Du Mexique à l’Iran, de Montréal à Athènes ou Pékin, l’œil du piéton est attiré par des peintures murales qui diffusent des messages politiques, commémorent des événements, des héros et des martyrs ou témoignent de projets artistiques variés. En Irlande du Nord, des centaines de murals républicains et unionistes se répondent sans se faire face. Peintes au cœur des quartiers populaires et défavorisés, ces fresques constituent à la fois un art de propagande, une modalité de la lutte, une incitation à la mobilisation et, finalement, un support privilégié où se déclinent les imaginaires communautaires et se dévoilent les constructions identitaires.
L’Irlande du Nord est le produit de la division de l’île en deux entités politiques distinctes. Dès son origine en 1921, ce territoire a été pensé comme un bastion protestant loyal à la Couronne, face à l’État Libre d’Irlande, devenu République en 1949. Or, parmi les habitants de la province demeurée au sein du Royaume-Uni, un bon tiers était catholique. Pour la plupart républicains et favorables à la réunification sous l’égide de Dublin, ces hommes et ces femmes, considérés comme déloyaux, ont subi des discriminations à l’emploi et au logement, tandis que le redécoupage arbitraire des circonscriptions électorales sapait les bases de la démocratie et garantissait l’hégémonie unioniste. À la fin des années 1960, un mouvement pour les droits civiques s’est organisé sur le modèle de celui des Noirs américains. Il réclamait la justice, la fin de la ségrégation sociale et territoriale, de la corruption, du clientélisme et des inégalités politiques. En octobre 1968 et janvier 1969, des marches pacifiques furent réprimées, et en quelques mois, la province entra dans une implacable spirale de violence. De 1968 à 1998, la guerre a dévasté la société nord-irlandaise : combats de rues, bombes, attentats, bavures, règlements de comptes… dont le triste bilan avoisine les 3 500 morts. Ce conflit est le terreau sur lequel le muralisme politique s’est développé depuis les années 1980.
Au milieu de la décennie suivante, alors que le désir de paix a pris l’ascendant dans la population, le débat s’est engagé sur l’opportunité de maintenir en place certaines peintures jugées agressives, dérangeantes, au sens où, désormais, elles « blessaient l’œil » des riverains1. Celles qui affichaient explicitement leur soutien aux paramilitaires ont suscité les plus virulentes critiques.
Figures 1 - Fresques militaristes
Cagoules et lunettes noires, poings levés ou mitraillettes brandies vers le ciel, les deux camps ont souvent puisé au même répertoire iconographique pour mettre en scène les « volontaires » de l’IRA (Irish Republican Army), de l’UVF (Ulster Volunteer Force) ou de l’UDA (Ulster Defence Association). [fig. 1]
Au-delà des fresques les plus violentes, le processus de paix a nourri le questionnement sur le devenir de l’ensemble des murals d’Irlande du Nord, pensés et produits au cœur du conflit : que faire avec cet héritage qui ne cadrait plus nécessairement avec les dynamiques du présent ?
En 2022, les fresques ont évolué, mais n’ont pas disparu. Vingt-quatre ans après l’Accord de paix historique signé le 10 avril 1998 à Belfast, elles sont même plus nombreuses que jamais, quasi incontournables pour quiconque arpente les rues de Belfast ou de Derry. Que nous disent-elles, sur la durée, des espoirs et des incertitudes en Irlande du Nord ?
La nature et le support de ces murals, peints à même les pignons des maisons, en font des réalisations fragiles. Sans entretien, ils s’estompent, puis s’effacent. S’ils ne plaisent plus, ils courent aussi le risque d’être dégradés, modifiés ou recouverts. On l’oublie parfois, chacun d’eux a une histoire, inscrite dans l’écrin de celle de la province. Le minutieux effort de collecte photographique mené depuis plusieurs décennies par les « chasseurs de fresques » (« mural hunters »), d’abord sur pellicule, aujourd’hui numérique, a permis de préserver la trace des murals disparus ou repeints. Chaque image conservée est un instantané, résultat du travail du peintre, bien sûr, mais aussi du choix de celui ou celle qui a cadré la photographie, puis l’a sélectionnée, archivée et diffusée. Quelques ouvrages, et désormais plusieurs sites et blogs, fournissent un matériau considérable, une base de données régulièrement mise à jour et assortie de précieuses informations sur des centaines de fresques, le contexte de leur création et, quand elle est connue, l’identité de leur auteur2. Les premiers muralistes, pour la plupart des habitants des quartiers, signaient rarement leurs fresques. Ils travaillaient, en particulier chez les unionistes, en étroite relation avec les paramilitaires et les loges orangistes implantés dans leur secteur. Certains se sont toutefois assez tôt fait un nom, tels Alan Skillen3 dans le « Shankill » protestant ; et Gerard ‘Mo Chara’ Kelly4, puis les « Bogside Artists »5, chez les républicains. Depuis les années 2000, sans se substituer aux signatures individuelles, de nouveaux acteurs, associatifs et institutionnels, ont sollicité et financé des artistes professionnels, le plus souvent pour marquer le passage de la guerre à la paix.
Notre enquête interroge les reconfigurations picturales qui ont accompagné cette transition. Elle s’inscrit dans le sillage des travaux pionniers de Bill Rolston et Neil Jarman – dont les minutieuses analyses socio-historiques des premières fresques font toujours référence6 – et des recherches entreprises depuis la fin du conflit armé7. Elle vient aussi compléter la littérature francophone sur le sujet8 en proposant une périodisation de l’évolution des murals à partir d’une analyse au long cours. Cette étude examine en particulier la tension entre, d’une part, le désir de penser un futur moins conflictuel et, d’autre part, la volonté de maintenir visibles les raisons de la colère, de préserver ces artefacts culturels qui se sont imposés comme de puissants marqueurs identitaires. Afin de nous orienter dans ce foisonnement d’images, mon choix s’est porté en priorité sur les peintures qui évoquent l’histoire, longtemps mise à contribution pour stigmatiser l’autre et justifier l’affrontement. Les références au passé, proche ou plus lointain, n’ont toutefois jamais constitué l’unique source d’inspiration des artistes. Représentations de la Vierge pour les républicains/catholiques, expression de la fidélité à la Couronne pour les unionistes/protestants, messages de soutien aux prisonniers, hommages aux victimes du conflit et fresques à la gloire des paramilitaires, comptent parmi les sujets les plus fréquents.
