L’histoire (ou les historiens) et la numérisation du monde. Entretien avec Philippe Rygiel mené par Jean-François Bonhoure

Interview with Philippe Rygiel conducted by Jean-François Bonhoure

DOI : 10.56698/rhc.3363

Texte

1/ Pouvez-vous revenir en quelques mots sur votre parcours et l’évolution de vos recherches ?

J’entre à l’ENS en tant qu’optionnaire géographie en 1986, j’y prépare l’agrégation d’histoire en 1989. La section d’histoire de l’ENS était alors plus vivante que la section de géographie, où les cours se donnaient régulièrement devant quelques rares étudiants. L’histoire économique et sociale y était représentée par Alain Dewerpe et Gérard Noiriel, chercheurs à l’œuvre passionnante. J’ai donc très vite choisi d’étudier l’histoire contemporaine.

J’y entreprends mes premiers travaux qui s’inscrivent dans le cadre d’une histoire économique et sociale, qui ne rechigne pas à compter. J’ai soutenu, en 1996, sous la direction de Janine Ponty, une thèse destinée à mesurer la mobilité géographique et sociale des membres de familles issues de l’immigration européenne de l’entre-deux-guerres dans le centre de la France. J’étais historiographiquement un produit tardif d’une tradition très française, d’inspiration labroussienne. La confrontation à l’histoire des migrations m’a cependant conduit à prendre en compte les politiques publiques, qui enserrent les vies migrantes ; chantier qui m’a, dans une perspective comparative, beaucoup occupé durant les années 2000.

Je suis alors maître de conférences à l’université Paris 1 où j’enseigne beaucoup les techniques numériques et les statistiques, tout en tenant un séminaire consacré à l’histoire sociale des migrations au laboratoire de sciences sociales de l’École Normale Supérieure. Je lance dans ce cadre un programme qui vise à introduire la perspective du genre dans l’étude des histoires migratoires, qui dérive assez naturellement de l’étude des politiques publiques dont les dimensions de genre sont manifestes et explicites. Celui-ci prend appui sur le site Clio, et le serveur « Barthes », ouvert en 1996, l’un des tous premiers sites dédiés aux sciences sociales en France. Il nous permet assez rapidement d’internationaliser nos collaborations et de fonctionner efficacement en réseau, ce qui est indispensable lorsque l’on s’intéresse à des thématiques émergentes. Je me suis d’ailleurs aperçu récemment que l’une de mes plus anciennes collaborations scientifiques dérive d’un mail reçu presqu’à la création du site.

J’entame dans les années 2010 un nouveau cycle qui a cette fois en son cœur l’étude du droit, en particulier du droit international des migrations, ce que me permet l’accessibilité nouvelle de matériaux dispersés à l’âge d’internet, même si ces travaux ne s’inscrivent pas dans les perspectives d’une histoire numérique. Parallèlement je suis engagé, à divers titres, dans des chantiers collectifs, le projet Hope1, les ateliers Athis2, qui ont en leur cœur les dispositifs numériques de recherches.

Je suis aujourd’hui professeur à l’école Normale Supérieure, et davantage un institutionnel et un encadrant qu’un chercheur actif, mais je demeure engagé dans la vie de ma communauté scientifique par le biais d’une activité éditoriale, à travers le Journal for Migration History ou les Palgrave Series on Migration History, ou dans le domaine numérique par ma participation aux instances de l’Institut Rhône-Alpin des Systèmes Complexes (IXXI) ou du Collex-Persée3 ou aux ANR Daphné et EXO-POPP4 qui, de manière différente, ont toutes à voir avec l’extraction automatique de connaissances.

2/ En 1998, vous aviez rendu un rapport ministériel sur les services web disponibles pour les historiens, et en 2017, vous avez publié Historien à l’âge numérique, en questionnant les rapports des historiens avec les dispositifs informatiques. D’où vient cet intérêt, ancien et constant, pour l’environnement numérique des historiens ?

