À quoi reconnaît-on un livre important, un grand livre dans le domaine des sciences humaines et sociales ? À ce qu’il ébranle des certitudes ou met à bas des préjugés qui avaient cours depuis trop longtemps, qu’il énonce dans une langue à la fois précise et intelligible des idées profondes qui fraient des chemins nouveaux à la recherche, qu’il pose des questions essentielles et propose des solutions séduisantes ; à ce qu’on voudrait l’avoir écrit soi-même, aussi, tout en sachant que l’on n’y serait pas parvenu avec le degré de réussite auquel a atteint son auteur. À l’aune de tous ces critères, le livre qu’a fait paraître Hervé Mazurel voici quelques mois est un livre important, un grand livre, qui fera date.
Il s’agit – l’auteur s’en défendrait presque, dans les premières pages, craignant qu’on ne le lui reproche – d’un livre théorique, relevant de l’épistémologie de l’histoire voire des sciences sociales et humaines dans leur ensemble puisque y sont pensés les rapports entre l’histoire, la psychanalyse, la psychologie sociale, la sociologie, l’anthropologie ; autant de disciplines entre lesquelles Hervé Mazurel circule avec l’aisance du vieux briscard qu’il n’est pas encore, révélant une maîtrise assez stupéfiante des enjeux, des pensées, des notions qui y ont cours. C’est un ouvrage « qui doit être lu avant tout comme une forme d’histoire intellectuelle, une histoire des savoirs en tension. » (p. 26). Ce n’est pas là affaire que de contrebande disciplinaire, telle que la pratiquent quotidiennement ceux qui travaillent sur des objets appelant à la collaboration de plusieurs approches, contrebande qui ne pose problème qu’aux douaniers du CNU et des écoles doctorales. C’est, de façon beaucoup plus ouverte, revendiquée, mise en pratique, un appel à dépasser les cloisonnements disciplinaires, « à se départir des carcans disciplinaires traditionnels qui nous empêchent de saisir les liens profonds qui rattachent entre eux l’inconscient individuel, social et culturel que nous avons pour habitude, jusqu’à l’absurde, d’étudier encore séparément. » (p. 262).
L’inconscient… mot redoutable et qui fait aujourd’hui encore sourire ou ricaner les esprits positifs, épris de réalités plus tangibles. C’est pourtant de celui-ci, dans tout le déploiement de ses diverses manifestations, dont il est surtout question dans ce livre, le plus positif qui soit, le moins chimérique, le plus tendu vers un « progrès scientifique » (dixit Mazurel) auquel le conservatisme et la paresse intellectuels font seuls obstacle. Que peut-on savoir de ce sous-sol obscur, quelle lumière faire sur les couches les plus profondément enfouies de la psyché humaine ? Quels liens peut-on identifier entre ce qui se joue au plus intime de l’être et la société dans son ensemble, quels rapports peut-on mettre au jour entre la structure des sociétés et l’économie psychique de leurs membres ? Questions cruciales qui lient étroitement la pensée du psychisme individuel et la pensée du social, là où l’on a trop pris l’habitude de séparer les deux mondes et les disciplines qui les prennent pour objets, la psychologie et la psychanalyse d’un côté, l’anthropologie, la sociologie et l’histoire de l’autre.
La psychanalyse, en tant que science de l’inconscient, est concernée au premier chef et les deux premières parties du livre visent à en démontrer les limites voire les impasses, tout en reconnaissant l’importance de son apport. Freud, en tant que « père » et figure encore tutélaire de la discipline, fait l’objet d’une critique serrée voire sévère, même si Mazurel se défend d’écrire un livre contre Freud ou la psychanalyse, qu’il crédite d’avoir dissipé l’illusion du sujet souverain, montré la présence agissante du passé dans l’aujourd’hui, révélé les mécanismes de répression des affects par les exigences de la société. Mais Freud et ses épigones, sous couvert de science, se sont rendu coupables de fautes voire de crimes majeurs contre la pensée scientifique. Mazurel dénonce à plusieurs reprises le réductionnisme familialiste, le chrono- et l’ethnocentrisme dont les courants dominants de la psychanalyse ont fait preuve dans un passé pas tout à fait révolu. Faire des péripéties du roman familial européen fin-de-siècle la clef d’explication universelle de la psyché humaine, voilà qui constitue une erreur que n’ont pas reconnue les générations de psychanalystes formés dans la dévotion à l’égard du Père et de sa parole quasi sacrée. Quelques exceptions, saluées par l’auteur (en particulier Pierre-Henri Castel), confirment cette règle qui condamne à brève échéance la psychanalyse à disparaître, faute de pouvoir porter un diagnostic pertinent sur un monde en constante évolution. Et le livre de Mazurel peut aussi se lire comme une invitation pressante faite à la psychanalyse à se réformer avant qu’il ne soit trop tard.
Avant tout, cet aggiornamento doit passer par une véritable prise en compte du temps et de l’histoire. Même s’il y a, chez Freud, une pensée du devenir, que ce soit à propos de la construction du sujet au sein de la famille ou de sa croyance dans la récapitulation onto-phylogénétique (l’histoire du sujet reproduit, à son échelle, l’histoire de l’espèce dans son ensemble), sa vision des forces qui luttent pour la suprématie au sein de la psyché reste fondamentalement fixiste, anhistorique. Elle postule des invariants et des universaux dont l’existence n’est jamais véritablement démontrée – pire, que les études empiriques des historiens, des anthropologues et des sociologues ont régulièrement démentis. Elle repose sur le déni ou l’oubli de l’histoire, c’est-à-dire de l’historicité de toute chose, y compris de l’inconscient. Se réclamant de Nietzsche et de Foucault, Mazurel professe un historicisme sans complexe, affirmant que l’être humain n’a pas de nature mais qu’il est une histoire, que tout, en lui, est culturel, donc historique. Par conséquent, qu’il n’y a pas lieu de conjecturer des réalités transculturelles ou transhistoriques à fondement biologique mais, au contraire, à chercher partout et toujours comment évolue l’économie psychique des individus sous la pression des changements sociaux et comment, à l’inverse, ceux-ci découlent de l’évolution des sujets.
