En guise d’introduction : ce « si intrigant » Waldemar Gurian
« Pourquoi supprimer les pages de Moby Dick vouées par Melville à la description de la queue du cachalot ? Et pourquoi, dans Hannah Arendt1, prélever parmi celles consacrées à d’illustres inconnus comme Waldemar Gurian ou Randall Jarrell plutôt que parmi celles traitant de Rosa Luxembourg ou de Bertolt Brecht ? 2. » Si l’on en croit cette remarque de François Salvaing3 à propos de déprédations de livres défiant toute logique, perpétuées par des « vandales » sans discernement aucun, dans un ouvrage proposant à des écrivains de s’interroger sur les bibliothèques, le nom de Waldemar Gurian semble indubitablement tombé dans l’oubli. Malgré le caractère exagéré de l’oxymore, il est difficile de lui donner complètement tort. La perplexité de François Furet, dans les rangées d’une autre bibliothèque, celle de l’université de Chicago, cette fois, confirme cette impression comme le relate Christophe Prochasson à propos de celui que le biographe de l’historien nomme « ce si intrigant Waldemar Gurian »4: « Je me souviens avoir lu ce livre5 avec passion, en me demandant qui pouvait bien être ce Waldemar Gurian : je l’ai demandé à plusieurs de mes collègues, qui l’ignoraient, et c’est finalement mon vieil ami Reinhart Koselleck, consulté par téléphone, qui m’a donné les clefs de cet auteur si vite tombé dans l’oubli, bien qu’il ait eu une carrière américaine après la guerre .»6 Comme le note justement Laura Pettinaroli dans son ouvrage sur les relations entre le Vatican, la Russie et l’URSS, l’œuvre de Waldemar Gurian reste encore mal connue7, et nous complèterons : dans les différents domaines dans lesquels il a œuvré. Cela vient sans doute du fait de son parcours mouvementé dans les temps « sombres » dont parle Hannah Arendt ou de son décès relativement jeune au mitan des années 19508. Décédé il y a donc tout juste 65 ans, il est aujourd’hui connu surtout pour être un des inventeurs de la théorie du totalitarisme9 mais demeure relativement oublié en Allemagne, y compris dans les milieux catholiques dans lesquels il était pourtant très actif10, malgré quelques travaux récents. Ce relatif oubli historiographique est toutefois assez surprenant, particulièrement en ce qui concerne ses travaux sur la France alors que cette historiographie des travaux allemands de l’entre-deux-guerres est déjà très fournie. Parmi les quelques études les plus récentes, notons celle d’Ellen Thümmler et de Michael Kunze11 qui ont bien souligné son intérêt pour ce voisin vu comme « solide » dans une Allemagne alors « instable »12. Ils ne considèrent toutefois que deux ouvrages de Gurian sur la France13, certes majeurs, laissant néanmoins de côté un autre aspect important de son œuvre : son intérêt pour la littérature française qui s’inscrivait dans une observation plus large de la vie intellectuelle. Il s’agira donc ici de s’interroger sur cette activité particulière ; nous nous questionnerons sur les spécificités de ses lectures en inversant l’analyse pour s’intéresser davantage au récepteur qu’aux œuvres qu’il lit : comment s’articulent-elles avec sa vision du monde et ses autres travaux ? Gurian, dont l’intérêt pour la France, ses débats d’idées et sa littérature contemporaine semble au premier abord constituer une courte parenthèse dans ses préoccupations intellectuelles, était avant tout mû par une conviction propre et ses lectures privilégiaient deux types d’auteurs bien identifiés : les intellectuels du cercle de l’Action française et les écrivains de la renaissance catholique, à l’image de Georges Bernanos.
