L’histoire contrefactuelle, au risque de la dérive

DOI : 10.56698/rhc.269

Résumés

Si les historiens ont perçu relativement tôt les mérites des hypothèses contrefactuelles – de Paul Lacombe vantant « l’instabilité vraie » à Raymond Aron se demandant « ce qui aurait pu être » –, il a fallu attendre le début du XXIe siècle pour constater un réinvestissement notable du questionnement par les historiens. Cette interrogation contrefactuelle a été reprise à nouveaux frais par des historiens de périodes différentes, avec la volonté de retrouver les possibles non advenus. Ce dynamisme épistémologique s’inscrit aussi dans un cadre plus large d’hybridation des écritures historiques, notamment par un chassé-croisé de plus en plus marqué avec la littérature.

Although historians saw the benefits of counterfactual assumptions early on – from Paul Lacombe extolling « true instability » to Raymond Aron wondering « what could have been », it wasn’t until the beginning of the 21st century that we see a significant reinvestment of questioning by historians. This counterfactual interrogation was taken up again at new expense by historians of different periods, with the intending to find what might have happened. This epistemological dynamism is also part of a broader framework of hybridization of historical writings, in particular through an increasingly marked crossover with literature.

Index

Mots-clés

histoire contrefactuelle, écriture de l’histoire, épistémologie, littérature, heuristique, anachronismes, sources, objectivité, historicités, potentialités, invention, fiction, uchronie, méthode

Keywords

Counterfactual history, Writing, Story, Epistemology, Literature, Heuristic, Anachronism, Sources, Objectivity, Historicity, Potentiality, Invention, Fiction, Uchronia, Method

Plan

Texte

L’approche contrefactuelle caractérise une forme atypique de récit historique. Il s’agit de se demander ce qui se serait passé si la réalité avait été différente à un moment précis. Dans la majorité des cas, les historiens « annulent » un événement ou un fait, en le soustrayant à l’histoire, pour mieux envisager comment la société ou la marche du monde auraient évolué. À partir de quelques tentatives initialement isolées et ponctuelles, les historiens ont depuis envisagé ces « possibles » du passé de façon plus systématique, au point d’en faire un objet de recherche. Cependant, le raisonnement contrefactuel n’est pas l’apanage des seuls historiens mais est aussi un biais cognitif couramment employé dans le domaine de la littérature. Les écrivains mêlent fiction et récit historique, notamment dans le cadre de la littérature historique. Si le mécanisme reste sensiblement le même, à savoir la modification du cours de l’histoire, synthétisée par la formule conditionnelle « et si ? », les intentions, elles, diffèrent. Pour les écrivains, la tâche est de proposer au lecteur un temps imaginaire, propice à l’évasion et de donner un cadre à une réalité alternative. Pour l’historien, la démarche contrefactuelle se définit comme une expérimentation, a priori incongrue s’agissant d’une discipline d’observation. A contrario pour l’écrivain, elle est une expérience créatrice et imaginaire. La riche actualité littéraire et historique liée au raisonnement contrefactuel interroge les conditions d’émergence de ce type de raisonnement. De l’émergence progressive d’une histoire contrefactuelle à une littérature hybride mêlant enjeux historiques et création narrative, ce dossier analyse les croisements et les carrefours entre littérature, fiction et histoire, dans une perspective culturelle.

L’histoire contrefactuelle : une lecture probabiliste du passé

De prime abord, l’histoire contrefactuelle paraît diluée dans une diversité de termes, qui n’est jamais que le reflet de la multiplicité des courants de celle-ci. Histoire fictionnelle, alternative, uchronique, what if history : chaque expression1 montre une facette de l’histoire contrefactuelle et plus exactement les étapes d’une généalogie2. Le principe fondamental qui constitue le dénominateur commun de ces appellations est l’interrogation sur ce qui serait advenu si la réalité à un instant « t » avait été différente à un moment précis. Ainsi, pour reprendre la thématique développée par Mona Ozouf, Louis XVI aurait pu continuer sa route à Varennes et le cours de la Révolution aurait pu fondamentalement, ou non, s’infléchir3. Il s’agit de revenir sur un événement ou sur un fait, sous la forme d’un turning point, et se demander ce qui se serait passé s’il n’avait pas eu lieu ou s’il avait pris une tournure différente. La focale portant sur un événement particulier est privilégiée, dans la mesure où si celui-ci bascule, les perspectives sont totalement renouvelées. Les historiens s’autorisent un tel raisonnement pour évaluer la pertinence de leurs interprétations : Mona Ozouf, en utilisant le raisonnement contrefactuel, minore la place de la fuite de Varennes comme événement décisif pour mieux le valoriser comme un révélateur. La fuite du roi est symptomatique d’une transition politique, où l’image du roi de droit divin s’efface devant la nouvelle justice des citoyens. Le paradoxe semble ainsi fondateur dans la démarche contrefactuelle : en imaginant d’autres cours de l’histoire, l’historien cherche le dénominateur commun à ces scénarios, et à se rassurer sur ses certitudes.

