Le canon de la bande dessinée franco-belge est composite : il a été structuré par une institutionnalisation (recherche, musées, expositions) qui fait suite à l’engagement de collectionneurs et de bédéphiles. Son histoire est fragmentée et des ouvrages comme La bande dessinée, son histoire, ses maîtres (Groensteen, 2009), proposent un paramétrage qui rend reconnaissable1 ledit neuvième art. Mais, des sources n’ont pas été conservées ou se trouvent éparpillées : des dessins sans signature, des collaborations non créditées, des catalogues incomplets, l’absence de contractualisation de collaborations, entre autres. Et, lorsque l’on parle d’un héritage, on a tendance à placer la focale sur les maisons d’édition2, sur des titres emblématiques3, sur des revues iconiques4, et surtout sur la production masculine qui compose son canon5. L’intérêt vis-à-vis des maîtres de la BD6 interpelle en raison de son influence dans ce que l’on a longtemps considéré comme un art sans mémoire7, mais dont le récit comporte les traces d’un imaginaire genré. Dans ce panorama fragmenté, éclaté, partial et partiel, on se demande : quel rôle ont joué les femmes et quels sont leurs héritages8 ? Ces questions servent de fil conducteur à cet article, lequel fait référence, dans un premier temps, aux publications des dessinatrices dans la presse illustrée au début du XXe siècle (strips, dessins de presse et histoires à suivre). Cela permettrait d’avancer une première hypothèse quant à la présence des femmes dans l’histoire du médium. Ensuite, il s’agira de signaler la manière dont ces femmes tentent de faire corps dans leur quête pour la reconnaissance. Enfin, il sera montré la pertinence du travail d’archives, pour penser l’héritage des femmes dans le neuvième art. Cette réflexion est faite dans le cadre de ma recherche doctorale, où j’entrecroise des méthodes mixtes (observation participante, entretiens et travail sur archives) aux épistémologies féministes.
Les femmes dans l’émergence du neuvième art
Les bandes dessinées faites par les femmes n’étaient pas des cas rares au début du XXe siècle9. On peut trouver, par exemple, une BD muette de Gerda Wegener10 datant du 17 juillet 1915 dans Le Rire et plusieurs de ses dessins dans La Baïonnette, où il y a également des dessins de Louise Ibels. Les femmes sont très présentes dans les illustrés pour « jeunes filles », où l’on trouve les créations de Colette Pattinger dès 1921 dans Lisette, ou de Manon Iessel dans La Semaine de Suzette, et ce dès 1930.
Illustration 1. Gerda Wegener, « L’origine du zeppelin », Le Rire : journal humoristique, 17 juillet 1915
https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k62763987/f12.item vue 12/12
Illustration 2. Louise Ibels, sans titre, La Baïonnette, 7 juillet 1917
https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k65815561/f3.item vue 3/16
Pour diverses raisons11, toutes les femmes ayant fait des bandes dessinées ou des dessins de presse ne peuvent pas être considérées comme des bédéastes. Cependant, leur parcours permet de réfléchir à d’autres héritages que celui du canon masculin. En valorisant cet héritage comme source à potentiel historique, c’est-à-dire qui peut servir au récit historique, on peut rendre compte de dynamiques politiques et sociales qui traversent l’histoire de la BD. Cette problématique conduit à se demander : quel genre d’histoire a été retracée. Quels critères ont permis de normer les références à prendre en compte pour que tels acteurs ou actrices soient dignes d’être inscrit-e-s dans la postérité ? Au regard des discriminations documentées, ces questions invitent à penser cette histoire à travers une approche qui prend en compte l’héritage des femmes, à l’intérieur des rapports sociaux et de genre. C’est cela que recouvre le terme de matrimonialisation.