Il y a là des éléments qui renvoient à un habitus, une socialisation primaire, mais aussi à un environnement et un contexte. Je suis, au début des années quatre-vingt, un lycéen scientifique, préparant un Bac C. Il y a dans mon environnement immédiat des ordinateurs, des gens qui codent. Je sais à seize ans ce que c’est qu’un assembleur ou un processeur et qu’un ordinateur 8 bites Sinclair ZX81 est bien préférable à un Thomson TO7. Je suis, bien que le terme ne soit pas usité en France à l’époque, un grand liseur, mais aussi un pur geek, qui parcourt La Recherche, lit beaucoup de science-fiction et est capable de passer un après-midi à travailler un problème de maths qui résiste un peu et dont le destin scolaire normal est d’aller préparer l’École Polytechnique, ce que me presse de faire une bonne partie de mon entourage. Je me souviens encore du surveillant général de mon lycée, tout à fait désolé de mes hésitations, me convoquant pour m’expliquer que je m’apprêtais à commettre une erreur et que, si je voulais m’occuper de philosophie de sciences sociales ou d’histoire, il valait mieux devenir ingénieur et y consacrer mes week-ends et ma retraite précoce. Rétrospectivement, au regard de ce qu’est devenu le métier d’universitaire et du parcours d’un certain nombre de mes petits camarades, il avait sans doute raison.

Mon orientation vers une Khâgne scientifique résulte, pour partie, d’une allergie à la chimie, qui réclame un travail de mémorisation constant qui m’ennuie, et de mon ignorance des univers sociaux desservis par les différentes classes préparatoires. Je sais déjà que je veux être chercheur, sans trop savoir dans quel domaine, parce que j’imagine que ce métier ou cette fonction autorise une grande autonomie et que l’on passe ses journées à se poser des problèmes que l’on tente ensuite de résoudre et je crois assez naïvement que, lorsque l’on entre dans une école d’ingénieur, on devient ingénieur et que le seul moyen de parvenir à la recherche est de passer par l’École Normale Supérieure. Je pense alors, pour le coup à raison, que j’ai plus de chances d’y parvenir par le biais de ces formations nouvellement créées qu’en passant par une filière de mathématiques spécialisées.

Mon parcours, et cela n’a pas grand-chose à voir avec le hasard, m’a permis de nourrir ces mauvais instincts initiaux. Les grands lycées parisiens comme l’École Normale Supérieure brassent dans les mêmes lieux des jeunes gens de formation littéraire et de formation scientifique, ce qui permet non pas de garder une compétence dans le domaine formel, que je ne possède plus depuis longtemps, mais du moins de rester au contact de son actualité, d’apprendre par la discussion les mutations en cours, aussi parce que l’on rencontre des gens d’une incroyable curiosité et d’une grande générosité intellectuelle. Dès la fin des années 1980, j’assiste à la première phase du développement des réseaux informatiques, découvre la prodigieuse croissance des capacités de calcul, les possibilités nouvelles offertes par les mutations des modes de programmation comme par l’évolution des systèmes de base de données relationnelles. Plus tard, l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, où les liens sont anciens entre historiens, informaticiens et mathématiciens, même si trop frileusement et trop tardivement valorisés, comme aujourd’hui l’École Normale Supérieure de Lyon m’offrent la possibilité non seulement d’échanges, mais aussi de collaborations, autour de dispositifs de recherche ou de formation avec des collègues en provenance des sciences formelles, dont je suis assez capable de percevoir les compétences et le métier, qui n’est pas le mien, pour savoir qu’il faut travailler avec eux et non pas tenter de réinventer le fil à couper le beurre en pleine autonomie. 