Encouragée par Max Weber dans ses Essais sur la théorie de la science en 19064, le raisonnement contrefactuel en sciences sociales revêt plusieurs intérêts. En sélectionnant la cause d’un phénomène, puis en le soustrayant à la réalité, il est possible d’évaluer sa pertinence. Cela permet de réduire le danger de la téléologie et de faire émerger des causes véritables dans le cadre d’une démarche hypothético-déductive. L’utilité heuristique transparaît bien dans la hiérarchie des causalités et dans les « potentialités » du passé, pour reprendre Walter Benjamin, mais les tentatives restent isolées. Cette histoire contrefactuelle se systématise progressivement avec la nouvelle histoire économique américaine des années 1960. La cliométrie, notamment représentée par Robert Fogel5, a exploité de façon très pratique ce raisonnement, en établissant clairement que les constructions ferroviaires n’avaient pas été la condition sine qua none de la croissance économique étasunienne à la fin du XIXe siècle, contrairement à la vulgate d’alors. Pour ce faire, il a pratiqué une incise dans l’histoire, en y ôtant l’invention du chemin de fer, dès lors remplacée par un maintien et une extension des transports fluviaux.

Dans l’espace français, ce raisonnement n’a eu que peu de légitimité jusqu’au mitan du XXe siècle. Le creuset méthodique a marginalisé cette grille de lecture, en fixant une hiérarchie rigoureuse des causalités, suivant le modèle hérité des historiens grecs de l’Antiquité, en opérant un distinguo entre causalités dites structurelles et causalités conjoncturelles. L’effort de l’historien devait porter de manière préférentielle sur les premières, car les plus lourdes de significations, alors que les secondes faisaient apparaître l’événement, perçu comme un point de rupture, une scansion ponctuant les périodes. Les coups de canif successifs dans cet enchaînement causal des faits historiques viennent de la tentative braudélienne de feuilleter le temps, où des causalités multiples apparaissent, déterminées par des rapports de force économiques et sociaux, ou encore de l’interprétation plurivoque de l’archive par Michel Foucault6, ne faisant plus apparaître un événement, mais révélant des sens pluriels, discontinus et toujours ouverts. Alors que l’imputation causale est remise en cause, le raisonnement contrefactuel acquiert une relative légitimité7, Antoine Prost en faisant le seul outil heuristique à même « de découvrir et de hiérarchiser les causes en histoire »8 et Paul Veyne avançant l’idée d’une « prédiction historique »9. Les années 2000 et 2010 voient les premiers essais d’histoire contrefactuelle dans le champ éditorial français, en regroupant des tentatives et des exercices, davantage que des exercices de fond, plus rares10.

