La façon dont l’histoire de la psychanalyse s’élabore prend de nouveaux contours lorsque l’on adopte pour cadre d’analyse une perspective transnationale. En ce sens, la circulation de la psychanalyse au seuil du XXIe siècle offre une nouvelle perspective d’étude pour les historiens, dès lors que l’on considère le contexte mouvant des savoirs, et que l’on croise les échelles d’analyse, à la fois locale et globale1. Ignorées jusqu’à la fin du XXe siècle, les histoires de circulation de la psychanalyse ont longtemps envisagé les espaces extra-européens, l’Asie, le Moyen Orient, l’Afrique, comme The Rest of the World, pour reprendre une expression utilisée par Jacques Derrida lui-même2. Or, ce sont des psychanalystes professionnels, souvent acteurs impliqués dans la circulation des savoirs de la psychologie de l’inconscient, qui se sont donné pour tâche de produire ces nouveaux récits de la psychanalyse en dehors de l’Occident3. Le narratif portant sur le développement extra-occidental relève alors d’une approche largement mythologique4. Pour expliquer la présence grandissante de la psychanalyse au sein de contextes spatiaux distincts, que ce soit sous forme d’associations psychanalytiques ou d’ouvrages classiques traduits dans la langue locale, c’est la personne de Freud qui est convoquée. Le foisonnement de la psychanalyse en Asie de l’Est, y compris en Corée du Sud, reposerait, par exemple, sur « l’esprit conquistador5 » du fondateur de la psychanalyse.
De fait, de nombreuses associations psychanalytiques en Corée du Sud voient le jour depuis les années 1970, et celles-ci s’inscrivent clairement dans la continuité de l’historiographie internaliste de la psychanalyse6. Cependant, la psychothérapie taoïste (To chŏngsin chiryo) constitue un cas de réception, plus oblique, en ce qu’elle vise à conjuguer la psychanalyse avec le taoïsme, l’un des piliers de la spiritualité et de la culture coréenne. Élaboré sous l’égide de Yi Tongsik (1920-2014), psychiatre formé à Séoul et à New York, fondateur de l’Association de la Psychothérapie Taoïste en 1974, le projet qui est le sien de dépasser la psychanalyse fait du terrain sud-coréen un lieu d’échanges de la psychanalyse à travers un vecteur culturel fort, à savoir le taoïsme.
L’objectif de cet article est d’analyser la dynamique d’interactions entre savoirs psychanalytiques et taoïstes ainsi que la variété de leurs modes de réception dans le contexte national culturel spécifique qu’est la Corée du Sud. Pour ce faire, nous retracerons en premier lieu le parcours personnel de Yi Tongsik, marqué par la conjoncture historique de la Corée colonisée et de la Corée du Sud, qui lui a permis de se familiariser avec la psychologie de l’inconscient, à la fois au travers des sinogrammes, « 精神分析/ Chŏngsin punsŏk », et via l’anglais « Psychoanalysis ». À l’appui de la genèse conceptuelle et des principaux préceptes de Yi Tongsik, nous examinerons ensuite la démarche théorique d’hybridation de la psychanalyse et des idées taoïstes comme lieu de confrontation. La psychanalyse apporte à Yi les premiers matériaux à partir desquels il a mis au point sa propre théorie au profit des idées taoïstes, dans l’ambition de parfaire la psychanalyse. Pour finir, nous dresserons, en guise de bilan, un état des lieux de la place qu’occupe la psychothérapie taoïste en Corée du Sud depuis les années 1970. En dépit de ses grandes ambitions, notamment d’unir l’Orient et l’Occident au moyen de la tradition culturelle coréenne, l’entreprise de Yi a, d’une part, dû affronter le mépris des psychanalystes sud-coréens à l’égard de sa théorie, et a connu, d’autre part, une réception mitigée au sein de la société sud-coréenne, circonscrite à quelques disciples et à un public spécifique.
Parcours transnational de Yi Tongsik
Yi Tongsik est né en 1920 en Corée, alors annexée à l’empire japonais (1910-1945). Sa première formation universitaire se déroule entre 1938-1941, dans une école de médecine (ŭihak chŏnmun hakkyo) située à Daegu, dont la réorganisation du cursus a été menée par le pouvoir colonial japonais. Il poursuit sa formation à l’Université Impériale de Keijō entre 1942 et 1945, en choisissant de se spécialiser en neuropsychiatrie7. Cette université, créée en 1924, était à l’époque, la seule institution universitaire au sens moderne du terme dans la péninsule coréenne. Yi s’intéresse alors tout particulièrement à la formation neuropsychiatrique que dispense l’université coloniale japonaise. S’il cite pour toutes premières lectures des psychiatres et psychothérapeutes tels que Eugen Bleuler, Ernst Kretschmer et Arthur Kronfeld8, ces références ne sont pas sans lien avec son apprentissage de la psychiatrie japonaise, elle-même marquée par la psychiatrie allemande, notamment par le modèle kraepelinien centré sur une conception classificatrice des maladies mentales et non pas sur une méthode symptomatique. Exerçant son métier de psychiatre dans différents hôpitaux séoulites, Yi continue de lire des auteurs germanophones9, notamment Ludwig Binswanger, psychiatre suisse, fondateur de la Daseinsanalyse, une psychothérapie visant à comprendre l’existence humaine sous l’influence phénoménologique allemande.
