Jean-Yves Mollier : Mon intérêt pour la censure remonte au moins au colloque de Bourges que nous avions organisé avec Pascal Ory – tu étais présent, Laurent, ainsi que Thierry Crépin et quelques autres.
Mais j’avais déjà commencé à réfléchir à la censure pour ma thèse de troisième cycle (soutenue en 1978) sur Noël Parfait, journaliste, écrivain, député républicain, qui avait été condamné à deux ans de prison et 500 francs d’amende par une cour d’assises pour la publication de l’Aurore d’un beau jour (sous-titré « épisodes des 5 et 6 juin 1832 ») en mai 1833, qui célébrait l’insurrection du cloître Saint-Merri.
J’ai procédé par élargissements successifs. Mon premier champ d’observation a été la censure en France. Puis je me suis intéressé à l’espace francophone. En 2006, j’ai co-organisé le colloque sur la censure de l’imprimé dans l’espace francophone catholique1.
J’avais travaillé auparavant sur l’Index librorum prohibitorum avec Philippe Boutry, à partir de l’ouverture des archives du Vatican en 1998 ; un travail qui a donné lieu à plusieurs colloques et publications, notamment dans les Mélanges de l’École française de Rome en 20092.
L’élargissement a continué par des collaborations avec l’Institut français du Proche Orient (en particulier l’équipe de Frank Mermier) et avec des collègues en Amérique latine, au Brésil, au Mexique et en Argentine notamment.
Et puis, dernier jalon, mon livre sur l’abbé Bethléem (La Mise au pas des écrivains : l’impossible mission de l’abbé Bethléem au XXe siècle, Paris, Fayard, 2014 et 2015), que j’ai prolongé par des recherches dans les archives des Jésuites à Vanves. L’abbé Bethléem a été consulté en quelque sorte post-mortem (il est mort en 1940) par Paul VI et la Curie romaine à la fin du concile de Vatican II avant la suppression de l’Index romain en 1966. C’est l’un des effets de longue traîne que l’on observe souvent dans l’histoire de la censure.
À l’origine du livre qui vient de paraître (Interdiction de publier. La censure, d’hier à aujourd’hui, Double Ponctuation éd., 2020) se trouve une enquête de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants qui rassemble des informations en provenance de 200 éditeurs travaillant sur tous les continents, interrogés par une sociologue travaillant pour le compte de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants. Pour des raisons diverses, dont la protection et la sécurité des sources, cette enquête n’a pas été mise en ligne sur le site de l’Alliance mais j’ai pu bénéficier d’un matériau tout à fait original sur un grand nombre de pays peu accessibles à la recherche. Dans un certain nombre de cas, les pays africains par exemple, les noms des pays ont été changés pour ne pas mettre en danger les éditeurs qui y travaillent. Cette enquête aurait dû être publiée il y a déjà un an et mon étude paraître dans ce cadre-là ; j’ai décidé, en accord avec les responsables de l’Alliance, de la faire paraître sous la forme d’un livre.
Evelyne Cohen : Lors du colloque de Bourges, une distinction avait été faite entre « censure » et « contrôle »...
Laurent Martin : … de même qu’entre « censure » et « répression ». Maxime Dury fait cette distinction dans un article publié dans les actes du colloque3.
J.-Y. M. : Il y a deux optiques. L’une est juridique et estime que la censure ne s’appuie pas sur des lois, sur un arsenal juridique, mais qu’elle s’appuie sur des croyances, des traditions, un ensemble de règles non écrites mais contraignantes pour l’individu ; c’est le régime de l’arbitraire. L’autre est historienne et considère qu’il s’agit d’une vision trop restrictive ; il y a des formes déguisées de censure, qui peuvent prendre l’apparence d’une répression légale mais qui visent clairement à empêcher la libre expression d’une opinion. C’est le point de vue que nous avions défendu à Bourges. Par exemple, le livre d’Henri Alleg La Question est saisi en février 1958 au nom de la protection de l’État mais il s’agit bel et bien d’une censure.