La littérature (française) et son récepteur (allemand)
La littérature, dont la singularité en France tient dans son lien étroit avec la politique14, correspond pour Gurian à un miroir de la société. Il a beaucoup lu les auteurs français contemporains et les a également commentés (particulièrement Mauriac, Green, Bloy - décédé une dizaine d’années plus tôt- Claudel ou Bernanos). En retenant particulièrement ce dernier, nous souhaitons ici nous inspirer des analyses entreprises par Joseph Jurt15 en nous autorisant toutefois un point de départ différent. Premièrement, notre point de vue n’est pas celui d’un théoricien de la littérature, nous lisons les critiques de Gurian en tant qu’historien qui s’intéresse aux relations franco-allemandes ; deuxièmement, il ne s’agit pas de faire une sociologie de la réception littéraire mais au contraire d’inverser la perspective en analysant le critique à partir du regard qu’il porte sur les œuvres qu’il lit. Nous privilégions donc une analyse consacrée au récepteur. C’est sa vision du monde (et de la France), l’esthétique du récepteur en quelque sorte, qui nous occupe, délaissant l’esthétique de la réception propre aux études littéraires, initiée par Robert Jauss et Wolfgang Iser. Sa conception de la littérature sert ainsi de porte d’entrée dans l’univers interprétatif du récepteur. Joseph Jurt, dans l’introduction nouvellement parue accompagnant certains textes avec lesquels il avait déjà fourni une base théorique et empirique importante sur le sujet, et désormais réunis dans un même volume16, retrace la genèse de cette esthétique de la réception17, ainsi que l’histoire franco-allemande de la critique littéraire. Il rappelle aussi les différentes formes de critique littéraire telles qu’il les a définies : la « critique judicative » se basant sur un idéal et jugeant l’œuvre selon celui-ci, et son pendant, la « critique compréhensive », moins courante, cherchant à comprendre l’œuvre plutôt que de la juger18. C’est à l’aune de ces catégories que nous souhaitons donc considérer les lectures françaises de Gurian, en soulignant ses propres normes esthétiques et horizons d’attente.
Waldemar Gurian et la France, la focale catholique
Waldemar Gurian, juif et russe, est né en 1902 à Saint-Pétersbourg,19. Il suivit sa mère qui s’installa dès 1911 en Allemagne, pays où ils se convertirent tous deux au catholicisme. Après des études à Cologne, Berlin et Breslau, il œuvra en tant que publiciste durant la République de Weimar dans diverses revues catholiques comme Abendland, Hochland ou das Heilige Feuer et dans des journaux également catholiques –et leur supplément littéraire ou culturel- tels que le Kölnische Volkszeitung, le Rhein-Mainische Volkszeitung ou Germania. Son intérêt se porta alors tout particulièrement sur la France. Durant la deuxième partie des années 1920, qui représentent ses Godesberger Jahre20, du nom de sa ville de résidence près de Bonn, sa connaissance manifeste de la culture française fit rapidement de lui, malgré sa jeunesse, un spécialiste avéré, particulièrement du catholicisme, de son histoire mais aussi de sa confrontation avec la modernité. Cet intérêt, fruit d’un intense travail plus que d’une évidence pour ce russophone de naissance familier de la culture et de la littérature russes21, l’amena très rapidement à s’intéresser à la vie intellectuelle et à la littérature, au point qu’elles devinrent à ce moment de son existence un élément essentiel de ses travaux.
L’origine de cet attrait remonte à sa scolarité à Düsseldorf à partir de 1916. Un de ses professeurs était alors un spécialiste de la France, Hermann Platz22 (proche d’Ernst Robert Curtius23), qui fut ensuite professeur à l’université de Bonn. Gurian fréquenta ensuite Carl Schmitt et son cercle, avant une rupture assez violente. On retrouve d’ailleurs cette double influence dans la préface de son premier ouvrage, consacré à l’histoire du catholicisme français depuis la Révolution, où il les remercie nommément d’avoir éveillé son intérêt pour la France (Hermann Platz) et pour Lamennais (Carl Schmitt)24. Il coordonna également un dossier de la revue littéraire Orplid consacré à la France catholique et s’est donc, en peu de temps, établi comme un expert de la culture française, reconnu comme tel aussi en France si l’on suit le jugement d’Édouard Jourdan dans son long compte rendu dans la Revue d’histoire de l’Église de France : « Monsieur Gurian a une telle connaissance des choses françaises et semble avoir eu un tel souci de se placer d’un point de vue français, que le livre [Die politischen und sozialen Ideen des französischen Katholizismus] finit par ne plus offrir pour nous l’intérêt que présente d’ordinaire un ouvrage étranger, qui est précisément de nous faire connaître les jugements, justifiés ou non, que du dehors on porte sur nous. […] »25. C’est donc exclusivement par l’intermédiaire de cette focale catholique que Gurian s’est intéressé à la France, ce voisin dont la Révolution était perçue comme étant à l’origine des troubles contemporains en raison de la place de plus en plus réduite de la religion dans la société.
Le nationalisme français, filigrane de la vie intellectuelle française
Face aux défis provoqués par la modernité en France comme en Europe, Gurian concentra son analyse sur l’Action française dont il devint, au tournant des années 1930, un véritable spécialiste, à tel point qu’il était prévu qu’il édite en allemand une partie des œuvres de Maurras, « un des plus influents auteurs français […] dont l’influence se fait jour à l’étranger » comme il le présenta dans un long premier article en 192526, édition qui ne vit toutefois jamais le jour27. Toutefois, pour Gurian, dans ce triptyque vie intellectuelle-littérature-politique, si l’Action française était certes un « laboratoire politique »28 et un des éléments les plus intéressants à étudier, il ne demeurait justement qu’un simple laboratoire qui ne restait finalement qu’une affaire littéraire et sociale29 ; il en suivait toutefois de près les idées en raison du vent nouveau qu’elle avait fait souffler chez les catholiques.