Cet article présente dans un premier temps les thèmes dominants et les usages « traditionnels », essentiellement conflictuels, du passé sur les murals unionistes (favorables au maintien de l’Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni) et républicains (partisans de la réunification de l’île), depuis les années 1980, quand la pratique s’est généralisée, jusqu’au milieu de la décennie suivante. L’analyse se concentre ensuite sur les formes les plus significatives du renouvellement des fresques et des messages, à l’heure du processus de paix, puis au début du XXIe siècle. Enfin, une série de réflexions porte sur la situation présente, à partir de murals les plus récents, qui témoignent à la fois de l’évolution des sujets et des pratiques, de la persistance de leur fonction identitaire et du renforcement de leur dimension patrimoniale, dans une société toujours polarisée par son passé proche9.
I/ Passé contre passé : l’affrontement à distance de deux histoires commémorées
Dans les quartiers défavorisés, les murs peints ont prolongé l’affrontement armé et « marqué » le territoire. La production de ces fresques, souvent contrôlée par les groupes paramilitaires qui pouvaient en être les commanditaires, en particulier en zone unioniste/loyaliste, témoigne d’une forme particulière de privatisation de l’espace public. Sur ces murals, l’ennemi est presque toujours absent, comme si le plus important était de célébrer les icônes positives, exemplaires. Le passé ainsi exposé au regard des passants a servi de vade mecum à l’usage de celui ou celle qui aurait oublié pourquoi il luttait.
Les fresques historiques républicaines
La pratique muraliste a pris son essor au début des années 1980 comme moyen de communication alternatif pour les républicains, afin de compenser le peu de visibilité accordé à leur cause dans les médias traditionnels (journaux, radio, télévision). L’événement déclencheur a été la campagne de soutien aux grévistes de la faim de la prison de Long Kesh, en 1981. Les détenus réclamaient le rétablissement de leur statut de prisonniers politiques, aboli en 1976. Le 5 mai 1981, Bobby Sands meurt des suites de sa grève de la faim entamée 66 jours plus tôt ; il est aussitôt intégré au panthéon des martyrs républicains, bientôt rejoint par neuf autres prisonniers, décédés avant la fin de l’été. Depuis, leur histoire, et en particulier la mémoire de Sands, n’a cessé d’être honorée sur de nombreux murals, dont le plus célèbre orne depuis 1989 la façade du siège du Sinn Féin à Belfast, au coin de Falls Road et Sevastopol Street.
Figures 2 - Bobby Sands
Inspiré d’une photographie de celui qui avait été élu député un mois avant sa mort, il est régulièrement entretenu et enrichi. [fig. 2]
Dans le sillage des premières fresques, les « Pâques sanglantes » de 1916 se sont rapidement imposées. Cette année-là, le lundi de Pâques, quelque 1 600 insurgé.es investissaient le centre de Dublin. Devant la Grande Poste, Patrick Pearse proclamait la République irlandaise. Six jours plus tard, les rebelles capitulaient, écrasés par l’armée britannique. Comme souvent en Irlande, les révolutionnaires – sur le moment très peu soutenus par la population – sont en quelques années devenus des héros, et le soulèvement a été érigé en événement fondateur de l’Irlande libre et indépendante, ce qui lui vaut sa place sur les murs républicains, où il demeure l’un des épisodes historiques les plus figurés.
Sur cette fresque composée en 1991 [fig. 3a], à l’occasion du 75e anniversaire du soulèvement, les sept signataires de la proclamation de la République sont représentés, en compagnie de Constance Markievicz, la « comtesse rouge », icône féminine de la révolution. Au premier plan, bras tendu, se tient le syndicaliste James Connolly, fondateur de l’Irish Citizen Army (ICA). À sa droite et de profil, le poète Patrick Pearse, chef de l’éphémère Gouvernement provisoire en 1916 ; à sa gauche, drapeau tricolore en main, le plus âgé des signataires, Thomas Clarke. En retrait, à droite de l’image, la poste, haut lieu du soulèvement, est en feu. Surplombant les acteurs, le phœnix, symbole récurrent de la renaissance de la nation irlandaise, émerge des flammes. La formule en anglais, « Qui a peur de parler de la semaine de Pâques », semble à la fois adressée à l’adversaire unioniste et au gouvernement de Dublin, jugé trop peu enclin à commémorer l’événement en 1991. À cette date en effet, la République d’Irlande célèbre sans éclat son insurrection fondatrice, afin de ne pas paraître soutenir ou justifier les activités en cours de l’IRA, qui de son côté se présente en héritière de la minorité clandestine de 1916. La phrase en gaélique, « Le soulèvement de Pâques 1916-1991 », souligne la filiation entre les deux luttes.
Cette proximité revendiquée entre hier et aujourd’hui est au cœur de cette seconde peinture [fig. 3b], où l’on reconnaît, malgré les dégradations, le visage de James Connolly, associé au fusil utilisé par les membres de l’ICA en 1916, et celui de Bobby Sands, à côté d’un AK-47 plus moderne.
Le slogan est sans équivoque : « Les armes ont changé, mais la cause reste la même. 1916-1991 ». Cette portion de mur a la particularité d’avoir été repeinte au moins 22 fois entre 1981 et 201910, et les sujets représentés ont fréquemment changé, au gré de l’actualité et des anniversaires. Entre 1986 et 1988 par exemple, en écho à l’exécution du militant sud-africain Benjamin Moloise, la solidarité avec l’ANC a été affichée et une double inscription sur fond blanc, en gaélique et en anglais, a été ajoutée juste au-dessus de la fresque : « West Belfast. Apartheid Free Zone. Erected by Sinn Fein, April 1986 ». En 1991, le sujet peint a donc changé, mais le texte en gaélique subsiste. Ces formes d’identification et de soutien à des mouvements de libération à travers le monde (OLP, ANC, ETA), spécifiques aux murals républicains, sont apparues dès les années 1980, avant de se multiplier dans les années 200011.
Certains pignons renvoient aussi, moins fréquemment, à d’autres héros et épisodes ayant nourri l’imaginaire nationaliste, avec la résistance et le sacrifice en fil rouge : le soulèvement des Irlandais Unis (1798) ou celui de Robert Emmet (1803) en font partie. La pique ou la hallebarde, artefacts révolutionnaires associés à ces événements plus anciens, apparaissent d’ailleurs, dans un anachronisme volontaire, sur d’autres murals républicains. [fig. 3b] Enfin, quelques fresques de cette première période évoquent un passé plus proche, soulignant par exemple, en 1989, les « 20 ans de la lutte » entamée depuis le début des Troubles, ou encore la « bataille du Bogside » (1969) et le « Dimanche Sanglant » (1972) de Derry, dont il sera davantage question dans la deuxième partie12.