Le manque de sources rend difficile l’étude de la trajectoire de créatrices. Comme le constate Isabelle Bastien-Dupleix12, commissaire de l’exposition Claire Bretécher, « il n’y a pas de liens entre la notoriété des femmes et les traces, les travaux ou les études (en tout cas publiées) qui ont pu se faire sur leurs créations13. » Cette difficulté appelle à réfléchir sur ce qui est considéré comme source historique, ou méritant le statut patrimonial/matrimonial. Le concept de matrimoine est un outil pertinent pour explorer les legs des femmes, quel qu’il soit le domaine. Si l’on se base sur l’étymologie du terme patrimoine (transmission léguée par le père), on peut saisir la volonté de conservation d’un héritage partial et partiel. D’ailleurs, la récente émergence des journées du matrimoine, visant à modifier nos perceptions de l’histoire dans un but clairement politique, rendent compte de cet héritage méconnu, ignoré, négligé, transmis par les femmes. En 2019, Stéphanie Urdician, faisant état de la transformation du vocable matrimoine au cours de l’histoire en France14, expliquait :
La disparition du terme rend invisible le rôle des femmes dans les processus de transmission économique et symbolique en les excluant de la sphère du pouvoir et de la culture officielle. L’un des tournants de l’histoire de la disparition de l’héritage des femmes (au sens juridique, politique et culturel) est la rupture (matérielle et symbolique) de la généalogie matrilinéaire, caractéristique commune à toutes les sociétés patriarcales). Traduction personnelle15.
Dans le cadre d’une étude sur les créatrices de bande dessinée, cette réflexion invite à questionner la rupture d’une généalogie bilatérale (venant des hommes et des femmes), laquelle est surtout mise en évidence quand on s’intéresse à d’autres fonctions comme la scénarisation, la colorisation ou l’édition. Par exemple, l’histoire du médium retient le rôle des frères Offenstadt16, mais aucune source secondaire ne mentionne le rôle de Suzanne Vignon, gérante de la Société Parisienne d’éditions entre 1926 et 1934, laquelle apparait dans la signature des périodiques de cette époque (Cri-Cri, L’Épatant, Fillette…). Il en va de même pour Françoise Bosquet, qui édite, scénarise et colorise pour des journaux comme Vaillant et Pif Gadget, et dont le rôle est brièvement souligné dans un ouvrage de 201217.
Par ailleurs, l’exploration de cet héritage doit prendre en compte les difficultés professionnelles des femmes18 et leur contexte, surtout à une époque où la création artistique n’était accessible qu’aux groupes privilégiés. De lors, l’approche du genre est pertinente pour questionner le manque d’archives liées aux femmes et la nécessité de travailler sur des sources primaires. Mais, ce phénomène n’est pas unique aux mondes de l’art, et divers outils théoriques permettent de réfléchir à cette absence pour saisir les mécanismes de l’invisibilisation. Pour Michèle Le Doeuff19, cette invisibilisation est corrélée à une exclusion genrée. Ce phénomène systémique se produit en trois temps : le premier étant celui qui interdit l’accès des femmes à un certain domaine. Si rien ne permet d’assurer l’éventuelle interdiction des femmes dans le champ de la BD, le nombre d’abandons de carrière en raison des contraintes qui pèsent sur les créatrices20, peut expliquer certains phénomènes d’auto-interdiction de cette pratique professionnelle. Le second temps est celui où l’on nie ou minimise la présence et le rôle des femmes dans ledit domaine. On peut, par exemple, illustrer ce constat par les déclarations de Franck Bondoux (délégué général du Festival d’Angoulême) qui affirmait, en 2016, que les femmes dans l’histoire de la BD « pouvaient se compter sur les doigts d’une main »21. Le troisième temps, enfin, est celui qui dévalorise le travail de ces femmes, et qui peut être assimilé aux discriminations sexistes expérimentées par les créatrices22. Suivant cette logique, on peut donc faire une lecture critique des procédés qui ont contribué à normaliser l’invisibilité des créatrices de BD.