En somme, je dispose des ressources, des connexions et des compétences permettant d’interroger les rapports entre les pratiques de l’historien et les transformations numériques. Si ce thème est devenu l’une des composantes de mon identité professionnelle c’est donc par intérêt et appétence, mais aussi par opportunité de carrière. Ce sont mes compétences statistiques qui m’ont permis d’être élu à Paris 1, mes compétences numériques qui m’ont mené à l’ENS de Lyon mais aussi la conviction profonde que se joue là une profonde mutation des régimes de savoir. L’histoire est pour moi d’abord un mode de connaissance instrumenté, qui met en œuvre un certain nombre de techniques, qui ont pour la plupart à voir avec la collation de l’information et son traitement, des « technologies de l’intellect5 » très particulières si l’on veut reprendre la terminologie de Jack Goody. Nous vivons une période marquée par une très profonde mutation des modes de collation, de stockage de distribution et de traitement de l’information, il serait paradoxal que cela n’intéresse pas les historiens, qui pour moi n’ont de métier propre que ce qui dérive de leur qualité de spécialistes de l’information issue du passé et de son traitement, le travail d’une matérialité particulière en somme. Il me semble, de même, que la numérisation des mondes sociaux – qui n’est pas une nouveauté, mais un processus dont nous pouvons poser l’origine, soit vers le milieu du XXe siècle, soit bien avant, si nous voyons dans la mathématisation le prélude à la numérisation – mérite notre curiosité.

3/ Des sources numérisées aux revues électroniques, comme la Revue d’histoire culturelle, quelles sont les incidences majeures de l’environnement numérique sur les travaux des historiens ?

Au préalable, il convient de rappeler que l’environnement numérique n’est pas un donné qui serait un jour advenu, mais une réalité dynamique en transformation constante. Vous pouvez aujourd’hui accéder très simplement en ligne à des ressources logicielles qui offrent un accès à des algorithmes d’apprentissage, toutes sortes d’outils auxquels on donne parfois le nom d’intelligence artificielle. C’était inimaginable il y a dix ans et cela augure, par exemple, de la possibilité de véritables expériences contra-factuelles nourrissant des modélisations complexes, même si la chose n’a pas été explorée à ce jour par les historiens. De même, les ordinateurs quantiques commencent à quitter les laboratoires et nous sommes, à quelques spécialistes près, absolument incapables d’anticiper à quel type d’informatique ils peuvent donner naissance et donc de nous forger une représentation des infrastructures des mondes économiques, savants ou géopolitiques de demain.

Quant à faire une réponse de fait, c’est à peu près impossible parce que nous avons à ce jour très peu de travaux consacrés aux mutations des pratiques des scientifiques, pas seulement des historiens, même si cela commence à émerger, lorsque leur instrumentation et leur environnement se transforment. Donc nous sommes, même si je pense que cette phase ne durera pas, contraints à des discours sur des potentialités ou à des réflexions nourries par des formes diverses d’auto-analyse, quelque part entre Nostradamus et une psychologie pré-malebranchienne en somme.

Je pense enfin que, s’agissant des sources, votre question resserre trop la focale sur la seule question de l’accès aux matériaux qui nourrissent la recherche, qui est importante et qui a une dimension politique – je viens d’ailleurs d’en évoquer certains aspects dans un texte paru récemment6 –, mais qui n’est qu’un aspect, parmi d’autres, de la question.

De ce fait, j’insisterai bien plus volontiers sur les transformations en cours de l’environnement numérique du contexte de travail de l’historien, que, pour le coup, nous pouvons connaître, que sur les mutations déjà advenues dans le travail des historiens, d’autant que nous en vivons une actuellement qui est tout à fait fondamentale.

Les historiens, particulièrement les historiens français, auxquels un marché intérieur protégé permet souvent d’ignorer ce qui se passe à l’extérieur de leurs frontières, ont été beaucoup moins confrontés que les membres d’autres disciplines – les économistes ou les géographes, par exemple – aux effets du déploiement des univers numériques, en particulier parce que le coût d’acquisition de la donnée historique est demeuré longtemps très élevé, inaccessible la plupart du temps à l’utilisateur individuel. La chose est en train de changer, du fait de l’application efficace d’algorithmes d’apprentissage à des clichés de sources manuscrites et de la baisse drastique du coût de leur usage, dont témoigne par exemple le succès foudroyant de Transkribus7. Dans le même temps, de nouveaux schémas de bases de données, bien plus adaptés aux travaux des historiens que le traditionnel langage SQL, particulièrement rigide, se démocratisent. De même, les possibilités de navigation au sein de données locales et de production de visualisations simples sont aujourd’hui légion.