La portée heuristique de la démarche contrefactuelle apparaît avec plus de netteté, sur au moins deux points. Les historiens se servent de celle-ci pour améliorer leur modèle interprétatif, à la façon d’un Jay Winter étudiant la démographie anglaise au moment de la première guerre mondiale11. En évaluant le poids de la guerre dans la dynamique démographique décroissante de l’Angleterre, il parvient à établir que le déclin était déjà amorcé, et pour tout dire inéluctable. La première guerre mondiale, événement considérable par sa portée économique, politique, sociale et culturelle, n’était donc pas autant signifiante dans la dynamique démographique anglaise. Par ailleurs, l’histoire contrefactuelle dépoussière la lecture du passé. En gommant l’advenu, l’historien se replace dans la position des contemporains des faits étudiés, pour mieux envisager la variété des futurs possibles. En agissant de la sorte, il s’intéresse aux espoirs et aux angoisses d’un groupe social ou d’une société à un moment précis, contribuant à redonner une épaisseur au temps. En remettant la main sur l’incertitude de l’histoire, l’historien retrouve les perceptions et les pratiques des acteurs, et pour ainsi dire, l’histoire en train de se faire. C’est un moyen pratique de lutter contre l’anachronisme, puisque l’advenu n’est plus considéré comme tel, et aussi de dé-fataliser l’histoire, en éloignant le danger du finalisme. Les issues sont plus nombreuses et la complexité du réel est mieux restituée. Telle utopie, restée lettre morte, ou tel idéalisme, par essence inachevé, est mieux compris. Aurélien Lignereux met à profit cette grille de lecture, en allant à rebours d’une histoire téléologique afin de mieux comprendre l’absence de Terreur blanche dans l’Ouest en 1814-181512. La rumeur, la réactivation des massacres antérieurs et la chronologie des événements mettent en évidence l’imminence d’un massacre, ou plutôt la funeste promesse d’une « guerre civile » dans la région. En effet, la logique causale pourrait laisser penser à un événement comme ceux intervenus dans le Midi, où les Blancs exerceraient une violence vengeresse contre les Bleus. Mais le dénouement est tout autre, les stratégies pacificatrices d’apaisement finissant par l’emporter. Le souvenir traumatique à l’échelle locale, ainsi qu’un relatif oubli volontaire empêchent le massacre. Sans adhérer pleinement à une lecture contrefactuelle, Aurélien Lignereux se replace à hauteur d’hommes, dans la perspective des acteurs de l’époque, où une situation paraît prédestinée, inéluctable, et finalement échappe à la détermination. La démarche contrefactuelle en histoire n’est donc pas l’adhésion à l’uchronie pour l’uchronie, soit le plaisir – très personnel, quoique satisfaisant – d’imaginer une réalité alternative, mais plutôt l’exploration contextualisée des possibles du passé13, du point de vue des contemporains qui, par définition, ne connaissent pas l’avenir. D’une histoire rétrospective, la démarche contrefactuelle devient une histoire prospective.

Cependant, malgré les évidentes qualités heuristiques que revêt la démarche contrefactuelle, celle-ci prête le flanc à quelques critiques. Ce type d’écriture est, par sa démarche même, contraire aux principes méthodologiques de la discipline historique. Explorer le non advenu revient à étudier une falsification de l’histoire, et l’événement historique se dissout dans un faisceau de possibilités, sans pour autant que la chaîne du temps apparaisse de manière claire. D’un point de vue épistémologique, quel est l’intérêt d’étudier ou plutôt de spéculer sur l’inaccompli ou l’inachevé ? À première vue, le réel paraît suffisamment complexe pour que l’historien se dispense d’emprunter des chemins détournés. En s’intéressant au conditionnel, l’historien ouvre une boîte de Pandore et chaque certitude pourrait ainsi être remise en cause en s’imaginant une version alternative. Pour les critiques de la démarche contrefactuelle, toutes les propositions contrefactuelles ne se valent donc pas, de Waterloo remportée par Napoléon aux tentatives d’assassinats manquées de François-Ferdinand d’Autriche, encore faut-il que celle-ci ait un sens et une portée historique significative, en un mot une réelle effectivité. Richard Evans, une première fois dans In Defence of History en 1997, et une seconde fois dans Altered Pasts en 2014, assimile la démarche à une perte de temps, comme une histoire de ce qui n’a pas été. Par la démarche contrefactuelle, l’historien aurait tendance à se transformer en démiurge, au mépris du réel et de l’irréversibilité du temps. De surcroît, l’histoire contrefactuelle peut être teintée d’arrière-pensées politiques : elle permet à certains groupes sociaux ou politiques de revendiquer une logique historique, justificatrice dans le cadre de la Virtual History néoconservatrice de Niall Ferguson14 ou réparatrice à l’image de Walter Rodney mettant à profit en 1972 une lecture contrefactuelle pour mettre en évidence le sous-développement africain et demander des réparations à l’égard de son continent15. Enfin, et il s’agit là d’une critique en rapport avec l’actualité éditoriale, la confusion paraît grandissante entre l’étude historique du réel passé et le genre fictionnel, au point que la démarcation entre démarche contrefactuelle et uchronie littéraire devient plus floue. Aux yeux des pourfendeurs du contrefactuel, le croire n’est pas le savoir, et l’illusion ne saurait valoir la certitude. Quand l’écrivain recherche l’adhésion du lecteur, l’historien demeure, lui, en quête de preuves.