Malgré une lecture critique, on se retrouve avec le même problème : il y a très peu de traces sur le rôle joué par ces femmes et par conséquent, très peu d’études qui peuvent en découler. Alors, comment faire pour étudier leurs apports ? La démarche empirique permettant de répondre à cette question est souvent passionnante : on s’attache à fouiller des ressources documentaires (travaux scientifiques, catalogues de bibliothèques, ouvrages spécialisés) et à éplucher des ressources primaires (périodiques dessinés/illustrés, les catalogues universitaires et de maisons d’édition ainsi que les bases de données des centres de conservation et les forums dédiés à la BD)23. Si repérer les traces de celles qui sont sorties du circuit (retraite, abandon de carrière ou décès) revient à trouver une aiguille dans une botte de foin, leur trouvaille vient récompenser les efforts déployés. Suivant cette dynamique, j’ai pu ainsi lister les noms de 665 créatrices ayant publié au moins deux bandes dessinées (strips, périodiques ou albums) dont certaines depuis le tout début du XXe siècle. La question demeure alors : si ces créatrices sont bel et bien présentes dans l’histoire du neuvième art français, quels sont leurs legs ?
Remonter la trace
La thèse de Jessica Kohn est le premier travail de recherche où l’on découvrait les noms des quarante-et-une femmes dessinatrices24 (dans un corpus de 400 bédéastes) ayant publié dans les illustrés franco-belges entre 1945 et 1968. Mais, les paramètres de son étude25 excluaient de fait les femmes qui, pour diverses raisons, n’avaient pas fait du dessin leur principale activité professionnelle. Pourtant, elle ne mentionne pas d’autres créatrices comme Renée Briotet, qui publiait régulièrement dans La Semaine de Suzette entre 1926 et 1946. Il paraît donc nécessaire de redéfinir le périmètre de l’étude pour mieux appréhender le matrimoine de la bande dessinée. Ainsi, on pourrait voir que rien qu’au travers de Suzette et Lisette, on peut remonter la trace des femmes ayant publié des dessins à suivre ou même des BD depuis 1910 comme Kate J. Fricero (La Semaine de Suzette) ou Madeleine Léonce-Petit (Les Vacances de Suzette en 1910, puis régulièrement dans l’hebdomadaire dès 1918 jusqu’à 1938). L’élargissement de ces paramètres permettrait aussi de prendre en compte d’autres héritages, en lien avec la scénarisation ou la colorisation par exemple. Suivant cette logique, on s’attellerait à tisser des connexions entre les femmes qui ont pu, sous une forme ou une autre, atteindre des collègues et même un lectorat avec leurs bandes dessinées. Mais, comment contourner le manque de sources relatives aux créatrices de BD (ou bien leur éparpillement) ?
Faire l’archéologie26 du neuvième art serait une piste, bien que cela ne soit pas si évident en raison de la pluridisciplinarité27 de ce champ. Le croisement de la collecte de témoignages (quand cela est encore possible) avec la fouille et la production d’archives permettrait de contourner des problèmes liés aux sources. En s’intéressant aux conditions de la constitution d’archives, à partir des récits de ses producteurs, on pourrait voir au-delà de normes de collecte et de conservation. En documentant cette démarche, on accroît les possibilités des sources potentielles. En ce sens, les méthodes d’enquête comme celle de la prosopographie28 (menée par Jessica Kohn dans sa thèse) ou celle de l’archéologie horizontale29 semblent pertinentes dans une démarche de matrimonialisation ou tout simplement d’historicisation30. Un intérêt supplémentaire de ces deux approches : elles semblent accessibles aux chercheuses et chercheurs étrangers à la discipline historique, mais dont les travaux manifestent une dimension sociohistorique.