Du coup, pour certains secteurs au moins de la recherche historique, la question actuelle n’est plus tant celle de son environnement numérique que de l’émergence d’une histoire, n’ayant pas vocation à être la seule histoire possible, qui ne serait pas nécessairement data-driven, soit un pilotage par la donnée, mais dont le contexte et les procédures auraient un rapport d’homologie avec des pratiques rencontrées au sein de l’univers des systèmes complexes. À vrai dire, c’est déjà le cas hors de France, avec certains des travaux de Jo Guldi8, par exemple, ou du travail mené par un certain nombre d’historiens coréens utilisant les ressources produites lors de la numérisation des archives décrivant les lignages et les populations de Corée9.

4/ Si en amont, vous insistez sur cette « nouvelle diplomatique » des historiens, en aval, la production des travaux historiques ne cesse d’évoluer. À l’heure du FAIR Data10, les données et les connaissances historiques sont plus visibles et circulent plus vite, par l’intermédiaire de portails. Selon vous, est-ce l’amorce d’une histoire vouée à être numérisée ou d’un modèle hybride avec un circuit traditionnel, physique, de publications « physiques » et un autre numérique ?

Je me suis, à vrai dire, beaucoup moins intéressé ces dernières décennies à l’aval qu’à l’amont, et je suis moins compétent en ce domaine. Cela provient pour partie de ma spécialisation thématique. Beaucoup de mes textes sont destinés aux quelques spécialistes qui travaillent des objets similaires aux miens. Généralement, ils m’envoient un mail pour me dire s’ils sont d’accord ou non. Dans ce type de fonctionnement, l’environnement numérique change peu de choses, sinon en termes de rapidité et de dispersion géographique, au regard de ce qu’étaient les conversations savantes dans l’Europe du dix-huitième siècle.

Vous avez cependant raison sur le fait que les dernières décennies ont représenté une importante mutation dans les conditions de dissémination des données et des connaissances historiques, mais plus généralement à mon sens des discours sur l’histoire et de l’exposition de traces, de vestiges familiaux ou personnels qui peuvent devenir sources. Serge Noiret avait bien montré, il y a quelques années11, que les principaux auteurs de récits historiques disponibles sur Internet étaient les partisans d’histoires alternatives et, à l’époque, les membres de groupes hyperminoritaires qu’il s’agisse des nostalgiques de la République de Salo ou de groupes lesbiens militants, ce qui ne veut pas dire d’ailleurs que ces discours étaient lus.

Cela démultiplie, dans un contexte élargi au monde, où les populations sont bien plus instruites qu’il y a quelques décennies, la possibilité pour de multiples individus et groupes – connectés ou non à des réseaux académiques – de produire du récit ou de la ressource historique, nourris de références et d’archives. Une telle évolution menace aussi le monopole des institutions, dont celles de l’histoire académique, à dire l’histoire, monopole qui n’a jamais été totalement respecté dans les sociétés contemporaines, plus encore dans des situations où des historiens de métier en viennent à affirmer que l’histoire est récit ou littérature. Cette position revient, dans un contexte qui ne s’y prête pas, à gommer le fait que tous les discours sur le passé ne se valent pas et que le propos historien vaut parce qu’il suppose la mise en œuvre d’une technè complexe, des règles normées, chères à Antoine Prost, que vous citiez lors de nos échanges, qui peuvent d’ailleurs être mises en œuvre par d’autres que des historiens statutaires.