Parmi le cercle des intellectuels proches de l’Action française, retenons en premier lieu, en plus de Jacques Maritain30, dont l’influence fut fondamentale dans l’œuvre de Gurian, la critique qu’il proposa de la Défense de l’Occident d’Henri Massis31. Il lui reprochait ce qu’il reprocha aussi à Maurras, à savoir que son œuvre était le produit classique de toute idéologie nationaliste voulant à tout prix défendre la « vraie civilisation » de la menace germanique32. Gurian combattait cette idéologie au nom d’une vérité objective alors que Massis n’aurait lui été à la recherche que du simple retour d’une position dominante de la France, intellectuellement comme politiquement. Comme pour Maurras avec Quand les Français ne s’aimaient pas (1916) ou « Gaulois, Germains, Latins » dans les Cahiers d’Occident, Gurian rejetait sa vision étriquée de l’Allemagne. Mais sa critique ne se limitait pas à ce seul point : pour lui, il fallait absolument combattre l’idée selon laquelle, dans l’idéologie nationaliste représentée par l’Action française, France et civilisation fussent synonymes car cette idéologie niait le caractère universel de l’Église en voulant préempter la religion. Au nom de ce caractère universel, il se rangeait néanmoins derrière la position de Massis souhaitant une réunion de l’Orient et de l’Occident sous la bannière du Christ ; il saluait alors l’idée selon laquelle il ne s’agissait pas de latiniser l’Asie mais de la christianiser. Ce qu’il réfutait, c’était une fausse interprétation de l’Histoire qui privilégiait trop les particularités nationales, en liant intrinsèquement nation française et catholicisme. C’est ainsi qu’il critiquait le livre de Massis comme « le livre le plus malencontreux écrit par un catholique français depuis l’armistice »33. Il n’est donc pas surprenant que Gurian réservât un accueil plus favorable à La trahison des clercs de Julien Benda34, justement parce qu’il dépassait ce simple cadre étriqué de la nation (Gurian fait aussi la distinction chez Maurras entre le praticien/traître et le théoricien/fidèle). Toutefois, il ne pouvait complètement adhérer aux arguments de Benda car ceux-ci étaient trop généraux. Gurian préférait différencier deux sortes de pratiques : la « pratique des nihilistes » qui devait effectivement être condamnée, la « pratique vraie » qui devait, elle, rester possible. Interprète de son temps, l’intellectuel catholique devait se démarquer de Benda qui s’extrayait « du monde réel pour l’observer, mi compatissant, mi ironique, de sa fenêtre avec un sourire à la fois triste et cynique »35.
Gurian suivait avec acuité les débats intellectuels français, surtout en lien avec l’Action française, et portait sur ceux-ci une vision du monde absolue. Cette intime connaissance lui permettait ainsi certes de décrypter facilement les références et analogies dans les œuvres de Bernanos, mais c’est encore une fois le caractère absolu de ce dernier qui l’attira.
Bernanos et la représentation du réel par la foi
Gurian porta une grande attention aux auteurs du « renouveau catholique », réaction à l’avènement de la IIIe République et la sécularisation de la société, et qui se traduisit par l’émergence de la figure de l’écrivain catholique dans les années 192036. Bernanos, en particulier, incarne ce renouveau catholique, et Gurian lui porta une attention toute particulière. Il le lut et le recensa en catholique convaincu du rôle de la littérature pour la sortie de la crise de l’esprit que connaissait l’Europe. Comme le nota Heinz Hürten, malgré son admiration et son enthousiasme pour ce renouveau catholique français, Gurian ne croyait pas en un tournant politique et religieux rapide et substantiel en France37. Son but était non seulement de proposer un modèle spirituel à suivre, mais aussi de démontrer à travers Bernanos38 la légitimité de la littérature catholique et en cela également sa nécessaire hétéronomie à la transcendance divine.