Un travail archéologique, où l’histoire orale serait idéalement31 au centre, allégerait les difficultés liées aux traces de ces créatrices. Toutefois, si leur histoire orale n’est pas accessible (mémoire défaillante, décès ou refus de témoigner), le croisement de différents types d’archives est nécessaire : archives d’écoles d’art, des syndicats ou d’organismes de protection sociale (liés aux métiers d’artistes), d’identité des journalistes de presse, mais aussi l’étude des catalogues, d’éditoriaux ainsi que les sommaires des périodiques et des revues de BD. En mobilisant cette démarche, j’ai pu apprendre qu’en 1864 il y avait des estampes avec les textes de Marie Pape-Carpantier32 ; que Manon Iesel, Albertine Deletaille, Marianne Clouzot, Françoise Bertier ou Madeleine Diener adhéraient à la SNPI33 au moment de l’enquête menée par la commission pour la création de la caisse nationale des arts (1964-1973) et que Davine avait une œuvre variée en dehors de sa collaboration avec le dessinateur Rob-Vel34.
Illustration 3. Marie Pape-Carpantier, Les deux servantes, estampe de 1864 illustrée par Louis Scherer. Recueil d’Images d’Épinal de la Maison Pellerin
Illustration 4. Davine, « L’incendie ou l’art de faire disparaître les restes », Dimanche illustré, 12 novembre 1933
https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k91124329/f13.item vue 13/16
Legs, histoire et reconnaissance
Durant les cinquante dernières années, les créatrices de BD ont contribué à la défense des intérêts de leur communauté35. Leur œuvre n’est donc qu’une partie de leur apport au champ de la BD. En partant de leur trajectoire, on peut commencer à tisser une autre histoire du médium. Ainsi, le croisement de sources (et si possible l’accès aux témoignages des personnes concernées), rendrait compte d’autres enjeux propres à la création en bande dessinée, comme celui permettant la constitution d’une communauté mais aussi des réseaux veillant à leurs intérêts36.
La pertinence d’une étude des trajectoires, donc longitudinale, permet aussi d’observer les stratégies des créatrices pour faire carrière dans la BD. C’est ainsi que j’étudie leur répertoire d’actions en vue de leur reconnaissance. La notion de reconnaissance est primordiale quand on s’intéresse à l’héritage de ces créatrices. Son déni est défini (Fraser 2011 : 79) comme un mécanisme d’injustice sociale institutionnalisée qui discrimine, invisibilise, exclut et disqualifie un groupe à l’intérieur d’un contexte donné. Cette notion est pertinente pour lire l’histoire des bédéastes, puisque, comme il a été montré plus haut, ces femmes ont été oubliées, discriminées et invisibilisées.
La mise en mémoire d’un héritage masculin semble structurée par les institutions. Nous avons vu que des institutions légitimantes, comme le Festival d’Angoulême37 (qui existe depuis 1974) ou les écoles spécialisées, contribuent à cette historicisation genrée. Maëlys Tirehote-Corbin montrait dans son mémoire comment l’apprentissage de l’histoire de la BD imposait un canon majoritairement masculin38, ce qui perpétuait une tradition où les femmes semblent absentes39. Suivant cette logique, on peut comprendre le choix de certaines créatrices qui font des sacrifices personnels pour faire carrière dans la bande dessinée. Pour Joëlle Savey « c’était un choix ne pas avoir d’enfants » puisqu’une « vie de famille n’était pas absolument compatible avec [s]a charge de travail »40. Il en va de même pour Chantal Montellier, qui dit qu’« on ne peut pas être une femme bédéiste à temps plein et être mère »41. En effet, les conditions matérielles de la fabrique de bandes dessinées font de ce milieu, un monde où la vie de famille doit être proscrite pour pouvoir suivre le rythme de la production et même de la promotion. L’autrice Vanyda déclarait par exemple qu’elle « a[vait] dû ralentir son rythme de production depuis [qu’elle était] devenue mère »42.