Dans le cas des procès de Baudelaire et de Flaubert, en 1857, qu’avait présentés Alain Vaillant à Bourges, le cas est encore différent. Les flaubertiens, notamment Yvan Leclerc, parlent clairement de censure. Flaubert est convoqué devant le tribunal en raison de la scène du fiacre, qui paraît scandaleuse pour la morale de l’époque. Il sera, comme on sait, finalement relaxé, à la différence de Baudelaire. Mais c’est bien aussi une tentative de censure. Les juristes diront que Baudelaire n’a pas été censuré mais condamné par un tribunal en fonction des lois existant en 1857, tandis que les historiens assumeront le fait qu’il s’agit bien d’une censure. Ce dernier cas est particulièrement intéressant puisqu’un siècle plus tard, la Cour de Cassation se réunira toutes chambres confondues – comme pour l’affaire Dreyfus – et, considérant qu’il n’y a aucun motif de renvoyer devant une cour d’assises l’œuvre de Baudelaire, elle reconnaîtra que la condamnation de 1857 était nulle et non avenue4.
L.M. : Et Baudelaire est aujourd’hui étudié en classe, comme nombre d’autres auteurs sulfureux en leur temps et considérés comme bénins aujourd’hui.
J.-Y. M. : Jean Genet a failli figurer au programme de l’agrégation de Lettres modernes il y a quatre ou cinq ans. Ironie suprême : Jean Genet est aujourd’hui imprimé sur papier bible…
L.M. : Venons-en maintenant au livre que tu viens de publier et à l’article qui en avait été tiré. Autant l’article ne nous semblait pas correspondre aux attentes d’une revue à prétention ou ambition scientifique, autant le livre ne me dérange pas (sinon à quelques endroits sur lesquels nous reviendrons) parce qu’il assume clairement ce qu’il est, c’est-à-dire un livre d’intervention, un livre engagé. Des jugements de valeur, des expressions qui dénotent un parti-pris idéologique ou un jugement moral qui rendaient l’article problématique en tant qu’article scientifique ont toute leur place dans un livre engagé – par exemple lorsque tu qualifies (p.120) d’« abominable » la morale qui traque les livres ou les images.
J.-Y. M. : C’est qu’un vrai problème se pose. En mars 2020, pour la première fois dans l’histoire de l’édition, un livre a fait l’objet d’une tentative de censure – plus exactement : d’un interdit de publication – non en raison d’une intervention extérieure à la maison d’édition mais du fait d’un mouvement interne de protestation contre son auteur. La censure vient, dans ce cas d’espèce, du lieu et des personnes mêmes qui devraient être par principe contre la censure.
L.M. : Tu parles des Mémoires de Woody Allen5 ?
J.-Y. M. : Oui.
E.C. : Est-ce qu’on doit ignorer tout ce qui est groupe de pression, lobby, etc. ? Et doit-on toujours tout publier ? Après tout, on ne publie pas tout Céline !
J.-Y. M. : Concernant Céline, les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît. Les trois pamphlets violemment antisémites de Céline n’ont jamais été interdits par un tribunal. C’est la veuve de Céline, Lucie dit Lucette Destouches, qui les a retirés de la vente6. La polémique est venue du Québec, où la limite au-delà de laquelle une œuvre tombe dans le domaine public est plus courte qu’en France : cinquante ans au lieu de soixante-dix. Ces livres ont d’abord été republiés là-bas et la question a été posée en France. Avec deux opinions qui se sont affrontées : ou bien ce ne sont que des livres antisémites qui n’ont donc pas lieu d’être ; ou bien ce sont des livres intéressants pour comprendre l’œuvre de Céline et ils doivent pouvoir être republiés, éventuellement assortis d’un appareil critique, comme on l’a fait en Allemagne pour Mein Kampf, et dans une édition suffisamment chère pour qu’elle ne tombe pas dans toutes les mains.
L.M. : De toute façon, aujourd’hui, on peut facilement accéder à Mein Kampf sur internet.
J.-Y. M. : Raison de plus pour en proposer une édition critique et historique en France. En tant qu’historiens, nous avons une responsabilité à assumer, pour ne pas alimenter les soupçons et les théories complotistes selon lesquels « les élites nous mentent, nous cachent des choses » etc. Il faut accepter les conséquences de la démocratie et accepter qu’une fois écrit, un texte circule.