À la suite de l’arrivée de l’armée américaine à Incheon et Séoul, puis de l’occupation du sud de la Corée en août 1945, Yi prend progressivement ses distances avec ses langues de lecture, à savoir le japonais et l’allemand, au profit de l’anglais. Ce tournant linguistique de Yi n’est pourtant pas un choix individuel, tant l’installation du gouvernement militaire de l’armée des États-Unis en Corée entre 1945-1948 vise à faire contrepoids à l’influence soviétique, déjà réelle au Nord dès août 194510. Or, la partition de la péninsule coréenne, conformément à l’armistice signé le 27 juillet 1953, intensifie encore le processus d’américanisation, ce qui conduit à ériger la langue anglaise comme vecteur privilégié dans l’appropriation des savoirs étrangers en Corée du Sud. C’est après la Guerre de Corée (1950-53) que Yi décide de partir à New York pour accomplir sa residency au Bellevue Medical Center en 1954, une destination privilégiée des psychiatres sud-coréens pour des raisons professionnelles et académiques11. Le choix de New York comme destination apparaît évident, compte tenu du fait que les psychiatres et psychologues militaires américains mobilisés en Corée du Sud ont transmis durant la guerre la tradition psychodynamique dominante aux psychiatres et aux psychologues coréens12. L’arrivée des psychanalystes européens fuyant le national-socialisme allemand en Amérique du Nord, et plus précisément à New York, fait de cette ville un des épicentres du monde psychanalytique anglophone13.
Après deux années passées à Bellevue, l’intérêt de Yi Tongsik pour la psychanalyse l’amène à suivre des cours au William Alanson Institute en qualité d’auditeur libre pendant un an. En parallèle, il dit avoir fait une analyse personnelle deux fois par semaine durant six mois en 195614.
En ce sens, le choix de son analyste et la formation de celle-ci n’ont rien d’anodin. Il s’agit de la psychiatre et psychanalyste américaine Clara Thompson (1893-1958). Son nom est mentionné aux côtés de celui de Harry Stack Sullivan, analyste de celle-ci et ami d’Erich Fromm, cofondateurs en 1943 du William Alanson Institute15. Souvent qualifiés de « néo-freudien », ces derniers cherchent en effet à rompre avec l’orthodoxie freudienne, en s’efforçant de prendre en compte des facteurs culturels et sociaux pour comprendre les conflits psychiques de leurs malades.
Avant de rentrer en Corée du Sud en 1958, Yi prend le paquebot Queen Elisabeth vers l’Europe pour prendre part à divers colloques scientifiques de dimension internationale. Il assiste ainsi à l’assemblée annuelle de la World Federation for Mental Health (WFMH) à Vienne entre les 24 et 29 août, au 5e International Congress of Psychotherapy à Barcelone entre le 1er et le 7 septembre, ainsi qu’à la première assemblée générale du Collegium International Neuro-Psychophamarcologicum (CINP) à Rome entre les 8 et 13 septembre, au cours de laquelle il rencontre notamment Jean Delay et Pierre Deniker. De ses passages aux États-Unis et en Europe, il tire comme conclusion que l’Occident constituerait un modèle dominant face à une société sud-coréenne qui porterait en elle un profond « complexe d’infériorité »16. Sans avoir connaissance des travaux de Franz Fanon et d’Octave Mannoni qui ont fait apparaître la mise en articulation du sentiment de subordination des dominés et de leur structure psychique dans un contexte colonial européen17, Yi affirme que le sentiment d’infériorité coréen découle d’une longue histoire de traumatismes : vassale vis-à-vis d’un suzerain (Chine), attaquée par plusieurs puissances européennes au tournant de la fin du XIXe siècle, colonisée (Empire japonais) ainsi qu’occupée par les forces américaines sur son sol de 1945 jusqu’à son indépendance en 194818. À partir de cette mémoire collective traumatique, Yi revisite « la culture coréenne/han’guk munwha » pour concevoir une psychothérapie authentique coréenne. Autrement dit, en vue de contrebalancer le sentiment d’injustice et de domination qu’aurait ressenti la Corée (du Sud), Yi cherche désormais à recourir à la prétendue primauté culturelle de la Corée19.
Naissance de la psychothérapie taoïste : en quête de restaurer la culture coréenne
De retour en Corée du Sud fin 1958, Yi est d’abord promu professeur de psychiatrie à la faculté de médecine de Sudo à Séoul. En tant que détenteurs de nouveaux savoirs sur la psyché, les psychiatres sud-coréens formés en Occident ne trouvèrent, en effet, dans un climat académique de plus en plus américanisé, aucune difficulté à trouver des postes universitaires.
Par ailleurs, le déplacement progressif de l’intérêt de Yi vers la culture coréenne ne l’empêche pas d’acquérir une notoriété en tant que clinicien de renom en Corée du Sud. De fait, Yi Tongsik fut le premier praticien d’une psychothérapie occidentale. Le premier cas qu’il étudia fut présenté devant les membres de l’Association coréenne de psychologie en 1959 et, par la suite, fut présenté dans une revue coréenne en 196020. L’analyse se déroula en 1953 à Daegu durant la guerre de Corée. Le patient, lui-même étudiant en médecine et âgé de 25 ans au moment de la cure, vint consulter Yi Tongsik en raison de maux de tête surgissant durant les cours. Face au patient qui demanda d’abord une prescription médicamenteuse, Yi le persuada d’essayer une psychothérapie, qu’il refusa dans un premier temps. Par la suite, Yi déduisit que ses migraines avaient pour origine la jalousie du patient à l’égard de l’un de ses camarades de classe chez lequel il louait une chambre. Il s’avéra que son camarade, d’abord son ami, avait de meilleurs résultats que lui, faisant naître en lui des sentiments ambivalents à son égard. Les symptômes ne se manifestant qu’en classe, contexte dans lequel son camarade se montrait brillant, Yi affirma que ceux-ci relèveraient d’une étiologie plus profonde et lointaine, à savoir la relation avec son père. Ce dernier est décrit comme ne se plaignant jamais auprès des autres, sous prétexte de vouloir garder la face, ce qu’il aurait inculqué à son fils, et lui aurait donné une éducation morale stricte. Tout en utilisant l’alphabet coréen et les sinogrammes – comme c’était le cas pour les travaux scientifiques sud-coréens des années 1960 –, Yi précise s’être référé aux textes dans lesquels il reprend des approches psychanalytiques anglo-américaines telles que work through, belated mastery et ego-oriented therapy, afin de mener cette première psychothérapie d’orientation psychanalytique21.