L’imaginaire historique unioniste
Si les usages sont assez proches, les murals protestants offrent une sélection différente dans le passé et proposent une palette moins diversifiée. La pratique y est pourtant plus ancienne. À Belfast, les premières fresques remontent aux années qui précèdent la Grande Guerre et reflètent la résistance farouche des unionistes au projet d’autonomie législative pour l’Irlande (Home Rule Bill) alors en discussion à Londres. La plupart d’entre elles ont aujourd’hui disparu et c’est seulement au milieu des années 1980, en réponse au développement des fresques républicaines et au sentiment de ne pas être assez considéré par Londres, que le muralisme politique s’est généralisé dans les quartiers unionistes13.
La victoire du roi protestant Guillaume III d’Orange sur l’armée de son rival catholique Jacques II, lors de la bataille de la Boyne (12 juillet 1690) en Irlande, constitue la principale référence identitaire unioniste/loyaliste. À partir de la fin du XVIIIe siècle, Guillaume d’Orange incarne pour les protestants le triomphe sur la tyrannie papiste, le héros « dont les actes et les sacrifices ont, avec le temps, fini par représenter, à travers des récits, les valeurs, les idéaux et les aspirations d’un groupe […] ainsi que la défense et la légitimité de sa position politique et/ou territoriale »14. Chaque été, les parades orangistes commémorent l’événement, qui est aussi célébré sur les murals où Guillaume apparaît sur son cheval blanc, épée en main, au moment où il franchit le fleuve (la Boyne). Sur cette fresque de 1990 réalisée au moment du tricentenaire de la bataille, un fantassin de 1690 et un paramilitaire du XXe siècle encadrent le roi, comme pour mieux souligner la continuité entre la victoire du passé et les luttes du présent. [fig. 4a]
Sur cette seconde peinture, d’une facture classique et assez similaire, une formule provocante a été ajoutée, en forme de défi lancé aux républicains : « Souvenez-vous de 1690 ». [fig. 4b]
Cette fresque a aussi pour particularité d’indiquer la signature de son auteur et de mentionner son appartenance à l’Ordre d’Orange, en tous petits caractères blancs, en bas à droite du médaillon : « Ce mural a été peint par le Frère P.C. MacDonnell, [membre de] la loge orangiste no 968, en juillet 1987 ». Ce type d’informations est peu fréquent sur les murals de la première génération.
À Derry, un célèbre diptyque (dont les premières versions remontent aux années 1920) consacré aux guerres jacobites des années 1688-1691 représente dans sa partie gauche la bataille de la Boyne, et dans sa partie droite la levée du siège de Derry, épisode lui aussi ancré dans la mémoire protestante, qui rappelle la résistance des habitants de la ville encerclés par les troupes de Jacques II pendant 105 jours entre avril et juillet 1689. [fig. 5]
Les exploits de Guillaume d’Orange n’épuisent en effet pas l’imaginaire historique unioniste. D’autres héros du passé sont célébrés, depuis Cromwell jusqu’aux soldats de l’UVF, milice constituée en 1912 en résistance au Home Rule, le projet de rétablissement du Parlement irlandais autonome. De nombreuses fresques établissent la filiation entre ce groupe armé et la « nouvelle UVF », fondée en 1966 dans le contexte du regain des tensions en Irlande du Nord. « D’hier (1912) à aujourd’hui (1987) – Ils se sont battus pour la cause de l’Ulster, c’est à notre tour maintenant », résume ainsi ce mural peint à l’occasion du 75e anniversaire de la naissance de l’UVF. [fig. 6]
On y distingue un volontaire de la première heure et un paramilitaire cagoulé des années 1980, de part et d’autre d’une carte d’Irlande du Nord aux couleurs de la province. En août 1914, après l’entrée en guerre du Royaume-Uni, les hommes de la 36e Division d’Ulster étaient pour la plupart membres de l’UVF. Le sacrifice de ce contingent, décimé à Thiepval au premier jour de la bataille de la Somme en juillet 1916, est devenu un thème récurrent des fresques historiques loyalistes peintes dans les quartiers acquis à l’UVF, dès la fin des années 1980, davantage encore après 1998, comme nous le constaterons dans la 3e partie de cet article.
Depuis la partition de l’île et la création de l’État nord-irlandais en 1921, la culture de l’affrontement, la pratique de l’injure, du mépris ou de la négation de l’autre ont marqué l’histoire de la province15. À leur manière, les surgissements contrôlés du passé sur les murals ont entretenu les antagonismes et les crispations anciennes. Toutefois, au milieu des années 1990, l’éventualité d’un compromis politique a progressivement gagné du terrain, le langage guerrier a perdu de sa vigueur et les messages – verbaux ou picturaux – qui lui étaient associés ont été contestés par d’autres discours.
II/ Le passé conflictuel en voie d’effacement ? Relectures à l’aune du processus de paix
À partir du milieu des années 1990, le cours de l’histoire nord-irlandaise a été dévié, sinon inversé. Le processus de paix, sinueux, s’est étalé sur plusieurs années. À la violence et au « No compromise » ont succédé des phases d’apaisement, de dialogue et de coopération interétatique, entrecoupées par des regains de tensions, jusqu’à l’accord du Vendredi Saint (Good Friday Agreement) qui inscrit en 1998 la cogestion comme mode de gouvernement autonome de la province au sein du Royaume-Uni. L’unioniste David Trimble et le républicain John Hume, colauréats du prix Nobel de la paix et respectivement nommés Premier ministre et vice-Premier ministre d’Irlande du Nord, incarnaient alors la victoire des modérés des deux camps. Les difficultés du passage du militaire au politique, les questions sensibles du désarmement et de la libération des prisonniers, ont toutefois conduit à la suspension des nouvelles institutions nord-irlandaises entre 2002 et 2007.
