Si l’histoire culturelle est entendue comme une histoire sociale des représentations, les imaginaires liés à la sexualité – tout comme ceux liés au sport, à l’alimentation, au vêtement – font indéniablement partie de son champ d’investigation, en tant qu’ils participent à la fabrique des imaginaires sociaux, et notamment les imaginaires du corps. Ces représentations sont socialement ancrées : elles prennent leur source dans des pratiques qui, pour être individuelles et intimes, n’en sont pas moins l’objet de discours et de normes collectivement construits. Elles sont donc également socialement médiatisées : les imaginaires sexuels d’une société se diffusent par le biais de productions culturelles régies par des acteurs sociaux, et disposant d’une matérialité technique, économique et commerciale qui leur assure une circulation dans l’espace social. Elles sont enfin socialement efficientes, en ce qu’elles viennent à leur tour influer sur les pratiques elles-mêmes.
Les sexualités ont fait, depuis une quarantaine d’années, l’objet de nombreuses recherches dans le champ historique international. Récemment, les questions des identités de genre et de leur construction culturelle, des discours normatifs et taxinomiques sur la sexualité, des productions obscènes et pornographiques et de leur réception, des violences et crimes sexuels, de la surveillance, de l’encadrement et de la répression des sexualités, des frontières du tolérable et de la pudeur, entre autres, ont poursuivi et élargi les questionnements ouverts à partir des années 1980-1990 par l’histoire du corps et celle des sensibilités et des représentations sexuelles1. Ce dossier apporte la contribution de l’histoire culturelle à cette approche historique élargie des sexualités. Il s’agit, notamment, de renouveler par le regard culturaliste certaines thématiques et objets relatifs au processus de visibilisation de pratiques et d’imaginaires intimes.
C’est, en effet, l’irruption de la sexualité dans la sphère publique, l’intersection et l’articulation entre l’intime et le social qui sont au cœur du dossier. Les articles présentent des études originales, fondées sur l’exploitation d’un corpus documentaire, envisageant, soit des moments précis compris dans l’empan XVIIIe-XXIe siècle, compris comme symptomatiques d’une époque ou comme une charnière, soit des périodes bien plus larges qui permettent de mesurer l’évolution d’un phénomène. Quant au champ géographique, il se veut le plus vaste possible : différentes aires culturelles sont ainsi représentées, comme différents systèmes d’organisation politique. Enfin, toutes les sexualités sont envisagées, quels que soient le genre, l’orientation, l’âge ou le nombre de leurs acteurs, sans que ne soient négligés les rapports intersectionnels de domination en jeu dans la sexualité, appréhendés sous l’angle de catégories d’analyse telles que « âge », « classe », « genre », « race ».
L’enjeu essentiel qui traverse l’ensemble des contributions du dossier est l’étude de la façon dont la sexualité s’immisce dans les enjeux de pouvoir – politique, administratif, économique – entre les groupes sociaux, ainsi que dans des relations asymétriques et hiérarchisées entre individus dans la sphère publique. Pour ce faire, deux axes majeurs sont pris en compte. D’une part, les productions culturelles relatives aux sexualités sont envisagées dans leurs contenus autant que dans leurs usages. Elles recouvrent, sans s’y limiter, les productions érotiques, obscènes et pornographiques, ainsi que la distinction – et la perméabilité – entre ces catégories d’érotisme, d’obscénité et de pornographie. Des livres aux articles de presse, des gravures aux photographies, des pièces de théâtre aux spectacles de music-hall, des œuvres d’arts plastiques aux jeux vidéos, un certain nombre de supports, dans toute leur matérialité, de représentation de l’imaginaire sexuel, sont mobilisés pour une analyse de la médiation de cet imaginaire dans l’espace social. La question de la réception et des usages de ces productions, tant de la part de leur public que de leurs censeurs, est également prise en compte.
D’autre part, le dossier met l’accent sur la sexualisation des pratiques et des espaces sociaux, et précisément la manière dont les pratiques sexuelles font irruption dans les espaces publics. Plusieurs formes d’érotisation de l’espace social sont évoquées. Rues, parcs et jardins, transports en commun, salles de spectacle, cafés et restaurants, bains publics et piscines, lieux d’enseignement ou de travail, stades et clubs de sport, festivals : la fonction originelle de ces espaces de vie en commun et de socialisation fait parfois l’objet d’un détournement, voire d’une appropriation par des pratiques sexuelles individuelles ou collectives. Les pratiques sociales liées à certains de ces espaces peuvent, elles-aussi, subir ce phénomène de détournement par le comportement sexuel, comme la pratique sportive, le travail, l’activité artistique, etc. La systématisation, voire l’institutionnalisation de cette sexualisation, peut venir à son tour construire et nourrir un imaginaire social, médiatisé par l’écrit et par l’image. Par ailleurs, ces détournements font l’objet, de la part des autorités publiques, d’une surveillance et d’un ensemble d’actions qui vont de l’encadrement à la répression.
Tels sont les apports de ce dossier qui, de la décrédibilisation par l’obscénité à la négation de la sexualité, de l’exposition des sexualités aux suspicions auxquelles elles donnent lieu, des enjeux hygiéniques, moraux ou policiers aux enjeux artistiques, ludiques, politiques, donne lieu à de très riches analyses, circonscrites à des espaces, des moments, des objets et des sociétés particuliers.