Cette critique cache une interrogation professionnelle. L’enjeu de l’identité disciplinaire historienne est posé par le rapprochement croissant entre le savoir réel et la geste littéraire16. Cependant, les historiens du contrefactuel semblent avoir un garde-fou méthodologique majeur par le souci permanent de l’exactitude de leur hypothèse. Le savoir historique peut être patiemment construit à partir d’hypothèses vraisemblables dans le cadre d’un travail critique et est ensuite validé par une communauté professionnelle alors que la littérature s’adresse au lecteur et circule sans caution scientifique. Avec l’entrée dans le XXIe siècle, l’histoire contrefactuelle tend à devenir un domaine ou une spécialité dont les codes sont connus, par des ouvrages de synthèse17 et une actualité soutenue. La fécondité de la démarche dans les objets de recherche se mesure par deux voies différentes, soit l’ouvrage collectif regroupant une variété d’expériences contrefactuelles18 ou bien l’intégration plus discrète de celle-ci à une analyse historique19. Le clivage entre tenants et adversaires de la démarche contrefactuelle s’est déplacé, ne portant plus sur la viabilité scientifique de celle-ci, mais plutôt sur sa richesse ou sa pauvreté épistémique, ses usages, ou en un mot, ses applications. Enfin, du point de vue éditorial, l’histoire contrefactuelle peut contribuer à donner un nouveau souffle à un marché historique atone, et ainsi hypothétiquement renouer avec les succès considérables des années 197020.

La démarche contrefactuelle au carrefour de l’histoire et de la littérature

Cette perspective contrefactuelle en histoire ne peut toutefois se comprendre pleinement qu’en parallèle des évolutions de la littérature. En effet, celle-ci tend à devenir de plus en plus hybride en mobilisant des thèmes historiques, tout en cultivant une créativité littéraire, ce qui pose la question, in fine, des nouveaux rapports entre science historique et fiction littéraire.

L’uchronie littéraire21 prend racine dans le XIXe siècle, et plus précisément pour l’espace français, avec l’ouvrage de Charles Renouvier, Uchronie. Utopie dans l’Histoire, en 1876, où le philosophe déployait un monde où le christianisme serait oriental et non occidental. Le genre connaît une longévité remarquable et quelques ouvrages font figure de jalons par leurs contenus et leurs succès, à l’instar d’un Ponce Pilate de Roger Caillois, publié en 1961, qui aurait épargné Jésus-Christ. La littérature joue sur le terrain des émotions en proposant une réalité alternative, en ne se fondant pas directement sur des sources, à la différence de l’historien22. De la sorte, l’écrivain peut mobiliser toute son imagination pour proposer un sujet neuf, à partir d’un fond historique. Les ressorts cognitifs de cette littérature uchronique sont multiples, du regret d’une époque à la réparation d’une injustice, en passant par le frisson de la dystopie.

Massivement présente aux États-Unis23, l’uchronie s’est durablement imposée dans l’actualité littéraire au point de régulièrement faire la une. En août 2019, la parution de Civilizations de Laurent Binet a été abondamment commentée. Ce dernier se propose de renverser le cours de l’histoire, de sorte que les Européens n’auraient pas découvert l’Amérique, mais l’inverse se serait produit. Ce type de raisonnement, renversant, imaginaire et conditionnel, séduit les lecteurs. Le parti pris n’est pas d’inverser le cours de l’histoire, comme le modèle toujours fantasmé de la machine à remonter le temps se proposait de le faire, mais de provoquer une bifurcation, une dérivation dans l’ordre du temps. Laurent Binet, en jouant des mots, a donc pu proposer une « civilization » européenne, ou le « z » n’est pas innocent puisque marqué du sceau de la culture inca. Son ouvrage est à réinsérer dans un continuum d’œuvres composites, mêlant références historiques et liberté narrative, à l’instar des Bienveillantes de Jonathan Littell, ou de Jan Karski de Yannick Haenel. Il convient de noter que ces auteurs n’ont pas de pacte de véracité avec leur lectorat à commencer par Laurent Binet qui, au sujet de Civilizations, n’a absolument pas la volonté d’être véridique ou vraisemblable. Son roman se joue littéralement de l’histoire et le point ultime de son livre est une société idéelle et métissée, d’autant plus improbable qu’elle est un discours critique de la mondialisation contemporaine.

