Psychanalyse et histoire culturelle : échanges et confrontation

Psychoanalysis and Cultural History: exchanges and confrontation

DOI : 10.56698/rhc.3344

Texte

Evelyne Cohen et Pascale Goetschel, coordinatrices de la Revue d’histoire culturelle, se sont associées avec le psychanalyste et professeur en psychopathologie, Paul-Laurent Assoun, afin de proposer un dossier intitulé « psychanalyse et histoire culturelle : échanges et confrontation ». L’ambition est de questionner les articulations possibles entre une histoire culturelle entendue comme une histoire sociale des représentations et des savoirs psychanalytiques et l’apport du « savoir de l’inconscient ». En quoi l’appareil théorique de la psychanalyse peut-il être un outil pour les historien.nes et les sciences sociales ? Dans quelle mesure l’histoire, en particulier celle des objets culturels, constitue-t-elle un matériau pour les psychanalystes ? Telles sont les deux questions centrales qui constituent la colonne vertébrale du dossier fondé sur la dialectique de ces champs, en leur spécificité.

Le propos implique un préalable : le recours à l’hypothèse de l’inconscient n’entend pas psychologiser les faits sociaux et culturels mais vise à dégager l’envers inconscient du fait collectif, utile à la dialectique entre représentations collectives et inconscientes. Il y a là un véritable enjeu pour les sciences humaines et sociales autour des liens entre sujet et représentations, symboles collectifs et « ordre symbolique » inconscient.

Pour ce faire, les articles s’inscrivent dans une double perspective : d’une part, certains confrontent des concepts et des notions partagés (ou non) par l’histoire culturelle et la psychanalyse ; de l’autre, des cas concrets – objets, pratiques ou situations –, paradigmes « socio-cliniques », sont proposés à la réflexion.

Trois axes organisent l’ensemble. Le premier concerne les problématiques. Il s’agit d’interroger les croisements épistémologiques et méthodologiques entre histoire culturelle, sciences sociales et psychanalyse selon trois angles d’attaque du problème central. Paul-Laurent Assoun met l’accent, du point de vue de l’« anthropologie psychanalytique », sur l’importance de la Culture saisie par le « Malaise » diagnostiqué par Freud, afin d’ analyser les retombées de ce « diagnostic » sur l’historicité et en examiner l’éclairage fourni sur le devenir-catastrophique (totalitarisme) en sa dimension politique. En écho, Claire Pagès analyse les conditions de possibilité comme d’impossibilité d’un échange, en s’interrogeant sur ce même régime freudien de compréhension de la culture. Quant à Hervé Mazurel, c’est l’histoire même de l’inconscient qu’il questionne ; cet inconscient singulier et pluriel tout à la fois, objet de devenir historique, observé ici en grande partie à partir de l’exemple des rêves dont il montre qu’ils ont, eux aussi, une histoire. Cette question lui permet de réfléchir aux liens entre psychanalystes et historiens, à leurs questions communes et à leurs apports respectifs. En définitive, c’est, d’une part, la méthodologie comparée et croisée de l’histoire, en particulier culturelle, et de la psychanalyse – rôle des formations inconscientes représentations et des affects et de l’inconscient des processus collectifs, rôle des émotions, rêves comme objets partagés de connaissance – qui est mise en question ; de l’autre, la prise en compte de la place laissée à une construction sociale, collective, historique de l’inconscient/des subjectivités qui est questionnée.

Le deuxième axe met l’accent sur des figures illustrant les rencontres complexes, réussies ou avortées, entre psychanalyse et histoire culturelle, qu’il s’agisse de la psychothérapie comme acte clinique et culturel, de l’utilisation des sciences sociales et de l’histoire dans la pratique clinique ou l’usage psychanalytique de notions propres à la discipline historique (événement, anachronisme, passé…). À l’inverse, cette partie du dossier sonde l’adoption par les historien.nes de certains concepts psychanalytiques, du tabou au retour du refoulé, du trauma au passage à l’acte. Très concrètement, Philippe Boutry pose un regard renouvelé sur le contexte, les raisons et les enjeux du dialogue difficile entre histoire et psychanalyse en France à propos du livre Martin l’Archange paru en 1985. Annick Ohayon, de son côté, éclaire les modalités de la pénétration de la psychanalyse dans la société française des années 1920 et 1930 à travers l’étude de la trajectoire du couple Allendy. Dans un autre cadre spatial, Emmanuel Delille se propose d’étudier la généalogie de The Discovery of the Unconscious, publié aux États-Unis en 1970, d’Henri Ellenberger, l’un des essais fondateurs de l’histoire culturelle de la psychanalyse. Enfin, Sabrina Merabet interroge la manière dont l’ouvrage des époux Ortigues, Œdipe Africain, publié une première fois en 1966, permet de comprendre l’usage de la psychanalyse en Afrique.