Quant à la superposition ou la co-existence de produits ou de circuits hétérogènes, là, pour le coup, je suis bien incapable de prédire l’état du marché à dix ans, mais j’emprunterai volontiers à Bertrand Gilles la formule selon laquelle les systèmes techniques ne se succèdent pas mais se recouvrent, comme les tuiles d’un toit, pour considérer que, de même qu’il existe aujourd’hui des amateurs de microsillons, des utilisateurs résiduels de disques compacts (CD), des abonnés à Spotify et des adeptes de la clé USB, il y aura probablement demain des lecteurs d’histoire qui voudront avoir sur leur table de chevet de beaux volumes richement illustrés, des étudiants désargentés qui ne consommeront que des fichiers électroniques, des curieux qui visionneront des ressources vidéos et des utilisateurs omnivores qui passeront d’un support à un autre. Pour le coup, nous ne sommes pas là dans une histoire aux formes déterminées par la technique mais dans l’économie des biens culturels, que je soupçonne, dans le cas de la consommation de produits à fort contenus historiques, de renvoyer à un marché très fortement segmenté et obéissant à des logiques d’âge mais aussi de distinction.

Il est probable d’ailleurs, si nous raisonnons en termes de consommation de produits à fort input de connaissances historiques, qu’il faille envisager une bien plus large gamme de supports que le seul texte ou le seul portail d’accès à des archives numérisées. Il est assez manifeste que l’exposition au récit historique de beaucoup de nos contemporains passe aujourd’hui par la fiction, le film et peut-être plus encore les séries – avec, souvent, la collaboration d’historiens de métier – ou bien le jeu vidéo, Assassin’s Creed n’étant en ce domaine que la pointe émergée de l’iceberg. Vous pouvez trouver aujourd’hui facilement des moteurs de jeux très robustes, Heart of Iron IV ou Crusaders Kings par exemple, sur lesquels déployer au moyen de plug-ins (c’est-à-dire de petits programmes complémentaires) ou d’extensions des modules uchroniques extrêmement sophistiqués, qui supposent à la fois une connaissance très fine de la trame de certains épisodes historiques et une grande quantité de travail gratuit.

5/ À vous lire, un des enjeux majeurs d’une histoire numérique vient des outils informatiques et de leur maîtrise, en amont, par l’historien. Mais en aval, la diversité et, parfois, la complexité de ces outils, soulèvent des questions de communication, notamment liées à la compréhension des protocoles ainsi qu’à la lisibilité des résultats. À l’âge numérique, comment rendre son travail – de l’analyse factorielle de correspondances à la méthode régressive – accessible et compréhensible pour la communauté historienne, voire pour le commun des lecteurs ?

C’est là un danger qui m’inquiète assez peu parce que je ne suis pas certain qu’il existe aujourd’hui un langage commun aux historiens, je veux dire aux historiens de métier, à ceux qui produisent de la connaissance historique, dans les moments où ils le font, et je ne pense pas non plus que ce soit très grave. De mon point de vue, l’histoire, dans le cadre français, est une réalité institutionnelle qui correspond à un certain nombre de sections CNU et CNRS, à l’organisation disciplinaire de nos facultés et à l’existence d’un enseignement de la discipline dans les classes secondaires, édifice que cimente et justifie la fiction instituante qu’est l’agrégation d’histoire, dont c’est aujourd’hui l’une des rares raisons d’exister. Cette situation crée entre les participants à ces institutions une familiarité, une sociabilité et tout un tas de liens d’intérêt parfaitement légitimes, mais je ne sais pas si je nommerais cela un langage commun, peut-être un sabir nécessaire du fait des multiples transactions qu’occasionne la participation à de mêmes marchés. En somme, s’il y a communauté, c’est une communauté d’intérêts et de souvenirs, nés de parcours de formation terriblement similaires.

Si nous parlons de l’histoire en train de se fabriquer, de s’écrire, il en va autrement. Lorsqu’il m’arrive encore de travailler un matériau ou une question, je vais avoir besoin d’échanger avec des informaticiens, des juristes, parfois des spécialistes de sciences sociales ou des linguistes, des historiens travaillant des objets proches bien sûr, mais je ne vois pas bien quel langage je trouverai pour en discuter avec des collègues historiens dont ni les questionnements, ni les objets, ni les terrains, ni les matériaux, ni les outils, ni les procédures n’ont quoi que ce soit de commun avec ce qui m’occupe et dont, inversement, l’intérêt pour mes entreprises a de fortes chances d’être modeste, de façon tout à fait légitime.