Les remarques sexistes et autres micro-agressions faites aux femmes dans ce milieu contribuent également au choix de carrière de ces créatrices : Catel, « ne se sen[tant] pas à l’aise entourée par l’équipe, entièrement masculine, de Fluide Glacial, s’est tournée vers l’édition jeunesse »43 ; dans un entretien publié sur son site, Sonja Hofp faisait également part de l’environnement sexiste à l’intérieur de la rédaction d’Hara-Kiri44 où ses collègues masculins « regrettaient qu’[elle] ne pose pas pour leurs affreuses photos ». Même si beaucoup d’autrices travaillent encore dans ce contexte, on pourrait se demander si ces mécanismes n’ont pas contribué à l’évincement des créatrices du monde de la bande dessinée.
La reconnaissance : une préoccupation majeure chez les dessinatrices de BD
La visibilité des créatrices de BD a souvent été au cœur des préoccupations des principales concernées. Les éditoriaux d’Ah ! Nana (première revue de BD à être conçue pour et par des femmes) invitaient à découvrir l’œuvre des dessinatrices qui se racontent « par leur plume et leur pinceau » comme le précise son numéro inaugural45. Ce premier éditorial est d’autant plus intéressant à étudier qu’il estimait qu’en France il y avait au moins cinquante dessinatrices :
Ne vous étonnez point de découvrir en une seule fois autant de dessinatrices. On en recense officiellement cinquante en France, mais nous sommes certaines que vous êtes bien plus nombreuses. Mesdames, nous vous attendions. Edith Orial (Éditorial, Ah ! Nana, n°1, 1976, p. 3)
Illustration 5 : Éditorial et sommaire du premier numéro de la revue Ah ! Nana, octobre 1976
http://collections.citebd.org/ark:/12345/FAp00006/1976/10/v0001.simple.selectedTab=thumbnail
Au-delà de la mise en lumière d’une bande dessinée faite par des femmes, Ah ! Nana se plaçait aussi comme un lieu d’accueil où les créatrices abordaient divers sujets sans contraintes. En raison de sa diffusion ainsi que de son partenariat avec les Humanoïdes associés, il s’agissait d’une vitrine pour les créatrices qui ont participé aux neuf numéros de cette revue, aujourd’hui iconique. Vingt-deux ans plus tard, trois autrices (Catherine Beaunez, Nicole Claveloux et Jeanne Puchol) signent la tribune « Les dessinatrices oubliées », et invitent les spécialistes de la BD à être attentifs au travail des femmes, avant qu’elles deviennent à leur tour une espèce menacée de disparition46.
Revendiquer leur présence dans l’espace public ne permet pas de pallier le déni de reconnaissance subi. De ce fait, on saisit autrement leur mobilisation pour la valorisation de leur travail, comme dans le cas de l’association Artémisia, fondée en 2007 par Jeanne Puchol et Chantal Montellier avec l’historienne Marie-Jo Bonnet. Cette initiative, la seule à ce jour en France, récompense le travail d’une autrice à travers l’organisation d’un prix ainsi que des rencontres et des expositions. Toujours dans ce cadre, on remarque la fédération de ces créatrices avec la création, en 2015, du Collectif des créatrices de BD contre le sexisme. Ce collectif, aussi connu sous l’appellation BDégalité, agit comme un organe de veille contre les comportements sexistes, auprès des 250 créatrices qui ont signé leur charte. Ces initiatives confirment la présence des femmes dans ce champ et leurs préoccupations.
On voit donc que depuis 1976, les créatrices agissent elles-mêmes pour valoriser leur travail. Cependant, il semble urgent d’institutionnaliser la documentation et la conservation des sources en lien avec la présence, l’œuvre et l’implication de ces créatrices pour penser la pérennité de leur héritage.