Enfin, s’il est apprécié pour ses savoirs et connaissances, et si certains de ses pairs cherchent à collaborer avec lui, le champ d’intérêt de Yi tend à se focaliser sur la philosophie coréenne, alors issue des pensées chinoises. Tandis qu’il refuse de plus en plus les demandes de coopération de la part des psychiatres sud-coréens, il se rapproche des spécialistes et des philosophes du bouddhisme, du confucianisme et du taoïsme ainsi que des psychothérapeutes. Le désaccord profond entre Yi et les autres psychiatres sud-coréens, qui se retrouve à la fois sur le plan académique et professionnel lui attire de nombreuses critiques. Selon ses détracteurs, la collaboration de Yi avec des psychologues altérerait la psychiatrie psychanalytique américaine telle qu’elle fut introduite en Corée du Sud22. Et faire articuler la psychanalyse avec la philosophie orientale semble si incongru que sont apposées les étiquettes de psychothérapie taoïste (to chŏngsinch’iryo) ou d’École de Taoïsme (to hakp’a) pour désigner « cette psychothérapie [taoïste que propose Yi Tongsik] sans nom et qui ne correspond ni aux pensées freudiennes ni aux jungiennes »23.
Yi n’est pas indifférent au mépris de ses collègues psychiatres. En 1974, 29 individus se réunissent autour de Yi Tongsik pour poser le premier jalon d’une organisation de thérapeutes d’orientation taoïste – sans pour autant se revendiquer « taoïste » – se nommant Groupe d’études de cas de psychothérapie (chŏngsinch’iryo saryeyŏn’guhoe). Lorsque le Groupe d’études deviendra la Korean Academy of Psychotherapists (chŏngsin ch’iryo hakhoe) en 1979, l’association conservera toujours une distance avec le label taoïste24. Il faudra attendre 2001 pour que Yi donne une conférence revendiquant lui-même officiellement la dénomination taoïste25. On peut supposer qu’il s’agissait d’un choix contraint afin d’éviter critiques et stigmates à l’égard de sa nouvelle approche taoïste de la part des psychiatres orthodoxes sud-coréens. L’enjeu n’en est pas moins de concevoir une psychothérapie imprégnée de la culture traditionnelle coréenne antérieure à toute influence occidentale, donc indigène, contrairement à la psychanalyse qui lui paraît allogène26. L’acte de fondation, publié en 1976 sous forme d’avant-propos, affiche manifestement la raison d’être de ce groupe ainsi que son inclinaison taoïste :
Notre groupe a pour ambition de nous émanciper de la dépendance extérieure [occidentale] tant sur le plan culturel qu’académique […] La priorité à laquelle on fait face consiste à assimiler le noyau de la psychothérapie occidentale. Il s’agit de s’approprier différentes écoles de pensées occidentales au prisme de la culture coréenne [bouddhiste, confucéenne], et ce, en vue de les enrichir au profit de l’approche taoïste […] Pour ce faire, il ne suffit pas d’acquérir des savoirs sur le taoïsme, mais cela doit s’accompagner d’un désir d’atteindre l’état d’Éclaircissement27.
Ainsi se dessinent les grandes lignes directrices de la Korean Academy of Psychotherapists. Le recours aux éléments culturels coréens réside dans l’ambition de Yi de concevoir une thérapie autochtone de la même manière que la psychanalyse puiserait son assise théorique dans la mythologie grecque, par exemple avec le complexe d’Œdipe. Pour le fondateur de l’école taoïste, l’élaboration de cette approche se situe au cœur de sa quête personnelle de restaurer le chuch’esŏng, soit la subjectivité collective des Sud-Coréens. En revanche, restaurer la subjectivité nationale des Sud-Coréens par le biais de la psychothérapie taoïste ne vise nullement à contester la scientificité de la psychanalyse ou d’autres types de psychothérapies occidentales. Lorsque les psychiatres sud-coréens se divisent autour de la question de l’applicabilité de la psychanalyse, certains vont jusqu’à exprimer le doute sur la faisabilité et l’efficacité de la psychanalyse pour les Sud-Coréens. Certains suggèrent plutôt un traitement médicamenteux qui serait efficace, car agissant sur le corps, et ne faisant pas intervenir la construction culturelle à laquelle appartient le patient. Quant à Yi, la question se pose autrement. L’enjeu est d’unifier des théories psychanalytiques et des pensées coréennes en vue de faire naître une psychothérapie à valeur universelle28.
La psychothérapie taoïste : au-delà de Freud et de Jung, et au prisme du taoïsme
De fait, la visée universelle de la psychothérapie taoïste précède la compréhension du théorème psychanalytique. Yi s’intéresse, en particulier, à la psychanalyse freudienne et à la psychologie analytique de Jung. L’analyse à laquelle se livre Yi sur la psychanalyse consiste à mettre en évidence ce qu’il appelle une conceptual prison, expression qu’il emprunte à William Barrett dans son ouvrage Selected Works of D.T. Suzuki29. Barrett y affirme, en préface, que la philosophie du zen et du bouddhisme se distingue de la philosophie occidentale et la présente comme un moyen de dépasser le carcan conceptuel caractéristique des pensées philosophiques occidentales depuis Platon :
Zen is true to the essential teaching of Buddha. Buddha cared very little for the philosophers. […] Thus Zen itself is not a philosophy (the Western reader must be warned here), though there lie behind it some of the great philosophies of Mahayana Buddhism [...] for Buddhist philosophy is activated by an altogether different purpose from that of Western philosophy: Buddhism takes up philosophy only as a device to save the philosopher from his conceptual prison; its philosophy is, as it were, a non-philosophy, a philosophy to undo philosophy30.