La normalisation de la vie politique, le désir de paix des populations et, en définitive, l’ensemble du cheminement chaotique vers la sortie de crise ont encouragé les relectures « thérapeutiques » des héritages conflictuels. Des dispositifs variés ont été élaborés pour accompagner le mouvement et tenter de pacifier les rapports sociaux. Un programme spécial européen – Peace and Reconciliation –, inspiré de l’exemple sud-africain sans en avoir l’envergure, a notamment été mis en place dès 1995, à l’initiative des gouvernements de Londres et de Dublin16. À Belfast, les armes se sont tues, la physionomie de la ville a changé, les check points et les patrouilles de militaires ont disparu.
Ce virage délicat n’a pas précipité le déclin ou l’effacement des murals. Au contraire, la pratique s’est renforcée et diversifiée, au rythme d’un processus de réinvention non linéaire, au cours duquel les différences d’appréciation face aux changements se sont clairement exprimées. Trois grandes inflexions peuvent être soulignées. La volonté des républicains de modifier leur image s’est traduite par l’apparition sur les murs de nouveaux messages, en écho à l’actualité politique et aux opportunités ouvertes par la paix. De plus, dans les deux camps, les thèmes plus anciens ont été réagencés, avec notamment la mobilisation de références à un passé moins directement conflictuel. Cependant, en particulier dans les quartiers unionistes où la transition a été plus délicate, on constate la persistance ou la résurgence régulière du passé sombre et des fresques militaristes.
La concurrence du présent
Les murals évoquant de nouveaux horizons sont apparus en 1994-1995, dans le sillage du 1er cessez-le-feu de l’IRA, essentiellement dans les quartiers républicains. Ils apportaient leur soutien aux négociations et soulignaient, par l’image et par le texte, les conditions d’une paix durable, aux yeux des habitants : le départ des troupes britanniques, la dissolution de la police provinciale (RUC) et la libération des prisonniers. Si la plupart de ces peintures renvoient davantage à l’avenir qu’au passé, elles s’inscrivent toutefois dans notre perspective : elles sont venues concurrencer, bousculer, parfois même se substituer, à certains murals historiques.
À Belfast, une fresque particulièrement éloquente exprimait l’espoir de voir l’Irlande du Nord tourner résolument le dos à son passé proche. [fig. 7a]
Elle reproduisait une illustration du dessinateur de presse Cormac qui présentait, sur le ton de l’humour, un soldat anglais transporté d’Irlande du Nord vers la Grande-Bretagne par une colombe, annonciatrice de la paix, symbole très courant sur les murals républicains entre 1994 et 1998. D’autres militaires, à l’arrière-plan, suivaient le même trajet. Pour la colombe, « Le temps de la paix » est arrivé ; pour le soldat, « Il est temps de partir ».
L’horizon du départ des troupes est aussi le sujet de ce mural de Belfast, dont d’autres versions ont existé, notamment à Derry17. [fig. 7b]
On y retrouve les mêmes mots (« Time fore Peace, Time to Go ») accompagnés cette fois de l’expression gaélique « Slán Abhaile », formule d’adieu adressée à une personne qui rentre chez elle, en l’occurrence les soldats anglais, de dos, sur le chemin du retour. Cette peinture reproduit une lithographie de l’artiste Robert Ballagh, elle-même inspirée, en la détournant, d’une photographie datant du printemps 1982, au moment du débarquement des commandos de marines britanniques aux îles Malouines. [fig. 7c]
La fresque, sur laquelle les couleurs de l’Union Jack sont inversées, se lit comme le négatif du cliché. Un clin d’œil ironique à l’histoire récente qui n’aura sans doute pas été apprécié de la même manière partout en Irlande du Nord.
Par ailleurs, toujours en lien avec le processus de paix, on observe l’effacement d’une partie des images les plus militaristes, remplacées par des scènes moins agressives. La tendance, là encore, est plus affirmée chez les républicains, où les volontaires armés et cagoulés ont presque tous disparu entre le milieu des années 1990 et le début des années 2000.
Le passé recomposé
Le recours à des références puisées dans un passé moins conflictuel a aussi été une inflexion majeure associée à la reconfiguration du clivage entre « nous » et « eux » au cours de la même période. Les républicains ont les premiers mis en exergue leur riche héritage catholique et gaélique/celtique (mythologie, musique, danse, sports, etc.) antérieur à l’arrivée des Anglais, redécouvert au XIXe siècle par les promoteurs du nationalisme culturel. Ces allusions à un âge d’or mythifié dessinent les contours d’une identité distincte de celle des conquérants des XVIe et XVIIe siècles et de leurs descendants.
Figures 8 - L’héritage gaélique républicain
Une pratique illustrée par ces trois murals, situés à proximité les uns des autres dans le quartier d’Ardoyne (Belfast). [fig. 8]
En place dès 199418, ils sont présentés ici dans leurs versions de 2002 et 2004. Encadré par des motifs celtiques entrelacés, tout comme les deux autres, le premier renvoie à la mythologie, sous les traits de « Eire [Irlande], reine des Tuatha Dé Danann [peuple légendaire] tuée à la bataille de Tailtean en 1698 avant JC ». Le texte en gaélique précise : « Forger l’esprit du peuple par la culture ». La deuxième fresque évoque la musique traditionnelle, pratiquée par un joueur aveugle de cornemuse irlandaise (uilleann pipe), d’après une célèbre toile de Joseph Haverty (1841). Enfin, la troisième met en scène les sports irlandais qui « font partie de notre héritage », le hurling et le football gaélique pour les garçons, la camogie pour les filles19.