De même, je suis déjà incapable de vérifier la validité, voire de comprendre, certains textes produits par des historiens, parce qu’ils mettent en branle des connaissances et des procédures que je ne maîtrise pas. De multiples spécialistes aujourd’hui tentent de reconstituer les mobilités anciennes en étudiant la distribution des haplotypes, soit un ensemble de gènes présents sur un chromosome, en tirant parti de ce que les entreprises de séquençage du génome humain nous ont appris. Je peux, au mieux, en les lisant parvenir à une représentation fonctionnelle de leurs conclusions, mais pas comprendre les procédures mises en œuvre, encore moins les reproduire ou me prononcer sur la validité de leur travail.

Si vous considérez qu’il existe une histoire savante dont la fonction est de produire des connaissances aussi solides que possible en respectant un certain nombre de principes ou de procédures, ce n’est pas grave, tant qu’existent des institutions fiables de validation des connaissances produites et c’est là la fonction première des revues scientifiques. Cela signifie simplement que la croissance du domaine s’est accompagnée d’une spécialisation croissante, dans un contexte qui voit de façon générale les pratiques savantes gagner en technicité. C’est arrivé à d’autres disciplines : Claude Kergomard expliquait volontiers, il y déjà quelques décennies12 ,que plus aucun géographe n’était capable d’avoir une visée d’ensemble de la discipline, ni forcément d’en comprendre certains développements.

Je reformulerai donc la question en la scindant en deux parties, l’une qui serait une interrogation sur les destinataires des textes, très divers, que nous produisons. Il me semble qu’ils correspondent à des configurations de communication très hétérogènes et qu’il est nécessaire de le poser clairement. Je ne vois rien de scandaleux ainsi, dans le cadre de l’évolution d’un domaine savant, à ce qu’un article de recherche, mobilisant des procédures complexes, publié par une revue spécialisée, ne s’adresse pas à la communauté des historiens non plus qu’au commun des lecteurs, mais à un réseau de spécialistes.

Cela signifie que la question de la vulgarisation de la connaissance historique se pose dans des termes très différents de ceux qui valaient il y a vingt ou cinquante ans. Il y a sans doute nécessité en ce domaine d’une vraie réflexion qui d’ailleurs est menée par une partie de la plus jeune génération13. Celle-ci est tout à fait nécessaire, tant parce que la connaissance historique est mobilisée par de nombreux acteurs sociaux, a des fonctions donc, que parce qu’il est toujours besoin de justifier la nécessité de son financement. Il me semble cependant possible que cela suppose de rompre avec un implicite très prégnant qui est que l’historien doit être à la fois producteur de savoir et vulgarisateur des connaissances qu’il produit. Je suis assez persuadé que ce sont là des fonctions distinctes, qui réclament des compétences distinctes, et sans doute plus encore aujourd’hui qu’hier, en un monde ou les vecteurs de communication se sont eux aussi diversifiés et complexifiés.

6/ En inversant la perspective, la numérisation de notre environnement peut devenir à son tour objet d’histoire. À l’étranger, les internet studies, digital cultures ou la digital history sont pionnières dans ce domaine, alors qu’en France, les principaux travaux viennent des départements des sciences de l’information et de la communication. Pensez-vous que l’histoire culturelle, en tant qu’histoire sociale des représentations, puisse apporter une forme d’expertise sur ces évolutions ?