Selon Yi, il en va de même pour la psychanalyse, étant donné que celle-ci serait imprégnée d’une schématisation hypertrophiée de concepts dans la lignée de la philosophie occidentale. Ce faisant, la psychanalyse accorderait moins d’importance à l’expérience subjective (qui n’est pas synonyme de clinique), considérée pourtant comme le noyau de la psychothérapie. Pour donner un exemple, les notions telles que « l’inconscient », « le transfert » ou « le complexe » théorisées par Freud et Jung ne viendraient que limiter le ressenti du patient. Certes, ces auteurs permettent d’appréhender le conflit psychique sur le plan théorique, mais leurs théories ne seraient pas suffisantes pour saisir la réalité de la dynamique psychique, sine qua non pour une cure analytique.
C’est donc en réponse à la notion de conceptual prison que Yi a recours aux pensées taoïstes, pour approfondir les apports de la psychanalyse venue d’Occident. À ce stade, il semble impératif de préciser les raisons pour lesquelles son emploi du terme taoïsme est large. Par taoïsme, Yi sous-entend l’ensemble des savoirs issus du monde sinisé, notamment confucéens et bouddhistes31. Tandis que chacun d’eux constitue une école de pensée bien précise, tant sur le plan historique qu’épistémologique, il ne fait aucune distinction entre eux32. Si ce syncrétisme n’a jamais été justifié par Yi lui-même, l’on perçoit que le fait de fédérer les traditions intellectuelles confucéennes et bouddhistes sous l’appellation de taoïsme sert de configuration théorique pour concevoir un monde dualiste : la psychanalyse/Occident et la thérapie taoïste/Orient. C’est à partir de l’héritage culturel, notamment linguistique, qu’il conçoit une géographie culturelle commune, démarche qui lui permet de ne pas se préoccuper des caractéristiques de chaque école de pensée tantôt complémentaires, tantôt contradictoires33. Ainsi, ses références ne se bornent pas à Lao Zi et Zhuang Zi, deux penseurs emblématiques du taoïsme. Les lectures de Yi englobent des textes canoniques sur le confucianisme tels que « Les entretiens » de Confucius (論語), « Mencius » (孟子), « Le classique des vers » (詩經), « La Grande Étude » (大學), jusqu’au « Dao de jing » (道德經) de Lao Zi (老子) et « Zhuang Zi (莊子) » de Zhuang Zi. Yi fréquente, par ailleurs, régulièrement des monastères bouddhiques situés dans des montagnes afin de s’exercer à la méditation.
De là naît la psychothérapie dite taoïste. Bien que Yi s’oppose systématiquement à une quelconque conceptualisation de ses idées, il laisse tout de même un ouvrage publié en 2009 intitulé « Introduction à la psychothérapie taoïste – Au-delà de Freud et Jung/To chŏngsin ch’iryo immun – P’ŭroit’ŭ-wa Yung-ŭl nŏmŏsŏ »34. Ce dernier se distingue d’autres manuels de psychothérapie à visée didactique aussi bien sur la forme que sur le contenu. Mis à part l’introduction et le début de la première partie intitulée « la psychothérapie occidentale et psychothérapie taoïste », le livre est constitué d’un ensemble de dialogues avec ses disciples concernant des présentations de cas. Ce procédé s’apparente plutôt aux textes d’anciens lettrés chinois et coréens.
Trois mots-clefs se retrouvent au cœur de l’approche taoïste : « nuclear feeling » (haeksim kamjŏng), « purification of mind » (chŏngsim/淨心) et « empathy » (konggam/共感)35. En guise de brève présentation de la psychothérapie taoïste, une description non exhaustive de ces trois concepts permet de comprendre l’entreprise intellectuelle qu’entend engager Yi Tongsik, mais surtout d’éclairer le dialogue entre la psychanalyse et les réflexions bouddhistes, confucéennes et taoïstes.
En premier lieu, le nuclear feeling – expression employée pour la première fois dans son article « Étude de cas de psychothérapie sur les patients sud-coréens » dont le manuscrit demeure introuvable36 – désigne les affects les plus quintessentiels et sources de souffrance d’un patient. Ce nuclear feeling se forme surtout au cours des premiers mois de la naissance, et ce jusqu’à l’âge de six ans. Les premières expériences de vie de l’enfant avec les parents sont alors décisives dans sa formation. Source de force psychomotrice, le nuclear feeling se charge de régir toutes les activités humaines tout au long de la vie. Ainsi, en fonction des liens entre l’enfant et ses parents, surtout avec la mère, l’enfant peut être susceptible ou pas de développer une détresse psychique. Jusque-là, le nuclear feeling ne se distingue guère de la psychanalyse freudienne. Au contraire, sans que Yi le cite comme référence de façon explicite, il l’aurait emprunté, ou du moins aurait été inspiré par le « complexe nucléaire de toutes névroses37 » freudien qui deviendra ultérieurement le complexe d’Œdipe, mythe fondateur de la psychanalyse freudienne. C’est à partir de cette source d’inspiration que se creuse une différence d’approche entre la psychanalyse et la thérapie taoïste. De fait, le nuclear feeling est tiré d’un recueil de lettres (書狀/Des Lettres)38 d’un maître chinois de Zen, Dahui Zonggao, à l’époque Song (1089-1163). Appelé « 礙膺之物 (aeŭngjimul) », pouvant être traduit par le ressentiment le plus profond se trouvant à l’intérieur de chacun, Dahui Zonggao met en avant la nécessité de faire disparaître ce sentiment par la voie de l’entraînement, en vue d’atteindre l’état d’Éveil. Yi y voit un parallélisme entre la psychanalyse et le bouddhisme Zen ; là où la psychanalyse vise à résoudre le complexe d’Œdipe par la parole, le bouddhisme Zen cherche à lever le « 礙膺之物 (aeŭngjimul) », synonyme de son nuclear feeling, par la pratique du Zen et du Tao [méditation]39.