Dans une moindre mesure, la valorisation d’un passé moins agressif s’est aussi affirmée dans les quartiers loyalistes. Parmi les nouveaux « espaces de l’imaginaire unioniste », le récit volontiers mythifié de la saga des Ulster-Scots en Amérique a pris de l’ampleur à partir de 199820. Ces pionniers presbytériens d’origine écossaise puis nord-irlandaise, installés dans le Nouveau Monde dès le XVIIe siècle – ce qui les distingue des masses d’immigrants fuyant la Famine au XIXe siècle – y sont dépeints comme des acteurs majeurs de l’histoire des États-Unis. Sur un mural [fig. 9a] de Ballymoney – petite localité du comté d’Antrim –, une citation de William McKinley, 25e président des États-Unis (1897-1901), lui-même descendant de fermiers de la région, souligne la contribution ulstérienne : « Ils furent les premiers à proclamer la liberté aux États-Unis. Avant même [la bataille de] Lexington21, le sang des Scotch-Irish fut versé au nom de la liberté américaine. »
Personnage central de la peinture, le trappeur Davy Crockett, figure héroïque de l’histoire américaine qui serait lui-même issu d’une famille d’immigrants huguenots ayant transité par le nord de l’Irlande, vient compléter la success story des Ulster-Scots outre-Atlantique. Dans une perspective similaire, une série de trois murals en hommage aux « pionniers devenus présidents » – George Washington, James Buchanan et Theodore Roosevelt – a été peinte à Derry entre 1999 et 2001. La fresque dédiée à Roosevelt remplace une image plus militariste auparavant consacrée à Guillaume d’Orange, et cite une phrase du président américain où il rappelle la contribution de ses ancêtres à la défense de Derry en 1689 et à la bataille de la Boyne l’année suivante. [fig. 9b]
La résistance du passé sombre
Cependant, au gré des ruptures de trêves et des regains de violence, les vieux réflexes antagonistes ont pu refaire surface. À cela s’est ajouté, chez beaucoup d’unionistes, une méfiance tenace à l’égard du processus de paix – parfois perçu comme une menace – et des promesses de désarmement de l’IRA. Ce malaise s’est traduit par de fortes réticences à remplacer les silhouettes de paramilitaires et les références à la résistance armée, en particulier là où les murs étaient contrôlés par l’UVF ou l’UDA22.
Le personnage effrayant de « Eddie the Trooper », emprunté à l’imaginaire du groupe de hard rock britannique Iron Maiden, apparaît à partir de 1996 sur plusieurs murals, à Derry puis à Belfast, qui reflètent l’agressivité latente et les tensions persistantes. L’une de ces peintures entremêle plusieurs époques dans une sorte d’uchronie apocalyptique centrée sur la violence des affrontements présents et passés. [fig. 10a]
Le zombie-soldat porte l’uniforme de la puissante armée britannique du XIXe siècle, sur lequel est cousu, au niveau de son épaule gauche, un écusson de l’UFF (Ulster Freedom Fighters), milice protestante proche de l’UDA, tandis qu’un soldat jacobite du XVIIe siècle git à sa droite. À l’arrière-plan, la fresque propose une fin alternative à la « bataille du Bogside » qui s’est déroulée en 1969 dans ce quartier catholique de Derry. Dans la version imaginée par le peintre, la victoire unioniste est complète, comme le suggèrent la fumée noire et la destruction (qui n’a jamais eu lieu) du célèbre mural « Free Derry Corner », symbole de la résistance des habitants de ce bastion républicain23.
Au tournant du XXIe siècle, le souvenir de l’antagonisme multiséculaire et des haines ancestrales reste entretenu par certaines fresques historiques loyalistes, à l’image de ce mural de Belfast qui évoque sans doute la « Grande rébellion » de 1641, même si le texte indique « 1600 ». [fig. 10b]
Cette révolte catholique a fourni ses premiers martyrs à l’Irlande protestante. Elle a donné lieu à moult récits des atrocités commises par les « papistes », constitutifs de l’imaginaire d’une minorité unioniste agressée et assiégée (siege mentality) : ce mural en est une représentation. Le lien avec le présent est souligné par l’usage d’éléments de vocabulaire empruntés à d’autres conflits, contemporains de sa réalisation. La phrase-choc, « Le nettoyage ethnique est toujours d’actualité », établit un parallèle entre l’exode forcé et planifié de populations lors des guerres dans l’ex-Yougoslavie des années 1990 et le déménagement de familles unionistes nord-irlandaises contraintes, sous la pression de l’IRA ou d’un voisinage hostile, de quitter leur domicile pour aller s’installer dans un quartier à majorité loyaliste24. Notons que si de tels déplacements non souhaités ont effectivement accompagné le processus de ségrégation sociospatiale à l’œuvre dans la province depuis 1921, les catholiques en ont également été les victimes.
Bien que plus discret, le passé sombre n’est pas absent des murs républicains. Au cours des mêmes années, plusieurs murals ont notamment rendu hommage aux 14 victimes du Bloody Sunday, mortes à Derry, sous les balles d’une unité de parachutistes qui a tiré sur la foule désarmée marchant pour les droits civiques, le dimanche 30 janvier 1972. [fig. 11a]
Outre la dénonciation des exactions commises par les loyalistes ou l’armée britannique durant les Troubles, la Grande Famine (1846-1851) a été le sujet de plusieurs fresques républicaines. Le journaliste nationaliste John Mitchel écrivait dans les années 1850-1860 que les Britanniques étaient non seulement responsables de la Famine, mais aussi coupables d’avoir délibérément voulu exterminer le peuple irlandais25. Cette thèse de l’intention criminelle n’est généralement plus retenue dans l’historiographie, mais elle est toujours ancrée dans la mémoire nationaliste radicale, et cette interprétation dite « génocidaire » est dominante sur les murals26. L’un d’eux, à Belfast, reproduit des gravures contemporaines de l’événement, associées à des formules du XXe siècle, dont l’usage est très controversé quand elles sont appliquées à la Grande Famine d’Irlande : « Le génocide britannique par la privation de nourriture. L’Holocauste irlandais, 1845-1849. Plus de 1 500 000 morts ». [fig. 11b]
Source : https://petermoloneycollection.wordpress.com/1999/01/20/irelands-holocaust-3/ (M02750)
III/ Les murals : reflets des incertitudes du présent (depuis 2005)
En juillet 2005, sept ans après la fin du conflit armé, l’IRA annonçait le démantèlement de son arsenal militaire. Cette étape cruciale sur la voie de la paix a favorisé le rétablissement des institutions provinciales, intervenu le 8 mai 2007, à l’issue d’élections remportées par le Democratic Unionist Party (DUP) devant le Sinn Féin. Cependant, d’autres désaccords, portant notamment sur le statut de la langue irlandaise, ont conduit à une deuxième crise institutionnelle entre 2017 et 2020. La situation politique délicate, alimentée par l’actualité des tensions relatives à l’application du Brexit, met en perspective les fragilités du processus de paix. L’avenir politique de la province, à court et plus long terme, est au cœur des débats. Quelques mois après la commémoration du centenaire de la séparation de l’île, le Sinn Féin républicain a pour la première fois remporté le scrutin provincial, en mai 2022. Cet événement électoral et, plus encore, le refus du DUP d’accepter le « protocole sur l’Irlande du Nord », négocié entre Londres et Bruxelles dans le cadre de l’accord sur le Brexit afin d’éviter le retour d’une frontière physique sur l’île d’Irlande, ont conduit à une nouvelle paralysie de la vie politique.