Le faible nombre de travaux d’historiens, qui n’est pas absence totale d’ailleurs, s’explique assez facilement et rend incertaine une floraison prochaine. Il est lié pour partie à un contexte de pénurie de postes dont l’un des effets pervers est de favoriser les profils les plus classiques, ceux passés par les Khâgnes littéraires ou les IEP, qui sont les moins susceptibles de posséder l’appétence et les compétences nécessaires à l’exploration de ces enjeux, alors même que la numérisation des sociétés humaines est l’une des mutations fondamentales du monde d’après 1945. Nos institutions ont, de plus, une fâcheuse tendance à sanctifier des chaires et des intitulés anciens, particulièrement en période de vaches maigres, et donc à se reproduire à l’identique, ce qui rend très difficile l’irruption du nouveau et, pour le court terme au moins, peut-être un peu suicidaire le choix d’un sujet de thèse audacieux et novateur qui ne permette pas de s’inscrire dans le sillage d’un patron reconnu et de bénéficier de l’effet de marque et de réseau dérivé de l’adoption d’un label en vogue.

Enfin, les dispositifs numériques sont beaucoup moins présents dans le quotidien des chercheurs en France qu’ils ne peuvent l’être dans d’autres pays, l’Europe du Nord, le monde de langue anglaise et certains secteurs de l’Asie, du simple fait de la modestie de nos infrastructures de recherches au regard de ce qui se rencontre ailleurs. Nous sommes aujourd’hui, par défaut d’investissement, un espace scientifique de second rang et cela a des effets même en nos disciplines.

Je pense donc que la réflexion et l’écriture sur la numérisation du monde, son histoire et les transformations que cela induit pour la discipline historique, émergeront essentiellement en France par le biais de la réception, qui ne sera sans doute pas immédiate, de travaux étrangers, même si des travaux intéressants ont été entamés très tôt autour de Pascal Griset14.

Il y aura bien sûr une dimension d’histoire culturelle dans ce mouvement. Il y a bien des représentations dans cette histoire et on peut en reconstituer la genèse et les usages, tant du côté des producteurs des mondes numériques – les ingénieurs rêvent aussi – que des acteurs intéressés au déploiement de ces dispositifs qui ont très tôt produit des argumentaires et des incitations à l’achat. De plus, toute l’infrastructure du secteur des biens culturels est, aujourd’hui, numérique et le déploiement des univers numériques s’est accompagné de l’émergence de formats et de produits culturels nouveaux, du e-sport aux diverses formes de micro-publications, sans parler même des mutations de pratiques culturelles anciennes. Donc, il y a du grain à moudre pour l’histoire culturelle et ses praticiens pourront produire des éléments tout à fait intéressants, mais les questions de l’adunation et de la numérisation du monde se moquent un peu des divisions académiques en sous-champs. C’est là un sujet d’histoire totale qui exigera de ses historiens des compagnonnages scientifiques multiples et qu’ils disposent aussi de solides compétences en matière numérique.

1 Le projet Hope vise à créer un réseau européen de centres d’archives en s’intégrant au portail Europeana. L’objectif est de permettre l’accès à des

2 Atelier International d’Histoire et d’informatique, voir Jean-Philippe Genet, « La première année des ateliers ATHIS », Mélanges de l’École

3 Collex-Persée, créé en 2017, est une infrastructure de recherche spécialisée dans l’information scientifique et technique. Réseau de coopération

4 L’ANR Daphné (Découverte dans les bAses Prosopographiques Historiques de coNnaissancEs) et l’ANR EXO-POPP (Extraction Optique des entités nommées

5 Jack Goody et Jean-Claude Lejosne, « La technologie de l’intellect », Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n° 131-132, 2006, p. 7-30.

6 Dzovinar Kévonian, Philippe Rygiel, Simon Burrows, Jennifer Edmond, Jo Guldi & Jean-Pierre Bat, « Connected Ogres: Global Sources in the Digital Era

7 Transkribus est une plateforme complète de digitalisation, de reconnaissance de texte alimentée par l’Intelligence artificielle, de transcription et

8 Jo Guldi, « Critical search: A procedure for guided reading in large-scale textual corpora », Journal of Cultural Analytics, 2018.