En second lieu, il souhaite substituer à la règle d’association libre une conception philosophique du taoïsme et du bouddhisme à l’aide de la notion « purification of mind (chŏngsim/淨心) ». De fait, le thérapeute taoïste ne s’appuie pas sur une prescription thérapeutique ou un dispositif matériel. À l’inverse du divan qui consiste à produire un espace sécurisant à l’abri de l’(auto) censure du patient vis-à-vis du regard de l’analyste, l’association libre chez Yi s’applique à la fois aux patients et aux thérapeutes. Yi refuse les moindres discussions sur la manière de mener une cure, et ce selon les idéaux taoïstes relevant du « non-agir » envers toutes les activités non-naturelles ou artificielles40. L’accent est plutôt porté sur le processus dynamique curatif. Un thérapeute taoïste vise à pratiquer sa cure par une « purification of mind (chŏngsim/淨心) » afin que le patient parvienne à accepter « la réalité telle qu’elle est », sans conflit névrotique41. Dans un discours prononcé en mai 1981 à Manille, à l’occasion de la deuxième Pan-Asia Pacific Conference on Mental Health, il souligne l’apport thérapeutique du taoïsme face au mal-être psychique : “It was also explained that the Tao actually means self-examination, self-understanding, self-control, self-discipline and purification of oneself. In other words, the Tao means liberation from neurotic conflict, maturity or mental health42”. Une analyse d’orientation taoïste n’assigne pas de valeur au symptôme puisque celui-ci n’est pas une partie constitutive du moi. Elle vise à purifier le nuclear feeling, s’inscrivant alors dans le sillage de pratiques hygiénistes taoïstes en quête d’immortalité43. Dans cette perspective, Yi approfondit davantage ses réflexions sur le rôle et la responsabilité du thérapeute dans une cure taoïste. Il souligne la quasi nécessité pour le thérapeute de suivre une cure de purification par la voie du Tao, de la même manière qu’un psychanalyste doit avoir suivi lui-même une analyse.
Le point de divergence tient au fait qu’un thérapeute taoïste est avant tout un sage lancé vers le chemin de l’accomplissement afin de déchiffrer les mystères de l’univers (Tao/道). Contrairement à un psychanalyste dont la formation fait parfois l’objet de débats et de scissions au sein des institutions psychanalytiques44, la formation d’un thérapeute taoïste se calque sur une quête personnelle. Un psychothérapeute taoïste revêt avant tout la figure du saint, équivalent de « l’homme vrai (zhenren/真人)45 » dans la pensée taoïste, mais aussi du « Saint (shengren/聖人)46 » dans l’idéal confucéen, ayant acquis une personnalité d’une maturité singulière47, comparable à celle de Bouddha.
Enfin, dans l’hypothèse où le thérapeute s’est accompli de sa quête de Perfection, c’est à travers la transmission de son « empathy (konggam/共感) » que la cure taoïste doit se dérouler. Ainsi, selon Yi, le thérapeute taoïste s’affranchit de la conceptual prison de la psychanalyse au moyen de l’empathie. Une cure taoïste n’établit pas un rapport intersubjectif entre l’analyste et le patient. Le thérapeute, l’homme vrai, accompli, est un être émancipé de toute affectivité humaine, à l’image du Bouddha, donc en état de « non-moi (無我)48 ». Ce qui ne signifie pas une non-existence de soi, mais une absence de désir et d’avidité. Le thérapeute taoïste demeure donc à la fois présent et absent. Dès lors, les effets de transfert, de contre-transfert et de résistance ne se (re)produisent pas, puisqu’il n’y a pas d’objet de résistance pour le patient. À en croire Yi Tongsik, c’est la qualité morale confucéenne 仁 (ren), c’est-à-dire la « qualité humaine » ou le « sens de l’humain » pour reprendre la traduction de la sinologue Anne Cheng49, la dimension humaniste envers autrui, qui peut amener un patient à se libérer de son nuclear feeling50. Pour le fondateur de l’approche taoïste, il n’est pas essentiel de disposer d’une théorie rigoureusement élaborée. Dans son ouvrage Introduction à la psychothérapie taoïste, une métaphore apparaît à plusieurs reprises lorsque ses disciples, condamnés à des explications énigmatiques, lui posent des questions. Pour Yi, « la psychothérapie taoïste consiste à faire advenir le printemps chez un patient qui se trouve dans des terres gelées, par le biais de la personnalité du thérapeute »51. En résumé, la psychothérapie taoïste se déroule par la transmission de l’empathie du thérapeute au patient, celle-ci étant le résultat d’une longue pratique d’examen de soi de la part du thérapeute, lui permettant de purifier le nuclear feeling dont il souffrirait.
L’école freudienne n’est pas la seule à faire l’objet de l’entreprise intellectuelle de Yi. Quand bien même les références à la psychologie analytique de Jung (punsŏk simni/分析 心理) sont assez rares dans ses écrits, il n’en étudie pas moins les œuvres du psychiatre zurichois et s’en inspire. Il traite tout simplement la théorie de Jung au même titre que celle de Freud, sans prédilection, car elle s’inscrit au sein de la psychanalyse freudienne, du fait de leur lieu d’origine commun, à savoir l’Europe. Par ailleurs, il s’avère qu’une des rares références bibliographiques citées par Yi dans son opus magnum, intitulé Introduction à la psychothérapie taoïste, concerne Jung, et non Freud52.
Le rêve, matière première de la psychanalyse, n’apporte pas de matériaux d’interprétation chez Yi. Le thérapeute écrit ne pas avoir vocation à interpréter les matériaux oniriques de ses patients. Quand Yi aborde la question de l’interprétation et de la fonction du rêve chez Freud et Jung, il émet une critique mettant en lumière ce qu’il considère comme leurs limites53. Sans pour autant nier le sens du rêve pour le patient lui-même, la tradition herméneutique, héritière culturelle de l’Occident, ne fait selon lui pas avancer l’état du patient. Interpréter les scènes oniriques du patient ne dépendrait donc que de la subjectivité du psychanalyste, et serait, par conséquent inconsistant, voire même périlleux dans une cure taoïste. C’est pourquoi il considère qu’une scène onirique n’étant qu’une réalisation du désir refoulé du passé, ou celle d’un avenir anticipatoire54, son interprétation n’amènerait nulle part dans une cure.