Le pendant inverse existe au sein des historiens. Ainsi, pour contourner, au sens d’en faire les contours, les archives ou parfois leur absence, certains historiens ont tenté de re-figurer le passé en empruntant des codes littéraires. Alain Corbin24, dans le lointain sillage de Louis-François Pinagot, s’est intéressé à l’instituteur Beaumord, du village limousin de Morterolles, et à ses conférences éducatives à destination des adultes. Si les textes originels de 1895 ont disparu, Alain Corbin les a inventés, avec autant de créativité que de rigueur : « demandons-nous ce qu’il avait pu lire et ce qu’il avait probablement lu. Nous entrons ici dans le domaine du probable, donc de l’aléatoire »25. En se fondant sur un journal local, des archives ministérielles, les titres des conférences, l’historien de la culture et des sensibilités a (ré)inventé une « source primaire ». La démarche, bien que non contrefactuelle, traduit la volonté manifeste de l’historien d’aller vers les frontières du probable, en empruntant momentanément les codes de la création littéraire.

En définitive, la démarche contrefactuelle paraît être fille de son temps. La mondialisation culturelle, la supposée fin des grandes idéologies et la dissolution de l’idée-même de progrès universel entretiennent un flou sur la perception du temps. Le présent paraît embrumé et comme à l’étroit entre un avenir incertain et un passé inlassablement recyclé et patrimonialisé. Le goût contemporain pour le contrefactuel vient peut-être de la volonté d’explorer différentes voies, de retrouver de véritables possibles, quitte à les projeter dans le passé plutôt que dans le futur. L’historien comme l’écrivain cherchent à écrire, à leur tour, sur le grand rouleau de Jacques le fataliste. La volonté de retrouver les futurs du passé est une façon de sortir d’un présent par trop figé, de nature oppressante, qui se nourrit du sentiment d’ « immédiateté et d’urgence » pour reprendre Jérôme Baschet26. Sur ce point, la démarche contrefactuelle serait symptomatique de notre époque.

Le contrefactuel comme lieu d’hybridation des genres

Le raisonnement contrefactuel en histoire et l’hybridité des genres entre littérature et histoire pose la question des rapports entre science historique et création littéraire27. Comment distinguer les deux domaines ? Hormis le paratexte et l’administration de la preuve, sa « poétique du savoir »28, l’historien se singularise par une obéissance à une démarche contrefactuelle qui se concentre sur un temps court, dans la mesure où celle-ci ne doit permettre que de mieux comprendre les possibles du passé, alors que l’écrivain peut s’engager pleinement dans un travail d’imagination, d’autant plus crédible qu’il sera dépeint avec force détails. En somme, la démarche historienne s’arrête quand la fiction littéraire commence. La fiction uchronique ne démarre pleinement que lorsque le point de bifurcation est définitivement franchi, à la différence de l’historien qui se contente de mentionner une possibilité pour mieux établir une certitude. Les vœux diffèrent : à l’historien, la véracité, à l’écrivain, la crédibilité29. La différence entre histoire et littérature dans l’appropriation de la démarche contrefactuelle paraît consistante. Pour preuve, Laurent Binet dans l’ouvrage susmentionné fait le choix de s’écarter de toute véridicité pour une improbable société européenne métisse, ouvrant sur la diversité du monde et faite d’une tolérance humaniste. Son uchronie frôle le manifeste, confirmant, s’il en était besoin, que le genre en dit davantage sur les auteurs que sur leurs personnages. A contrario, les historiens restent attachés au vraisemblable et veillent à rester sous le radar de l’irréel. L’histoire s’attache à un temps court et moyen du contrefactuel alors que l’uchronie littéraire tient à figurer, parfois avec brio, un monde nouveau et à proposer une altérité dépaysante.