Dans ce contexte incertain, depuis une quinzaine d’années, si les principales fonctions des murals – l’affirmation identitaire et l’accompagnement de la paix – ont été renouvelées, leurs dimensions patrimoniale et touristique se sont renforcées, tandis que des sujets « neutres » du point de vue du conflit nord-irlandais ont trouvé leur place. Dans le même temps, de nouveaux acteurs, communautaires et institutionnels, ont fait leur apparition dans l’économie générale de la création des murals. Fenêtres ouvertes sur le présent, ces fresques demeurent des indicateurs utiles pour prendre le pouls de cette société en mouvement, toujours polarisée et travaillée par la tension entre « désirs de paix et relents de guerre »27.
Accompagner la paix
Les pressions pour remplacer l’imagerie militariste et agressive se sont accentuées dans les années 2000. Les habitants de certains quartiers unionistes, las de contempler ces figures de la violence auxquelles ils ne s’identifiaient plus, se sont mobilisés pour réclamer que toute la communauté, et non plus seulement sa fraction armée, soit consultée au moment de choisir ce qui valait d’être représenté. Ils ont reçu le soutien d’associations culturelles locales, de chefs d’entreprises soucieux de rassurer clients et investisseurs, de paramilitaires convertis au processus de paix, d’ONG et des pouvoirs publics. Longtemps en retrait, les conseils municipaux (notamment à Belfast) et plusieurs organismes gouvernementaux, comme le Conseil des Arts d’Irlande du Nord, sont en effet devenus des acteurs du muralisme. Ils ont financé des projets artistiques d’envergure – en particulier le vaste programme Building Peace Through the Arts: Re-Imagining Communities, à partir de 2006 – incitant, parmi de multiples initiatives, à la conversion des murals en supports privilégiés des messages de paix et de tolérance, à distance des connotations partisanes28.
« No more » [fig.12a], situé dans l’est loyaliste de Belfast, entre dans la catégorie de ces fresques qui rejettent la violence des images et des mots au profit de symboles de réconciliation, au service de la construction d’un avenir partagé (« a shared future »29). À quelques centaines de mètres, cette fois en zone républicaine – le fait est assez rare pour être mentionné –, une réplique de ce mural vient renforcer le message30.
Le projet artistique mené conjointement par Danny Devenny et Mark Ervine s’inscrit dans une démarche similaire. Devenny est un ancien de l’IRA qui a connu la prison, tandis qu’Ervine est issu d’une famille de militants unionistes. Ces deux muralistes originaires de Belfast ont choisi de dépasser les clivages politiques et sociaux et de formuler leur engagement en faveur de la paix en réalisant une série de murals « à partir de la même palette » (« Painting from the same palette – Joint murals »). L’imposante reproduction de Guernica, au cœur du bastion républicain de Falls Road, est l’un des fruits de cette collaboration intercommunautaire. [fig. 12b]
D’autres peintures récentes, apparues en lieu et place des hommes cagoulés, expriment des préoccupations encore davantage déconnectées des Troubles. Elles participent pourtant de la même dynamique et sont des signes du désenclavement des débats. Elles traitent de problématiques sociales et sociétales qui n’avaient jusqu’alors pas eu droit de cité sur les murs, comme les effets des dérèglements climatiques et environnementaux, la prévention du suicide ou la lutte contre le racisme et la pauvreté31. En 2009, dans le cadre du projet « Re-Imagining Communities », « Nettoyage ethnique » [fig. 10b] a notamment été remplacé par une création de l’artiste Ed Reynolds sur le respect des droits de l’Homme [fig. 18a]32.
Dans les deux camps, ce type de fresques a connu une progression régulière tout en demeurant minoritaires33. Parfois, elles ne fournissent plus le moindre indice permettant d’identifier au premier coup d’œil leur origine communautaire, à l’image de cette peinture « républicaine » qui relaie une campagne contre le trafic de drogue. [fig.12c]
L’apparition de murals indifférents aux enjeux du conflit nord-irlandais constitue en soi une petite révolution.
Maintenir et renouveler la fonction identitaire
Il reste que la majorité des fresques militaristes remplacées l’ont été par des peintures inscrites dans l’histoire et l’identité culturelle de sa propre communauté, ignorant l’autre et invitant finalement peu au dialogue. Nombre de ces projets, parfois à l’issue de patientes négociations, ont malgré tout été financés par le programme « Re-Imagining Communities » qui a valorisé la réalisation de scènes non violentes, considérées comme des avancées sur la voie de l’apaisement.
Les chantiers navals Harland & Wolff comptent parmi ces thèmes jugés « peu agressifs » ou moins intimidants qui se sont développés dans les années 2000 et 2010 sur les murs protestants. Ils sont souvent identifiables, comme sur cette peinture [fig. 13]34, aux grues-portiques jaunes marquées des initiales H & W qui dominent l’horizon depuis les années 1970. Ils sont aussi associés au Titanic, construit sur place entre 1909 et 1911.
Ici, le paquebot de la White Star Line a quitté Belfast et longe la Chaussée des Géants. Chaque évocation des chantiers Harland & Wolff, fleuron de l’industrie nord-irlandaise aux XIXe et XXe siècles, rappelle l’âge d’or de l’économie de la province et suggère, à demi-mots, la supériorité protestante35. Par ailleurs, les murals unionistes mettent désormais en valeur des « fils d’Ulster » sans liens directs avec le conflit armé ou l’actualité politique, en particulier des figures locales du sport et de la culture, à l’image de l’écrivain C.S. Lewis, auteur des Chroniques de Narnia36. Parmi ces nouveaux visages, le Belfastois George Best, étoile du football britannique des années 1970, est devenu un concurrent sérieux de Guillaume d’Orange et des hommes cagoulés. En plusieurs lieux, le ballon a détrôné l’épée ou le fusil, jusque dans le fief loyaliste de Portadown où, en 2008, G. Best a pris la place d’un chef paramilitaire local [fig. 14]37.
Le souvenir du sportif disparu en 2005 a été jugé suffisamment consensuel pour que l’un des deux aéroports de la ville soit rebaptisé George Best – Belfast City Airport.