L’approche taoïste vient donc buter sur l’appréhension et le statut du rêve dans la psychanalyse. C’est toujours en s’appuyant sur l’enseignement de Dahui Zonggao, que Yi traduit « 夢覺一如 (monggagiryŏ) » par « état d’Éveil permanent dans lequel il n’y a plus de différence entre la réalité et le rêve »55. Autrement dit, les significations et symboles dissimulés des rêves se voient fondamentalement remis en question. Selon les préceptes taoïstes, un patient souffrant tomberait dans une illusion chimérique aussi bien pendant le sommeil que l’éveil. La cure qu’il propose est davantage axée sur la capacité du patient à « prendre conscience de son existence56 », affranchi de ses propres illusions.
La critique autour des théories du rêve élaborées par Freud et Jung se prolonge par une analyse comparative avec la Daseinsanalyse. Parmi plusieurs figures de proue, Yi met en valeur les travaux de Medard Boss57. Dans la phénoménologie, en particulier heideggérienne, reprise par le psychiatre suisse, Yi perçoit certains points de convergence avec les axiomes taoïstes. Au premier abord, ce qui intéresse Yi dans la psychologie existentielle, c’est l’importance accordée au Dasein, pouvant aussi se traduire par « être-là » ou « existant ». Les discussions entre Yi et Boss sur ce sujet, conservées sous forme d’entretiens en anglais et photographiées, en témoignent bel et bien58. Aux yeux de Boss et de Yi, la représentation de la subjectivité chez Binswanger s’arrime à la « dichotomie cartésienne ». Celle-ci repose sur une ontologie dualiste distincte du corps et de l’esprit, à partir de laquelle Binswanger soutient « la transcendance » de l’existence humaine59. Or, on se souvient qu’un thérapeute taoïste se donne pour tâche ultime d’accompagner le patient à accepter sa réalité, donc son existence, telle qu’elle est.
Il est possible d’y voir un point de rapprochement avec l’appréhension du rêve. En effet, si un analyste de la psychologie existentielle doit se contenter de comprendre le contenu d’un rêve dans sa manifestation apparente60, c’est parce que l’individu « accomplit une seule et même existence » au cours de l’état de veille61. La ligne de démarcation devenue indéfinissable, un rêve existentiel se situe dans un continuum psychique de la même manière qu’un rêve taoïste, bien qu’il soit illusoire. Yi ne se prive pourtant pas de qualifier la Daseinsanalyse de « limitée » puisque les analystes du Dasein s’efforcent d’interpréter les rêves, toujours dans la lignée de la philosophie occidentale herméneutique. Il n’en reste pas moins que c’est la Daseinsanalyse qui reflèterait le mieux l’épistémologie taoïste parmi les différentes psychothérapies occidentales62.
Somme toute, l’on s’aperçoit que le projet d’unification de l’Orient et de l’Occident émane d’une sorte d’alchimie anthropologique menée à l’initiative de Yi Tongsik. Mais, si l’élaboration d’une thérapie taoïste se rattache à la psychanalyse, elle vise tout autant à la déconstruire, sans pour autant discréditer son apport. Si son ouvrage Introduction à la psychothérapie taoïste ne repose guère sur un quelconque cadre théorique systématique, quelques chapitres se réfèrent explicitement au jargon psychanalytique : chapitre 6 « premier entretien », chapitre 9 « rêve », chapitre10 « transfert », chapitre11 « résistance », chapitre12 « contre-transfert », chapitre 13 « interprétation », « prise de conscience (Insight) et perlaboration (Working through) ». Plus finement encore, la thérapie taoïste se propose de dépasser la psychanalyse pour la mettre à jour, à la lumière de la culture coréenne et ce faisant à celle de l’Extrême-Orient.
La réception élective de la psychothérapie taoïste en Corée du Sud : dans la foulée du développement personnel
En dépit de sa visée universelle, la réception de la psychanalyse occidentale, et ce faisant de la psychothérapie taoïste qui s’en inspire, tout en lui accordant un regard critique, est donc particulière. Elle découle des configurations sociales et historiques spécifiques de la société sud-coréenne. À partir des années 1980 en particulier, l’autorité de la psychanalyse au sein du champ de la psychothérapie connaît un déclin dans la foulée de l’essor de la médecine fondée sur les faits (Evidence-Based medecine) en Corée du Sud63. Ce qui laisse d’autant moins de place à l’école taoïste qui fait appel aux valeurs traditionnelles, jugées non scientifiques.
D’ailleurs, tout au long de sa carrière (de 1965 jusqu’à sa mort en 2014), Yi exerce en profession libérale dans son Cabinet neuropsychiatrique du Nord-Est (Tongbuk sin’gyŏng chŏngsin’gwa), et les membres de la Korean Academy of Psychotherapists ne parviennent pas à s’implanter dans des institutions hospitalo-universitaires. C’est pourquoi non seulement les membres de cette école ne revendiquent pas leur approche taoïste sur leur site internet mais, de surcroît, les présentations de cas que rapportent les membres eux-mêmes de façon sporadique ne permettent pas de dresser un véritable bilan au sujet de la mise en pratique de la psychothérapie taoïste.