Exhumer et produire les traces : le projet du fonds d’archives des créatrices de BD
Le collectif les Bréchoises47 s’est donné pour mission de constituer le premier fonds d’archives des créatrices de BD48 et revient sur les enjeux empiriques de la mise en mémoire des femmes. Organiser ce projet impliquait de saisir le matrimoine de la BD dans son épaisseur collective et politique. Pour cela, j’ai proposé de considérer la collecte et la production d’archives comme une manière de contribuer à la reconnaissance de ces créatrices. La collecte des témoignages était primordiale, car les archives orales permettent « de sédimenter et de fixer une mémoire orale, qui devient dans le même temps source et objet d’histoire » (Descamps, 2019 : 75).
Ce projet, qui compte avec le soutien de diverses institutions et associations49, était expérimental, car nous tenions à interroger des archives en cours de production. Le protocole s’est délimité autour d’une série d’entretiens menant à l’inventaire (puis à la collecte faite par les centres de conservation) de différentes sources50 pouvant conduire à retracer le parcours et l’identité des créatrices de BD convoquées. Nous avons donc eu recours à deux méthodes, l’enquête ethnographique et l’entretien sociohistorique. Avec l’enquête ethnographique, nous avons pu appréhender le vécu des créatrices à partir d’une immersion dans leur univers. Pour cela, des entretiens non directifs ont été menés dans le cadre de l’inventaire des archives que les autrices déposent dans un centre de conservation spécifique : les Archives du Féminisme, à Angers, pour les autrices se revendiquant féministes ; les Archives départementales de l’Ille-et-Vilaine, pour les autres participantes. La première édition de ce projet (2021-2022), comptait avec la participation de Johanna Schipper, de Vanyda Savatier, de Marie Bardiaux-Vaïente, de Coline Picaud, de Claire Bouilhac et de Catel Muller.
Ces entretiens ont été menés auprès de ces autrices, par moi-même (5) et par Maëlys Tirehote-Corbin (1), suivant les conseils de Bénédicte Grailles (archiviste à l’université d’Angers). Nous avons procédé à une approche ethnographique participative (observation et accompagnement dans la sélection d’archives). Le protocole était assez souple à ce niveau, car il s’agissait d’accompagner les créatrices dans le choix de leurs archives. Les sources sont diverses : des planches, des carnets de projet, des découpages, des crayonnés, des correspondances, les dossiers de leurs parcours académiques, des supports de communication des événements auxquels elles ont participé, des photos, etc. Nous expliquions les enjeux du projet et proposions une série de catégories qui aidait à faire le choix des archives à déposer : vocation, formation ou autodidaxie, premiers pas dans la carrière, réseaux, éventuels engagements et contemporanéité. Ces propositions de catégories visaient à appréhender l’évaluation des sources et leur intérêt sociohistorique. Elles devaient conduire à saisir l’identité de la créatrice, son travail, le contexte dans lequel elle a évolué et la manière dont elle, en tant qu’individu, s’inscrit dans cet ensemble. Ensuite, nous observions leur démarche (tri et sélection), et nous en profitions pour poser des questions en lien avec leurs récits de vie. Deux à trois rendez-vous ont été programmés avec chaque autrice, dont la durée oscillait entre deux et quatre heures chacun.
La deuxième phase du protocole partait de l’expérience de ces réunions pour esquisser un guide d’entretien servant de base à la collecte de cette histoire orale. C’était une occasion pour interroger les pratiques et savoirs de ces créatrices au travers de récits extrospectifs51. Cette phase, qui se déroulait durant le séminaire « Matrimoine de la BD », visait à collecter l’histoire orale des créatrices afin de témoigner de leurs voix, de leurs regards et de leurs histoires. Nous avons décidé d’organiser le séminaire en deux temps : les discussions scientifiques ont été diffusées en direct sur la chaine des Bréchoises hébergée par la plateforme YouTube52, la collecte de l’histoire orale était accessible uniquement à l’équipe organisatrice, à l’intervenant-e scientifique et au caméraman de l’ArTeC (David Ledoux).