Les références à des événements politiques et militaires du passé conservent souvent une dimension conflictuelle. Dans cette catégorie, depuis les années 2000, c’est le sacrifice de la 36e division d’Ulster, décimée au premier jour de la bataille de la Somme, en juillet 1916, qui s’est imposé dans les quartiers loyalistes comme principale alternative aux paramilitaires de la fin du XXe siècle38. Les pratiques commémoratives en souvenir des soldats de la Grande Guerre ne sont bien sûr pas une spécificité nord-irlandaise. Elles revêtent cependant dans la province des atours originaux, puisqu’il s’agit, à travers ces combattants d’hier érigés en icônes identitaires, de souligner la fidélité à toute épreuve, au cours du temps, des protestants d’Irlande à la Couronne britannique. En 2016, de nouveaux murals ont vu le jour au moment du centenaire de la bataille de la Somme.
Sur celui-ci [fig. 15a], outre la longue citation, les coquelicots (symboles du Souvenir) et les silhouettes des soldats, on reconnait la tour d’Ulster, bâtie dès 1921 non loin du champ de bataille, en hommage aux hommes de la 36e division39. La fonction mémorielle et politique du martyr collectif de Thiepval, comme envers de l’insurrection de Pâques 1916, conserve son actualité, un siècle plus tard. Chez les républicains, les fresques célébrant l’Easter Rising n’ont jamais cessé d’être entretenues et renouvelées. Réalisée à l’occasion du 100e anniversaire de la révolution fondatrice, cette composition [fig. 15b] reproduit une toile célèbre de l’artiste Walter Paget (« Birth of the Irish Republic »), sur laquelle ont été ajoutés les premières lignes de la proclamation de la République, un Phoenix surgissant des flammes et, en médaillons, les portraits des 16 insurgés exécutés après le soulèvement40.
Le centenaire des « Pâques sanglantes » a confirmé une tendance amorcée au début des années 2000 : la reconnaissance du rôle actif des femmes au sein du mouvement républicain en général et lors de l’insurrection de 1916 en particulier. Après avoir été ignorées pendant des décennies par le récit historique de la période dite « de la révolution irlandaise » (1912-1923), les femmes rebelles, combattantes, infirmières, cantinières ou messagères ont trouvé leur place dans l’historiographie et dans le débat public, à distance du rôle de mère, d’épouse ou de victime auquel elles étaient traditionnellement assignées41. De rares figures féminines, telles Constance Markievicz ou la militante des droits civiques Bernadette Devlin42, apparaissaient au premier plan sur les murals républicains dans les années 1980 et 1990. Sur les fresques plus récentes, les femmes ont gagné en visibilité43. La lumière est notamment orientée vers le Cumann na mBan, la branche féminine de la révolution de 1916, dont les membres sont souvent représentées en train de défiler dans l’uniforme de l’organisation. [fig. 16a]
« Pas de liberté sans la liberté pour les femmes » (« Ní saoirse go saoirse na mban ») peut-on lire sur ce mural peint en 2014 à l’occasion du centenaire (céad bliain) de sa fondation, qui met aussi Constance Markievicz à l’honneur. Dix ans plus tôt, un diptyque [fig. 16b] rendait déjà hommage aux « femmes de 1916 » : à gauche Winifred Carney et Nora Connolly, à droite quatre combattantes en armes44.
Depuis le milieu des années 2000, de nouvelles thématiques ont fleuri sur les murs des villes nord-irlandaises où des dizaines d’images militaristes et violentes ont été remplacées. Toutefois, les hommes cagoulés et armés sont loin d’avoir tous disparu. Dans le Bogside à Derry ou le quartier de New Lodge à Belfast, là où les groupes républicains dissidents (n’ayant pas déposé les armes) conservent le soutien d’une partie des habitants, le récent retour de fresques à la gloire des paramilitaires a pu provoquer un regain de tensions45. Ces dernières années, la recrudescence est plus nette encore dans les quartiers loyalistes où certains murals issus du programme « Re-Imagining Communities » ont été dégradés ou recouverts par de fresques paramilitaires. En 2013, les médias ont largement rendu compte de la controverse nourrie par le remplacement, dans l’est de Belfast, d’une peinture en l’honneur de George Best (financée par le Belfast City Council en 2010) par un « volontaire » menaçant de l’UVF46. Ces éléments invitent à nuancer le constat de l’effacement du passé conflictuel.
Le peu de recul ne facilite cependant pas l’analyse de ce que plusieurs commentateurs locaux ont qualifié de regrettable « retour en arrière » (backwards step »)47. À ce sujet, il est utile de rappeler que les interventions volontaristes décrites plus haut n’ont affecté qu’un nombre réduit de fresques militaristes ou agressives. En 2009, 39 seulement avaient été modifiées dans le cadre du programme « Re-Imagining Communities »48. En outre, Bill Rolston souligne les limites de ces politiques publiques pilotées depuis l’extérieur des quartiers : face à des projets artistiques imposés d’en haut, pâles reflets de leur quotidien ou de leurs sentiments, les habitants se sont parfois sentis dépossédés, laissés à l’écart. À trop encourager les images « aseptisées » (sanitised), on aurait perdu le sens et la fonction politiques des murals49. Le retour des fresques provocantes pourrait manifester cet agacement. Enfin, depuis l’Accord du Vendredi Saint, la croissance d’une forme particulière de tourisme lié au passé proche a aussi contribué au maintien de certaines peintures militaristes.
Tourisme et patrimonialisation
À son étiage pendant les Troubles, le tourisme a connu en Irlande du Nord une croissance exponentielle depuis 25 ans. La seule ville de Belfast est passée de 200 000 visiteurs en 1998 à 9,5 millions en 2018, avant que la pandémie de coronavirus ne provoque un coup d’arrêt50. De récentes recherches ont montré que les traces et la mémoire de cette guerre de Trente Ans contemporaine ont compté parmi les facteurs attractifs51. Dès 1999, Fáilte Feirste Thiar, l’office du tourisme de Belfast Ouest (républicain), toujours actif en 2022, faisait la promotion des quartiers nationalistes. [fig. 17a]
Par la suite, le Northern Ireland Tourism Board a inclus dans ses brochures les sites liés aux Troubles et les guides de voyage les plus en vue (Lonely Planet, Guide du Routard, TripAdvisor, etc.) lui ont emboîté le pas : « murs de la paix » (peace lines) séparant les territoires catholiques et protestants à Belfast, prisons, cimetières, et, bien sûr, murals52. Pour répondre à la demande, les visites guidées se sont multipliées et diversifiées, en bus (Belfast City Sightseeing), à pied ou en taxi noir (Black Cab). [fig. 17b]
Des associations regroupant d’anciens prisonniers ou paramilitaires, à l’image de Coiste chez les républicains, proposent des « visites politiques » (Political Tours) au cours desquelles les guides restituent leur expérience vécue, racontent le quartier, la ville ou la province, avec une partialité annoncée et assumée53.