Cependant – et gage d’une réelle appropriation –, Yi Tongsik, figure de maître taoïste, publie autant dans des revues médicales que dans des revues de philosophie coréenne (orientale). Ses contributions dans la revue « Sasanggye/思想界 » au cours des années 1960 attirent notamment l’attention du public sud-coréen. Signifiant littéralement Le monde des idées, la revue Sasanggye fédère de nombreux intellectuels sud-coréens de 1953 jusqu’à son arrêt forcé en 197064. Les écrits de Yi qui paraissent dans le billet « La vie et la société sud-coréenne aux yeux d’un psychiatre » sont recueillis et publiés en 1974 sous le nom de « Contemporains et Névrose/Hyŏndaein-kwa Noiroje »65. Les « Contemporains et névrose » traitent de thèmes divers et variés auxquels fait face la société sud-coréenne de l’époque. L’apparition soudaine du vocable névrose (noiroje) comme explicatif du mal-être social qui sévit depuis les années 1950 est étroitement liée aux circulations des savoirs occidentaux sur la psyché en Corée. La traduction noiroje en coréen relève, non pas de la neurosis de langue anglaise, mais de la neurose allemande, introduite durant la colonisation japonaise. Yi relie tous les problèmes sociaux à noiroje, directement assimilé à la subjectivité coréenne et à la perte de la culture traditionnelle coréenne. Les écrits de Yi sont composés de trois parties : « Névrose individuelle et sociale », « Psychologie autour du mariage », « Vie sexuelle heureuse ». Les deux premières parties soulèvent, chacune, des questions sociales qui marquent les Sud-Coréens à un moment précis de leur vie telles que la violence des adolescents66, l’agitation des enfants67, les conflits interrelationnels familiaux, notamment entre époux, parents et enfants, sans oublier entre belle-fille et belle-mère dont la tension reste chroniquement incorrigible pour les Sud-coréens.
Tout cela est exprimé dans un vocabulaire psychanalytique, utilisant le terme de névrose, qu’il applique à la société sud-coréenne. Dans son ouvrage, il ne donne pas seulement des conseils aux lecteurs, mais il propose aussi une analyse d’approche culturelle. Précisément, et malgré le titre de psychiatre que mettent en avant les éditeurs, le diagnostic de Yi sur le malaise sud-coréen porte davantage sur la perte progressive de la culture coréenne. La question de la névrose coréenne n’est donc pas perçue et examinée à l’échelle sociale, mais plus en profondeur à l’échelle culturelle. Autrement dit, la névrose à la coréenne apparaît dans une conjoncture propre à l’histoire de la péninsule. C’est le processus d’occidentalisation jugé insensé de la société sud-coréenne, aux dépens de la morale sud-coréenne, qui ferait émerger la névrose. L’occidentalisation étant le synonyme de la décoréanisation, « la maîtrise de la névrose68 » n’est alors envisageable que par la restauration de la culture coréenne.
En réponse à ce malaise culturel, Yi fait appel à nouveau aux enseignements du taoïsme, réceptacle de la culture coréenne. Et l’originalité du « Contemporains et névrose » amène à la parution d’une série de « Contemporains et … », assurée par la Maison d’édition sud-coréenne Pulkwang (Pulkwang ch’ulp’ansa)69. Créée en 1974 à l’initiative d’un moine bouddhiste kwangdŏk, elle figure comme l’une des dernières maisons d’édition spécialisées dans les publications bouddhistes. De fait, la chute progressive du nombre des Sud-Coréens de confession bouddhique s’observe dans la mesure où le protestantisme, considéré comme moteur de modernisation, gagne du terrain depuis des années 195070. Dans ce contexte, l’éditeur de Pulkwang voit en Yi un médiateur qui se situe à l’intersection de la psychanalyse et du bouddhisme auprès du grand public sud-coréen, permettant alors de réactualiser l’image du bouddhisme71.
Le recueil de ses écrits sur l’hygiène mentale publié dans le magazine éponyme de la même édition Pulkwang aboutit à l’apparition de « Contemporains et Santé mentale/Hyŏndaein-kwa Chŏngsingŏn`gang » en 1989 et de son deuxième volet, « Contemporains et Stress/Hyŏndaein-kwa Sŭt’ŭresŭ », en 1991 dans lesquels la quête de la subjectivité des Sud-Coréens (chuch’esŏng) semble s’intensifier au point d’en devenir le thème central. Bien que Yi Tongsik soit présenté comme un psychiatre de renom aux dires de l’éditeur bouddhiste, il conviendrait mieux de les qualifier de manifestes anthropologiques. Dans son « Contemporains et Santé mentale », la question de la bonne santé psychique est, en effet, davantage liée au rejet croissant de la tradition chez les Sud-Coréens. Le fait qu’un nombre grandissant de Sud-Coréens fête le Nouvel An du calendrier solaire grégorien, mais de moins en moins le nouvel an lunaire (kujŏng) du calendrier chinois, est lu comme une perte de la tradition coréenne72, et par conséquent une détérioration de la santé mentale. Yi essaie alors de persuader les lecteurs de la primauté de la Corée à travers ses écrits. L’abondance des mots « peuple », « tradition », « racine » et « excellence de la gastronomie coréenne » s’accompagne de sa proposition d’« aimer la culture [coréenne] »73.
La démonstration de son amour pour la Corée peut même se révéler très excessive. La troisième partie du « Contemporains et Stress », nommée « Les Coréens et les Japonais », a pour point de départ le complexe d’infériorité découlant du traumatisme que subit la péninsule coréenne entre 1910-1945. D’après le maître taoïste, la Corée [du Sud] n’a jamais dépassé les traumatismes de la domination japonaise. Ceux-ci subsisteraient dans l’esprit des Coréens, si bien qu’il emploie un lexique psychanalytique tel que « identification à l’agresseur74 » pour désigner une psychologie de la colonisation. Ainsi, il entreprend une analyse comparative de la psyché collective des Coréens et de celle des Japonais reposant sur la logique du Bien et du Mal. S’il n’est pas difficile de deviner pour qui Yi prend parti, le même schéma explicatif se voit appliqué aux États-Unis, nouvelle figure du dominant depuis la guerre de Corée. La dernière section de la troisième partie s’intitule, qui plus est, « les Coréens et les Américains ». Les Américains seraient dotés d’un moi équivalent à celui d’un adolescent immature, ce qui expliquerait l’hypocrisie de la politique étrangère des États-Unis d’Amérique.