Un troisième et dernier axe de réflexion porte sur les situations dans lesquelles s’élaborent des regards croisés, s’entremêlent des savoirs et des pratiques autant historiques que psychanalytiques, se déploient des réceptions différenciées de la psychanalyse dans des contextes historiques et socio-culturels différents. Nicole Edelman explore plusieurs formes de division du moi produites par des états modifiés de conscience, entre le XIXe et le début du XXe siècle, qu’il s’agisse du somnambulisme magnétique, de la médiumnité ou de l’hypnose. Cependant, elle montre combien c’est surtout à travers l’hystérie que cette dernière est appréhendée. L’heure est alors à un véritable renouvellement des études en France qui mettent en relation physiologie et psychisme, mouvement ouvrant un véritable espace d’écoute de la parole des femmes entre les années 1880 et 1900. Louise Francezon s’intéresse aussi, mais de manière radicalement différente, aux femmes. Elle le fait à propos de leur entrée dans plusieurs armées pendant la Seconde Guerre mondiale, occasion de montrer comment se tissent savoirs psychanalytiques, productions de stéréotypes et réalisations cinématographiques autour, notamment, du « complexe de masculinité ».

Les deux dernières contributions interrogent la circulation des savoirs. Jimin Choi inscrit, lui, son propos dans une perspective transnationale en observant de façon fine comment psychanalyse et pratiques taoïstes interfèrent en Corée du Sud. À rebours d’une supposée mondialisation de la psychanalyse et d’une vision diffusionniste de théories occidentales, il préfère évoquer, en partant de l’échelle locale et du cas de Yi Tongsik, fondateur de l’Association de la Psychothérapie Taoïste en 1974, une forme syncrétique d’analyse des processus inconscients. L’ensemble s’achève par une réflexion de Sabrina Merabet sur l’altérité de la psychanalyse construite par les époux Ortigues, dans leur ouvrage, d’abord paru en 1966, Œdipe Africain. Il y est question d’apports de l’anthropologie, de perspectives généalogiques et religieuses, la conduisant à détecter un « syncrétisme de la souffrance ».

À travers ces différentes explorations, relevant de larges démonstrations ou d’études plus particulières, échanges et confrontation forment bien le cœur de ce dossier qui envisage de manière plurielle et quelquefois entrelacée les savoirs psychanalytiques et l’histoire culturelle. Celle-ci est appréhendée comme une histoire des individus et des collectifs, donc comme histoire sociale. Culturelle, elle l’est dans la mesure où elle est prise dans sa dimension anthropologique. Elle l’est aussi car elle accorde une importance fondamentale aux représentations d’époque (que l’on songe au « Malaise dans la Culture » au moment de la montée en puissance du phénomène qualifié de totalitaire). Elle l’est enfin car les relations entre histoire et psychanalyse sont approchées via différentes productions culturelles, du livre au film, de l’enquête de terrain à la pratique clinique.

Ce qui en ressort est une contribution à une archéologie des conjonctions entre sciences dites de l’homme et psychanalyse d’une part, et du statut du sujet, individuel et collectif, d’autre part — en sondant l’envers de réel inconscient des processus historiques et sociaux. Dialogue épistémologique et « appliqué » qu’il s’agit de rouvrir pour sa fécondité chroniquement actuelle.

Citer cet article

Référence électronique

Paul-Laurent Assoun, Evelyne Cohen et Pascale Goetschel, « Psychanalyse et histoire culturelle : échanges et confrontation », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2022, mis en ligne le 30 novembre 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=3344

Auteurs

Paul-Laurent Assoun

Psychanalyste et philosophe. Professeur émérite à l’Université Paris-Cité 

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Evelyne Cohen

Evelyne Cohen est coordinatrice de la rédaction, en compagnie de Pascale Goetschel. Elle est Professeure émérite d’histoire contemporaine à l’ENSSIB-Université de Lyon.

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Pascale Goetschel

Pascale Goetschel est coordinatrice de la rédaction, en compagnie d’Evelyne Cohen. Elle est Professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, rattachée au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains.

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