Longtemps, les murals ont essentiellement occupé une « fonction de communication interne » en direction des habitants dont on sollicitait le soutien. Désormais, il faut aussi compter avec une « fonction de communication externe » à destination d’une audience internationale54.
Ces évolutions sont à replacer dans le cadre de l’essor du « Dark Tourism » (« tourisme macabre » en français) à l’échelle planétaire, qui consiste à visiter des lieux où se sont déroulés des conflits ou des tragédies, parfois même à se rendre sur le théâtre d’affrontements en cours. Il n’entre pas dans mon propos de discuter les motivations de celles et ceux qui ont choisi cette pratique controversée, décriée par les uns comme une forme d’instrumentalisation mercantile de la catastrophe et de la souffrance, à mi-chemin entre voyeurisme et excitation morbide, perçue par d’autres, notamment en Irlande du Nord, comme un indice de la pacification des relations sociales et un levier du redressement économique de la province55. Quoi qu’on en pense, les murals s’inscrivent au cœur de ce « Troubles Tourism » ou de ces « Terror Tours » en Irlande du Nord. Certaines peintures en sont devenues des étapes incontournables, tels le mural Bobby Sands [fig. 2] et ceux de l’International Wall dans le quartier de Falls Road, ou encore l’entrée du Bogside à Derry. D’une manière générale, les visiteurs tendent à plébisciter les images les plus spectaculaires, qui se trouvent souvent être les plus agressives ou inquiétantes. Le maintien d’un nombre important de fresques militaristes, une génération après la signature de l’Accord de paix de Belfast, doit donc aussi être compris à la lumière des attentes des touristes.
En parallèle, à mesure que le conflit armé s’éloigne et que les jeunes adultes ne l’ont pas vécu, des enjeux patrimoniaux apparaissent et la question de la préservation – voire de la mise en valeur – des traces de ce passé se pose avec plus d’acuité. La réflexion ne se réduit pas aux seules peintures murales, mais elle prend avec elles un tour particulier, en raison notamment de l’ambiguïté qui entoure leur statut, à l’interface entre hier et aujourd’hui. En effet, elles ne peuvent être uniquement envisagées comme les témoignages d’une pratique révolue associée à la période des Troubles. Le muralisme politique en Irlande du Nord est toujours une activité bien vivante, reflet de préoccupations actuelles, inscrite dans le quotidien des habitants. De plus, ces murals sont des réalisations fragiles et éphémères. Leur durée de vie est limitée et à dire vrai, à quelques exceptions près, peu de fresques peintes dans les années 1980 et 1990 sont encore en place en 2022. La complexité du débat relatif à ce qui peut ou doit être conservé est encore accentuée par la coexistence de trois logiques distinctes, sinon concurrentes : celle de la paix et de la construction d’un futur partagé ; celle de l’affirmation identitaire, potentiel conservatoire des tensions ; et celle du tourisme, orientée vers le spectaculaire. Depuis quelques années, une intéressante solution de compromis gagne du terrain : quand un mural « historique » ou jugé violent est remplacé, une plaque explicative est apposée à proximité, avec photographie de l’ancienne version et mention des partenaires impliqués dans le projet [fig. 18b]56. Ainsi, la dimension identitaire est reconnue, le souci patrimonial (conserver sur place la mémoire du lieu) est satisfait et les dynamiques du présent ne sont pas entravées.
Ces évolutions récentes me conduisent à évoquer brièvement une autre tendance actuelle, qui concerne cette fois l’histoire matérielle des fresques. Nombre d’entre elles sont désormais réalisées sur un écran, au moyen des technologies informatiques modernes, puis imprimées sur des panneaux – en aluminium, en stratifié ou en Plexiglas, parfois même en bois – à leur tour fixés sur la façade du bâtiment [voir par exemple la figure 15a].
Conclusion
Depuis les années 1980, dans les quartiers républicains et unionistes des villes nord-irlandaises, la pratique du muralisme n’a jamais connu d’interruption. Dans une situation de grande tension et de conflit armé, les fresques – notamment celles comportant des références historiques – ont d’abord participé à entretenir les antagonismes et à justifier l’affrontement. Puis, dans le sillage du processus de paix, la fonction des murals et le contenu des messages ont évolué. Des efforts ont été déployés par les acteurs politiques et associatifs pour faciliter la mobilisation de nouvelles références, accompagner la paix et promouvoir des relectures « thérapeutiques » du passé à l’aune d’un présent moins violent.
L’étude sur la durée a fait apparaître les limites de cette dynamique et, par contraste, la plasticité et la solidité du ressort identitaire, qui, en s’adaptant aux situations successives et en concédant un peu de place à d’autres enjeux d’actualité, n’a finalement été que superficiellement entamé. Les fresques, dans leur variété, demeurent des outils de réassurance culturelle, des espaces dédiés en priorité à l’expression populaire des imaginaires nationaux. Si les sélections dans le passé ont été en partie révisées, certains sujets – l’insurrection de Pâques chez les uns, la silhouette de Guillaume d’Orange chez les autres – n’ont pas cessé d’être représentés. En outre, les tensions autour du remplacement de certaines fresques soulignent, notamment dans les quartiers loyalistes, que les murals restent un support privilégié de l’expression des colères et des insatisfactions.
La diversité actuelle des sujets reflète à la fois les incertitudes du présent – renforcées par les confusions autour du Brexit et de ses effets – et la persistance de la polarisation de la société nord-irlandaise. Les frontières mentales et les lignes de front identitaires ne se déplacent que lentement. L’Irlande du Nord vit en paix sans être apaisée. Aujourd’hui, alors que le retour à la situation d’hier est devenu impensable et que l’avenir, envisagé comme possiblement partagé, s’écrit en pointillé, l’histoire, telle qu’elle est exposée sur les murals, sert encore davantage à se distinguer de l’autre camp qu’à s’en rapprocher.