Illustration 6. Archives de Johanna Schippers exposées dans le cadre du séminaire « Matrimoine de la BD », séance du 15 octobre 2021
https://www.mshparisnord.fr/event/exposition-paroles-dautrices/2022-05-13/
Illustration 7. Une partie des archives de Colline Picaud, dans le cadre du séminaire « Matrimoine de la BD », séance du 18 février 2022
https://groups.google.com/g/sociologuesdelenseignementsuperieur/c/4aJGuJTTOh4De
l’articulation de deux méthodes empiriques (l’enquête ethnographique et l’entretien sociohistorique), nous tenions à faire émerger une analyse contextuelle complète des créatrices de BD en tant que groupe social. En effet, en documentant leurs expériences, on peut aussi interroger autrement l’histoire de la BD et l’histoire culturelle française. Mais, toute démarche scientifique a ses limites et ses difficultés, et pour ce projet, cela était lié aux processus logistiques et à l’adhésion des personnes concernées. Tout d’abord, si les créatrices sont conscientes de l’importance de cette mise en mémoire, elles peuvent aussi être réfractaires à leur participation à ce type de démarche. Un cas qui permet d’illustrer cette situation est celui d’une des autrices les plus prolifiques de la BD française qui, après deux longs entretiens, décide de se retirer du projet, car elle considère que si son œuvre peut être une source, sa vie, en revanche, ne l’est pas. Le travail à partir d’archives personnelles s’avère aussi délicat pour des raisons éthiques, puisque comme se demande Françoise Hiraux, « à quelles conditions et sous quel rapport, la parole d’une personne peut devenir le patrimoine des autres ? » (2013 : 19).
Nous tenions à tracer des ponts entre les expériences communes aux enquêtées, et pour éviter des rapprochements indus, l’approche extrospective a été choisie. Cette approche permet de passer par une lecture latitudinale qui rendrait « intelligible une biographie individuelle à partir des grandes épreuves sociétales qui la forgent »53. La dernière limite du projet des Bréchoises concerne sa réalité matérielle. L’accueil des participant-e-s et des partenaires du séminaire « Matrimoine de la BD » témoigne de sa nécessité. Toutefois, la pérennisation d’un tel projet ne peut pas reposer sur des projets doctoraux ni sur des financements éphémères, ce qui implique la restructuration de son organisation.
Conclusion
Observer différentes sources archivistiques (dont certaines en cours de production) permet d’interroger la construction de l’histoire socioculturelle, avec ses points aveugles, ses sélections et ses préconçus normés. Accepter que l’héritage de la bande dessinée se soit construit sur la base d’un canon et d’archives répondant aux logiques sociopolitiques d’un contexte donné, conduit à saisir le paradigme des savoirs et des savoir-faire ignorés ou occultés. C’est alors que l’élaboration de stratégies de recherche et d’action visant à remédier aux problèmes de reconnaissance expérimentés par les créatrices de BD se présente comme un enjeu majeur. Constituer un fonds d’archives consacré aux femmes dans la bande dessinée ne va pas résoudre les problèmes matériels des bédéastes, c’est-à-dire ceux qui sont en lien avec la distribution économique dans ce secteur. Cependant, ce projet permet de rendre compte du rôle joué par les femmes dans la bande dessinée. Un fonds d’archives et une nouvelle documentation peut ne pas résoudre les problèmes structurels de genre, mais permet de valoriser un matrimoine méconnu. Ainsi, réfléchir à la sauvegarde de l’histoire de ces créatrices fait émerger des questionnements sur la dimension sociopolitique des archives, puisqu’elles « sont à la fois un enjeu et un construit : enjeu de pouvoir, d’histoire et de mémoire, dès leur constitution et dans l’histoire »54. Enfin, il est intéressant de noter que la reconstitution du matrimoine de la BD est une perspective pour la recherche scientifique, puisqu’en construisant un vivier des sources à potentialité historique, on contribue à consolider l’héritage neuvième art.