Néanmoins, le succès relatif des « Contemporains … » de Yi auprès du lectorat sud-coréen s’explique autrement, depuis que l’édition est vendue dans la plus grande libraire sud-coréenne kyobomungo (librairie Kyobo) qui a créé en 2010 une catégorie chagigyebal, soit développement personnel en langue coréenne75. L’essor du marché du chagigyebal a conduit à la réédition des ouvrages « Contemporains et Santé mentale » et « Contemporains et Stress », et à leur réimpression, plus de 20 fois depuis 2011. Une autre grande librairie sud-coréenne alladin affiche les statistiques par sexe et âge des consommateurs sur son site internet. Selon ce dernier, les femmes âgées de 20 à 60 ans constituent le lectorat principal : 69,8 % pour l’ouvrage « Contemporains et Stress » et 61,5 % pour le recueil « Contemporains et Santé mentale »76. Dans l’avant-propos de « Contemporains et Stress » en 1991, Yi remercie les femmes au foyer (kajŏngjubu) sud-coréennes pour leur assiduité77.
Comment expliquer cette forte proportion féminine au sein du lectorat de Yi ? Les femmes sud-coréennes constituent non seulement la majorité des pratiquants bouddhistes mais elles forment également le groupe le plus engagé dans la vie extra-monastique (réunions et cercles des fidèles féminins)78. En ce sens, les écrits de Yi pourraient attirer ces dernières dans la mesure où ses conseils – « taoïstes » – se révèlent d’utilité pratique en matière de vie familiale, amoureuse et professionnelle. L’engouement des lectrices sud-coréennes reste néanmoins à relativiser, tant il ne marque pas nécessairement une adhésion à l’idée nostalgique d’une Corée imperméable à toute évolution historique que Yi véhicule. Dans l’hypothèse où ces lectrices ont des affinités philosophiques avec le bouddhisme pensé par Yi, leur motif initial reste le même : l’aspiration à une meilleure qualité de vie et à l’amélioration de soi79.
Dès lors, le travail de Yi réside plutôt dans un rôle de « psy » de développement personnel, comme le Dr. Phill, célèbre psychologue et chroniqueur américain qui prodigue des conseils de toutes sortes dans son émission télévisée. Yi incarne deux figures, d’un côté, celle de maître spirituel taoïste dont l’autorité trouve sa source dans sa maîtrise du Tao, de l’autre, celle de coach de vie, légitimé par sa formation et son statut de psychiatre. Par ailleurs, il existe un réel paradoxe à propos du mode de réception des lectrices de Yi en Corée du Sud qui s’aligne sur la popularisation des pratiques philosophiques d’Asie (méditation, yoga etc.), comme dans les sociétés occidentales, alors même que, à travers le taoïsme, Yi propose une approche singulière de la thérapie renouant avec l’identité culturelle coréenne80.
Conclusion : la psychothérapie taoïste, une variante culturelle de la psychanalyse ?
Au regard de la démarche intellectuelle de Yi Tongsik et de sa réception en Corée du Sud, il nous semble légitime de nous demander s’il serait adéquat de désigner la psychothérapie taoïste comme une variante culturelle à l’ère de la mondialisation de la psychanalyse. C’est ce que revendique Yi lors d’une interview portant sur l’histoire de la psychanalyse en Corée du Sud81. La psychanalyse, objet à la fois de référence et de dépassement, est présentée par Yi comme une invention occidentale pour répondre au malaise de la civilisation occidentale82. Qualifiant la psychanalyse de psychothérapie « la plus élevée parmi celles [psychothérapies] qui ont vu le jour en Occident »83, l’attitude favorable à l’égard de la psychanalyse amène Yi à suggérer et même à expérimenter, d’abord, une cure analytique avant de proposer, ensuite, une psychothérapie taoïste à travers la pratique de la méditation84. Quand bien même le fait que l’édification théorique de la psychothérapie taoïste développée par Yi semble plus ou moins aboutie, celle-ci n’est pas perçue de la même façon en fonction de ses interlocuteurs. Absorbée par la question de l’analyse profane, la psychanalyse en Corée du Sud fait l’objet d’une lutte d’appropriation entre les psychiatres et les psychologues. Dans ce contexte de tension, l’étiologie culturelle du mal-être social chez Yi n’est pas prise au sérieux par les professionnels de santé mentale, qui lui reprochent son présumé manque de scientificité. L’appel à la restauration des mœurs traditionnelles telles que la politesse, la gastronomie, ne résonne pas dans le domaine de la science de l’âme qui se rapproche petit à petit de la science du cerveau. Toutefois, pendant que les psychanalystes sud-coréens se conforment aux règlements standardisés des différentes associations psychanalytiques internationales85, les idées de Yi parviennent à gagner du terrain au sein du domaine du développement personnel depuis les années 2000. Liés intrinsèquement à l’émergence de l’individualisme au sein de la société sud-coréenne86, les lecteurs de Yi s’approprient ses écrits en les considérant comme des manuels de développement personnel. À cet égard, la psychothérapie taoïste s’apparente à une ethnopsychologie du peuple sud-coréen, dépouillée de sa fonction thérapeutique. Au moment de l’acclimatation de la psychanalyse en Corée du Sud, Yi Tongsik se démarque alors par son investigation syncrétique. Son projet d’unification se traduit, d’une part, par le décloisonnement de la psychanalyse, par la décomplexion de la psyché [sud-]coréenne, de l’autre, et ce parfois, au prix d’une simplification excessive d’une prétendue uniformité culturelle coréenne jugée idyllique.
Ainsi, à la lumière du cas de la psychothérapie taoïste, il s’est agi de présenter une forme de circulation de savoirs psychanalytiques et de leurs réceptions plurielles au sein de la société sud-coréenne. Cette configuration vise à faire ressortir le fait que les situations socioculturelles locales de longue durée entrent en constante interaction jusqu’à étendre le champ des Freud Wars87 au champ culturel. L’on souhaite que cette étude serve d’exemple en appelant à d’autres travaux sur l’histoire de la circulation de la psychanalyse au XXIe siècle.