9 Seungmin Paek, Jong Hee Park, Sangkuk Lee et al., « Building an Archival Database for Visualizing Historical Networks. A Case for Pre-Modern Korea »

10 La notion de FAIR Data a émergé au cours de la décennie 2010 avec, pour objectif, l’harmonisation de la publication des données scientifiques

11 Serge Noiret, « La digital history : histoire et mémoire à la portée de tous », Ricerche storiche, 2011, 41, 1, p. 111-148.

12 Claude Kergomard, « Trente ans d'évolution des enseignements en géographie », Hommes et Terres du Nord, 1998/2. Un siècle de géographie dans la

13 « Communiquer de l’audiovisuel au numérique », Le Mouvement Social, 2019/1, n° 266.

14 Pascal Griset, « Du « temps réel » aux premiers réseaux : une entreprise rêvée, une informatique à l'épreuve du quotidien (des années 1960 au

Notes

1 Le projet Hope vise à créer un réseau européen de centres d’archives en s’intégrant au portail Europeana. L’objectif est de permettre l’accès à des collections numérisées de sources, notamment pour l’histoire ouvrière et sociale.

2 Atelier International d’Histoire et d’informatique, voir Jean-Philippe Genet, « La première année des ateliers ATHIS », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen-Âge, tome 119, n° 1, 2007, p. 253-272.

3 Collex-Persée, créé en 2017, est une infrastructure de recherche spécialisée dans l’information scientifique et technique. Réseau de coopération entre les bibliothèques, sa vocation est de favoriser l’accès et l’usage de collections de bibliothèques patrimoniales et de recherche pour la recherche.

4 L’ANR Daphné (Découverte dans les bAses Prosopographiques Historiques de coNnaissancEs) et l’ANR EXO-POPP (Extraction Optique des entités nommées manuscrites pour les actes de mariage de la population de Paris (1880-1940) sont deux projets de recherche financés par l’Agence nationale de la Recherche.

5 Jack Goody et Jean-Claude Lejosne, « La technologie de l’intellect », Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n° 131-132, 2006, p. 7-30.

6 Dzovinar Kévonian, Philippe Rygiel, Simon Burrows, Jennifer Edmond, Jo Guldi & Jean-Pierre Bat, « Connected Ogres: Global Sources in the Digital Era », Monde (s), 21(1), 2022, p. 73-96.

7 Transkribus est une plateforme complète de digitalisation, de reconnaissance de texte alimentée par l’Intelligence artificielle, de transcription et de recherche de documents historiques.

8 Jo Guldi, « Critical search: A procedure for guided reading in large-scale textual corpora », Journal of Cultural Analytics, 2018.

9 Seungmin Paek, Jong Hee Park, Sangkuk Lee et al., « Building an Archival Database for Visualizing Historical Networks. A Case for Pre-Modern Korea », Historical Life Course Studies, 2022, vol. 12, p. 42-57.

10 La notion de FAIR Data a émergé au cours de la décennie 2010 avec, pour objectif, l’harmonisation de la publication des données scientifiques numériques et leur accessibilité. Les quatre principes sont : faciles à trouver, accessibles, interopérables, réutilisables.

11 Serge Noiret, « La digital history : histoire et mémoire à la portée de tous », Ricerche storiche, 2011, 41, 1, p. 111-148.

12 Claude Kergomard, « Trente ans d'évolution des enseignements en géographie », Hommes et Terres du Nord, 1998/2. Un siècle de géographie dans la France du Nord, p. 85-92.

13 « Communiquer de l’audiovisuel au numérique », Le Mouvement Social, 2019/1, n° 266.

14 Pascal Griset, « Du « temps réel » aux premiers réseaux : une entreprise rêvée, une informatique à l'épreuve du quotidien (des années 1960 au milieu des années 1970) », Entreprises et histoire, vol. 60, n° 3, 2010, p. 98-121.

Citer cet article

Référence électronique

« L’histoire (ou les historiens) et la numérisation du monde. Entretien avec Philippe Rygiel mené par Jean-François Bonhoure », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2022, mis en ligne le 08 novembre 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=3363