By this author