Ces appropriations différenciées de la démarche contrefactuelle sont toutefois à replacer dans un contexte plus large. Les influences croisées entre histoire et littérature30 viennent troubler l’apparent cloisonnement des approches. Entre les années 2000 et 2010, un débat ancien s’est rouvert sur la proximité ou la rivalité entre histoire et littérature31, à l’occasion des Bienveillantes de Jonathan Littell, sans cesse réactivé depuis, à chaque publication d’un roman s’intéressant à l’histoire. Les écrivains ont une tentation documentaire dans la mesure où les documents viennent accréditer leur propos pour mieux figurer l’expérience, lui donner une chair d’autant plus consistante qu’elle a été vécue32. Les historiens eux-mêmes se risquent à l’hybridité des genres par des essais à mi-chemin entre les attributs littéraires, au risque du « je » et la véracité des faits avancés, comme en témoigne la compréhension émotive défendue par Ivan Jablonka dans son triptyque. Malgré les risques de confusion, des ponts sont ainsi jetés de part et d’autre : les écrivains se préoccupent davantage de l’ordonnancement narratif de la vérité alors que les historiens aspirent à se libérer des contraintes académiques, réelles ou projetées33, quitte à menacer l’opération historiographique de mise à distance des événements et des acteurs du passé34.

De ce panorama, forcément incomplet, de la démarche contrefactuelle, il ressort que la dimension ludique, bien décrite par Pascal Ory dans notre entretien, reste commune aux deux catégories. Dès lors, tentons d’être historien jusqu’au bout et d’historiciser les fictions : il est possible de saisir opportunément la réalité du passé au moyen de fictions futuristes venant de ce passé. Par l’étude de ces œuvres, il est permis d’envisager les futurs du passé, comprendre les illusions mortes comme les espoirs révolus, que Paul Ricoeur comme Reinhard Koselleck avaient théorisé sous la forme d’un « horizon d’attente ». Cette approche, ici représentée par Fleur Hopkins, présente de nombreux intérêts : l’appui sur les sources au moyen d’écrits littéraires, la fécondité de ces représentations par différentes versions du futurisme et les potentialités retrouvées d’une époque, tendue entre progressisme et conservatisme.

1 Isabelle Drouet, Stéphanie Dupouy, Laurent Jeanpierre et Florian Nicodème, « Contrefactuels en histoire : du mot au mode d’emploi. Le moment de la

2 Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou. « Explorer le champ des possibles. Approches contrefactuelles et futurs non advenus en histoire », Revue

3 Mona Ozouf, Varennes. La mort de la royauté, Paris, Gallimard, « Les trente journées qui ont fait la France », 2005.

4 Max Weber, « Possibilité objective et causation adéquate dans l’approche causale en histoire », Tracés. Revue de Sciences humaines, n°24, 2013, p.

5 Robert Fogel, Railroads and American Economic Growth: Essays in Econometric History, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1964.

6 Michel Foucault, L’Archéologie du discours, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1969.

7 Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, « Des causes historiques aux possibles du passé ? Imputation causale et raisonnement contrefactuel en

8 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Le Seuil, 1971, p. 185.

9 Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Paris, Éd. du Seuil, « L’Univers historique », 1971, p. 202.

10 Fabrice D’Almeida et Anthony Rowley, Et si on refaisait l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2009 et Xavier Delacroix (dir.), L’autre siècle. Et si les

11 Jay M. Winter, « Unemployment, nutrition and infant mortality in Britain, 1920-1950 », The Working Class in Modern British History, Cambridge

12 Aurélien Lignereux, « La Terreur blanche n’aura pas lieu : les départements de l’Ouest en 1814-1815 », Revue d'histoire du XIXe siècle, n°49, 2014

13 Jacques Revel, « Ressources narratives et connaissance historique », Enquête, n° 1, 1995, « Les terrains de l’enquête », p. 43-70.

14 Niall Ferguson met en avant une interprétation néo conservatrice où l’Empire britannique créé la mondialisation dans Empire. How Britain Made the

15 Walter Rodney, How Europe Underdeveloped Africa, Londres, Bogle-L’Ouverture Publications, 1972.

16 Voir le numéro « Savoirs de la littérature », Annales. Histoire Sciences sociales, vol. 65, n°2, mars-avril 2010.

17 Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Le Seuil, 2016.