Gurian n’attendit pas la traduction - pourtant presque immédiate39- de Sous le soleil de Satan, première œuvre de Bernanos qui le consacra instantanément dans la « République des lettres »40, pour le recenser et le commenter41. De même, il accorda à Bernanos un long article de trois pages dans Abendland42 à l’occasion de la sortie de la traduction de L’imposture (1927) et de La joie (1929) réunis bizarrement dans un seul volume en 192943, et il dénonça cette incongruité qui brouillait le message bernanosien. Enfin, il reprit la plume deux mois plus tard, toujours dans Abendland44, pour répondre à une critique très défavorable à Bernanos45. Il souligna le caractère puissant de Sous le soleil de Satan qui dépassait selon lui la Comédie Humaine de Balzac. La critique de Gurian était originale46 bien que justifiée47. Il saluait Bernanos en cela qu’il réussissait par son œuvre à démontrer véritablement la signification décisive de la transcendance divine, surclassant l’œuvre de Marcel Proust, soudainement pâle, dans laquelle la psychologie apparaissait en comparaison banale, sans profondeur48. Il critiquait les critiques (littéraires) concernant la construction du livre, car il y percevait au contraire la clef d’interprétation de l’ouvrage. Le prologue (Histoire de Mouchette), qui peut au premier abord apparaître comme superflu voire inutile49 puisque Mouchette ne tient pas de rôle significatif dans le reste du roman, était pour lui au contraire fondamental : à l’image de Mouchette dont personne ne reconnaît quel est son vrai Seigneur, c´est le problème de la société que Bernanos révélait car le monde, la société ne reconnaissaient plus l’essence véritable des péchés et n’était donc plus à même de libérer le pécheur de Satan50. Et c’était justement l’élément surnaturel qu’introduisait Bernanos dans son roman – Satan comme représentation du Mal – qui permettait de souligner le caractère problématique, l’inanité du monde comme elle est présentée chez Balzac, en le surpassant. De même que le surnaturel est un objet central des romans de Bernanos avec le Mal51, l’incarnation de son contraire, le Saint52, octroyait à son œuvre un caractère propre dont Gurian soulignait et saluait la force et la signification pour le monde terrestre53.
Gurian faisait partie des admirateurs de Bernanos dès la sortie de son premier roman. La raison en est claire : c’est la puissance de son message qui faisait de lui un auteur au-dessus des autres. Il personnifiait à ses yeux l’écrivain catholique dans ce qu’il avait de meilleur, même s’il reconnaissait – comme le faisait d’ailleurs aussi Frédéric Lefèvre – que ses romans, de par leur difficulté, n’étaient pas pour tous les lecteurs et ne suivaient pas le canon du roman traditionnel54. Et c’est en cela qu’il perçoit Bernanos comme un écrivain nécessaire non seulement à la littérature mais au monde tel qu’il est : ses victoires du Saint contre le Mal doivent guider les pas des lecteurs et montrer le chemin véritable. Il incarne la puissance du romancier catholique car ses romans symbolisent ce que le roman catholique doit être55.
Conclusion : Littérature, philosophie, politique
Gurian n’était absolument pas un « illustre » inconnu durant l’entre-deux-guerres, ni en Allemagne, où il était un spécialiste avisé de la culture et de la littérature françaises, ni en France, où il disposait notamment d’un réseau catholique ; certainement était-il effectivement « intrigant ». Avant d’émigrer en Suisse puis de devenir « politologue américain » (Thümmler), Gurian fut donc aussi dans un premier temps un observateur et un critique fin de la vie intellectuelle et de la littérature françaises. Il lisait beaucoup, ouvrages et revues (qu’il commentait aussi), et le compte rendu était un élément essentiel de son analyse mais, comme le nota avec justesse Heinz Hürten, lorsqu’il s’agissait d’œuvres littéraires, il ne considérait nullement cet aspect56. « En période de crise, la littérature semble davantage se distinguer par ses messages que par ses qualités esthétiques »57, cela est aussi valable pour le critique Gurian qui privilégiait une perspective sociologique, philosophique et théologique. La littérature devait exprimer une société idéale vers laquelle tendre ; comme pour Maritain, qu’il présentait comme la référence philosophique à suivre, la littérature, comme l’art, devait assumer « la fonction précise d’être l’expression de la gloire de Dieu et d’être soumis à la seule vérité catholique »58, à l’image des ouvrages de Bernanos. La critique guranienne, si elle n’était pas fondamentalement littéraire, était originale : judicative et motivée par des « critères d’appréciation extra-littéraires »59 mais également compréhensive puisque Gurian comme Bernanos partageaient le même horizon d’attente.
Pour Gurian, la littérature était en quelque sorte le prolongement des débats intellectuels et l’expression de la société pour reprendre la célèbre expression bonaldienne, où la religion tient lieu d’esthétique60. On retrouve ainsi, en plus de la matrice catholique comme norme esthétique, un horizon d’attente philosophique et politique particulier en filigrane de ses lectures françaises tout comme dans ses travaux postérieurs. Il officiait donc non seulement comme intermédiaire important entre la France et l’Allemagne en matière de vie littéraire et intellectuelle, mais indiquait surtout une voie. Combattant et missionnaire, il suivait le chemin qu’il s’était tracé : à la fois contre et dans le monde moderne61.