Cette articulation ou ces boucles de rétroaction individu/social, d’autres que Freud les ont révélées, étudiées, théorisées, que Mazurel cite et commente à l’appui de son propos. C’est d’abord et surtout le cas de Norbert Elias, auquel Mazurel consacre de nombreuses pages, globalement admiratives (même s’il reprend à son compte certaines des critiques qui ont pu être exprimées à l’encontre de sa sociologie historique, par exemple sur le caractère par trop normatif de son concept de « civilisation »), Elias qui s’inspire de la théorie freudienne (notamment pour son propre concept de « refusement », ou pour celui de « sublimation » des pulsions) mais s’en écarte sur des points essentiels : l’humain n’est pas replié sur lui-même ou sur le noyau familial mais se/est construit par socialisations successives, lesquelles façonnent son inconscient aussi bien que ses représentations conscientes, la sublimation des pulsions n’est pas réductible aux mécanismes répressifs, il existe une connexion étroite entre structures psychiques et structures sociales qu’il importe de penser dans le temps long de leurs interactions. D’autres œuvres et penseurs sont, dans une moindre mesure, convoqués à l’appui de cette conception à la fois globale et relativiste : outre Foucault et Castel, déjà cités, Pierre Bourdieu et Bernard Lahire du côté de la sociologie (avec en particulier le concept d’habitus, repris à Max Weber, qui permet de penser l’incorporation du social et de l’histoire par le sujet), Clifford Geertz du côté de l’anthropologie culturelle (voyant dans toute culture un réseau dynamique de significations), Cornelius Castoriadis chez les philosophes (pour l’accent mis sur la prévalence de l’imaginaire dans l’institution de la société et pour l’historicité des structures sociales), sans oublier un certain nombre de mouvements et de courants intellectuels qui ont eux aussi témoigné du souci de penser l’humain dans la globalité de ses interdépendances, souvent dans une intention critique (de l’École de Francfort au Collège de sociologie).
Ces étais théoriques soutiennent un programme de travail de grande ampleur, que dévoilent surtout les parties trois et quatre du livre. Mazurel propose d’abord de reconsidérer à nouveaux frais – c’est-à-dire à la lumière de l’histoire et d’autres sciences humaines et sociales – les pulsions mises à jour par la psychanalyse : la libido ou pulsion sexuelle, la pulsion d’agressivité, enfin – qui ne se situent pas sur le même plan – les « forces d’indiscipline et de rupture » qui viennent périodiquement fracturer l’ordre social. Là où Freud voyait des puissances intemporelles dont l’affrontement imprimait son rythme à la marche du monde, Mazurel propose « d’articuler sur le temps long le processus de civilisation des pulsions, les mutations historiques des seuils de refoulement et les transformations induites de la vie sensible et affective » (p. 275). Il invite ainsi à reconnaître les métamorphoses historiques et les variations culturelles qui affectent la libido, de même que l’évolution des seuils de tolérance et des sensibilités à la violence ; mais c’est surtout à propos des expériences de haute intensité, ces « paroxysmes » de la vie humaine que sont les fêtes ritualisées, les phénomènes de transe et de jouissance, cette part d’ombre de l’humanité, que ses propositions de recherche apparaissent les plus novatrices, les plus stimulantes aussi. Nouveaux regards sur d’anciens objets ou nouveaux objets dont doit s’emparer, avec prudence (le mot revient plusieurs fois) mais aussi audace, le psycho-historien – l’expression est employée au détour d’une phrase sur ces figures de l’excès qu’il importe de connaître –, ce sont encore d’autres thèmes chers à la psychanalyse auxquels Mazurel consacre ses derniers chapitres, des troubles névrotiques et psychotiques aux rêves et à la vie fantasmatique, en passant par les complexes psychoaffectifs, dont l’Œdipe. Il en affirme à chaque fois, et à rebours de Freud et de la tradition psychanalytique, l’essentielle historicité et l’intérêt qu’il y aurait, y compris pour les psychanalystes eux-mêmes, à les relire en termes processuels, faisant toute leur place aux mécanismes de la mémoire, du retour du refoulé, des temporalités entrelacées.
Ce faisant, l’auteur lève au cours de son cheminement tout un vol de questions nouvelles, de problèmes à saisir, d’objets à étudier, ce qu’ont déjà commencé à faire un certain nombre d’historiens, français et étrangers, dont l’auteur cite les travaux plus ou moins récents, mettant ainsi en lumière toute une école historique, dont Alain Corbin puis le regretté Dominique Kalifa furent en France les porte-drapeaux dans les deux générations qui précédèrent celle d’Hervé Mazurel, une école dont la revue Sensibilités, qu’il a cofondée, est aujourd’hui le point de ralliement. Avec ce maître-livre, il endosse plus clairement encore le rôle de chef de file du tournant sensible qui, bien au-delà de l’histoire, emporte une partie des sciences sociales et humaines.