18 Florian Besson et Jan Synowiecki (dir.), Écrire l’histoire avec des « si », Paris, Rue d’Ulm, « Actes de la recherche à l’ENS », 2015.

19 Fabien Bellat, « Architectes français face au Troisième Reich », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, vol. 120, n°4, 2013, p. 87-100 ; Emmanuel

20 Philippe Carrard établit une liste des ventes les plus importantes de livres historiques aux éditions Gallimard et au Seuil, certains d’entre eux

21 Éric B. Henriet, L’histoire revisitée. Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes, Paris, Belles Lettres « Encrage », 2004 ; Bertrand Campeis

22 Pour l’espace américain, voir Catherine Gallagher, Telling It Like It Wasn’t. The Counterfactual Imagination in History and Fiction, Chicago

23 Parmi les livres les plus représentatifs, Robert Silverberg publie La porte des mondes en 1967, où la Peste noire décime l’Europe du XIVe siècle

24 Alain Corbin, « Les historiens et la fiction », Le Débat, n°165, 2011, p. 57-60.

25 Alain Corbin, Les conférences de Morterolles : hiver 1895-1896, à l’écoute d’un monde disparu, Paris, Flammarion, « Champs, Histoire », 2013, p.

26 Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, Paris, La Découverte, 2018.

27 Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Le Seuil, 2014.

28 Jacques Rancière, Les Noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Le Seuil, 1993.

29 Philippe Artières met bien en évidence la proximité de certains écrivains avec le paradigme indiciaire des historiens dans Philippe Artières. « La

30 Paul Ricoeur, Temps et récit, L’intrigue et le récit historique, Paris, Le Seuil, 1983.

31 Antony Beevor, « La fiction et les faits. Périls de la “faction” », Le Débat, 165, mai-juin 2011, p. 26-40 et Anaïs Fléchet et Élie Haddad, « 

32 Judith Lyon-Caen, « Présentation », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, vol. 112, n°4, 2011, p. 3-9.

33 Monica Martinat, « Historiens et littérature, romanciers et histoire : autour de quelques livres récents », Revue d’histoire moderne et

34 Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.

Notes

1 Isabelle Drouet, Stéphanie Dupouy, Laurent Jeanpierre et Florian Nicodème, « Contrefactuels en histoire : du mot au mode d’emploi. Le moment de la new economic history », Labyrinthe, n°39, 2012, p. 81-112.

2 Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou. « Explorer le champ des possibles. Approches contrefactuelles et futurs non advenus en histoire », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 59-3, n°3, 2012, p. 70-95.

3 Mona Ozouf, Varennes. La mort de la royauté, Paris, Gallimard, « Les trente journées qui ont fait la France », 2005.

4 Max Weber, « Possibilité objective et causation adéquate dans l’approche causale en histoire », Tracés. Revue de Sciences humaines, n°24, 2013, p. 143-178.

5 Robert Fogel, Railroads and American Economic Growth: Essays in Econometric History, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1964.

6 Michel Foucault, L’Archéologie du discours, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1969.

7 Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, « Des causes historiques aux possibles du passé ? Imputation causale et raisonnement contrefactuel en histoire », Labyrinthe, n°39, 2012, p. 55-79.

8 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Le Seuil, 1971, p. 185.

9 Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Paris, Éd. du Seuil, « L’Univers historique », 1971, p. 202.

10 Fabrice D’Almeida et Anthony Rowley, Et si on refaisait l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2009 et Xavier Delacroix (dir.), L’autre siècle. Et si les Allemands avaient gagné la bataille de la Marne ?, Paris, Fayard, 2018.

11 Jay M. Winter, « Unemployment, nutrition and infant mortality in Britain, 1920-1950 », The Working Class in Modern British History, Cambridge, University Press of Cambridge, 1983.

12 Aurélien Lignereux, « La Terreur blanche n’aura pas lieu : les départements de l’Ouest en 1814-1815 », Revue d'histoire du XIXe siècle, n°49, 2014, p. 37-49.

13 Jacques Revel, « Ressources narratives et connaissance historique », Enquête, n° 1, 1995, « Les terrains de l’enquête », p. 43-70.

14 Niall Ferguson met en avant une interprétation néo conservatrice où l’Empire britannique créé la mondialisation dans Empire. How Britain Made the Modern World, Londres, Allen Lane, 2003.

15 Walter Rodney, How Europe Underdeveloped Africa, Londres, Bogle-L’Ouverture Publications, 1972.

16 Voir le numéro « Savoirs de la littérature », Annales. Histoire Sciences sociales, vol. 65, n°2, mars-avril 2010.

17 Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Le Seuil, 2016.

18 Florian Besson et Jan Synowiecki (dir.), Écrire l’histoire avec des « si », Paris, Rue d’Ulm, « Actes de la recherche à l’ENS », 2015.

19 Fabien Bellat, « Architectes français face au Troisième Reich », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, vol. 120, n°4, 2013, p. 87-100 ; Emmanuel Blanchard, « Le 6 février 1934, une crise policière ? », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, vol. 128, n°4, 2015, p. 15-28.

20 Philippe Carrard établit une liste des ventes les plus importantes de livres historiques aux éditions Gallimard et au Seuil, certains d’entre eux, à l’image de Montaillou d’Emmanuel Leroy-Ladurie ou L’Homme devant la mort de Philippe Ariès culminant à plus de 100 000 exemplaires. Voir Philippe Carrard, Le passé mis en texte. Poétique de l’historiographie française contemporaine, Paris, Armand Colin, 2013, p. 169-172. Voir aussi Richard Figuier, « Histoire et littérature : un regard depuis l’édition », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 65-2, n°2, 2018, p. 47-53.

21 Éric B. Henriet, L’histoire revisitée. Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes, Paris, Belles Lettres « Encrage », 2004 ; Bertrand Campeis et Karine Gobled, Le guide de l’uchronie, Chambéry, Actusf (Hélios), 2018.

22 Pour l’espace américain, voir Catherine Gallagher, Telling It Like It Wasn’t. The Counterfactual Imagination in History and Fiction, Chicago, University of Chicago Press, 2018.

23 Parmi les livres les plus représentatifs, Robert Silverberg publie La porte des mondes en 1967, où la Peste noire décime l’Europe du XIVe siècle, devenant alors une province de l’Empire ottoman, et Philip Roth, en 2004, publie Le complot contre l’Amérique, en imaginant que Charles Lindbergh, élu président des États-Unis en 1940, à la place de Franklin D. Roosevelt, signe un pacte avec l’Allemagne nazie et le Japon, avant que Franklin D. Roosevelt finisse par être élu et rentre en guerre aux côtés des démocraties.

24 Alain Corbin, « Les historiens et la fiction », Le Débat, n°165, 2011, p. 57-60.

25 Alain Corbin, Les conférences de Morterolles : hiver 1895-1896, à l’écoute d’un monde disparu, Paris, Flammarion, « Champs, Histoire », 2013, p. 70.

26 Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, Paris, La Découverte, 2018.

27 Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Le Seuil, 2014.

28 Jacques Rancière, Les Noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Le Seuil, 1993.

29 Philippe Artières met bien en évidence la proximité de certains écrivains avec le paradigme indiciaire des historiens dans Philippe Artières. « La littérature manifestement », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 65-2, n°2, 2018, p. 21-29.

30 Paul Ricoeur, Temps et récit, L’intrigue et le récit historique, Paris, Le Seuil, 1983.

31 Antony Beevor, « La fiction et les faits. Périls de la “faction” », Le Débat, 165, mai-juin 2011, p. 26-40 et Anaïs Fléchet et Élie Haddad, « Introduction. Écriture de l’histoire et récit littéraire : actualités d’un débat », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 65-2, n°2, 2018, p. 7-20.

32 Judith Lyon-Caen, « Présentation », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, vol. 112, n°4, 2011, p. 3-9.

33 Monica Martinat, « Historiens et littérature, romanciers et histoire : autour de quelques livres récents », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 65-2, n°2, 2018, p. 30-46.

34 Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.

Citer cet article

Référence électronique

Jean-François Bonhoure, « L’histoire contrefactuelle, au risque de la dérive », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2020, mis en ligne le 15 septembre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=269

Auteur

Jean-François Bonhoure

Jean-François Bonhoure est professeur agrégé d’histoire au lycée Louis Armand d’Eaubonne (95) et soutient une thèse intitulée « Les historiens à l’épreuve du temps : la production historique éditée en France des années trente au début des années cinquante » sous la direction de Pascal Ory.

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