E.C. : Ce raisonnement a ses limites. Si l’on prend l’affaire Faurisson, à partir du moment où une décision de justice est intervenue pour intimer silence aux négationnistes, cela a été très efficace.
L.M. : Cela n’a pas fait disparaître ces auteurs ni leurs théories, qui ont continué à circuler de manière clandestine.
E.C. : Mais cela en a limité la circulation.
J.-Y. M. : Avec pour effet pervers la confusion entre « négationnisme » et « révisionnisme » et la difficulté pour un historien de se dire « révisionniste », ce qui est pourtant l’essence de notre métier. Le mot est devenu tabou, seuls quelques historiens (je pense à Antoine Prost) ont osé continuer à l’utiliser. Ce qui a été efficace contre Faurisson, c’est la décision courageuse d’un ministre (de droite) de l’Éducation nationale de déclarer irrecevable la thèse négationniste d’Henri Roques7.
L.M. : Ces idées circulent aujourd’hui très largement dans ce qu’il est convenu d’appeler la « fachosphère ».
J.-Y. M. : Quand nos étudiants désirent se renseigner sur les camps de la mort et qu’ils vont sur internet, ils trouvent en majorité des sites négationnistes. Quand il y avait un ou deux journaux négationnistes, cela ne posait pas de problème de fond, mais aujourd’hui ces opinions sont monnaie courante, et bien au-delà de la fachosphère. Je suis abonné à Mediapart : je suis estomaqué de lire régulièrement dans les colonnes de ce média de gauche qui a 150 000 abonnés des thèses complotistes.
L.M. : Si l’on revient au livre et à l’article, et à ce qui a pu nous déranger à leur lecture, il y a tout le passage – les passages – à propos du rôle néfaste des minorités, du « politiquement correct », etc. Ce qui me gêne est que tu ne dis pas d’où vient ce mouvement de « correction », quelle est, au départ, sa raison d’être, ses motivations premières…
J.-Y. M. : Je le dis dans le livre, j’explique quelle est l’origine de ce phénomène qui touche d’abord les États-Unis. C’est au départ un mouvement cohérent et légitime qui vise à lutter contre les représentations dépréciatives qui sont faites des minorités dans ou par les médias dominants.
L.M. : C’est donc les excès ou les dérives du « politiquement correct » plus que le « politiquement correct » en lui-même qu’il faut dénoncer.
J.-Y. M. : Absolument. Au nom d’un mouvement sensé, compréhensible au départ, on en vient à censurer tout ce qui blesse ou heurte des convictions personnelles. C’est la même chose pour l’appropriation culturelle. Si l’on veut dire par là que les minorités doivent pouvoir parler pour elles-mêmes, on ne peut qu’approuver – c’était déjà ce que réclamait le prolétariat au début de la révolution bolchevique à l’époque des « rabkors », des correspondants d’usines, censés plus authentiques que des journalistes extérieurs à l’entreprise ! S’il s’agit, par un dévoiement de cette logique, d’interdire aux hommes de parler au nom des femmes, aux Blancs au nom des Noirs etc., cela devient inacceptable. Après tout, l’ethnologue qui va dans la tribu qu’il vient étudier n’en parle pas avec les mots de la tribu mais avec les mots, les outils, les concepts de sa discipline. Le point de vue interne n’est pas illégitime mais le point de vue externe apporte aussi des éléments de compréhension tout aussi légitimes.
Si je prends un autre exemple, celui des féministes qui veulent faire interdire Blanche-Neige, ce sont probablement des femmes qui ne comprennent pas comment s’expriment ou se comportent des enfants. Les enfants ne voient pas dans ces œuvres ce que ces féministes y voient. Il faut prendre en compte l’âge des enfants ; un baiser n’a pas la même signification à 5 ans et à 12 ans. En quoi lire Blanche-Neige à quatre ans poserait-il un problème ? Plus tard, oui, lire Blanche-neige peut s’accompagner d’un discours amenant l’enfant à savoir si ce qui est décrit dans le conte est normal, moral, etc. Mais l’interdire ou le modifier, non !
E.C. : Ce sens de la nuance n’apparaissait pas dans ton article.
L.M. : La brièveté du livre et a fortiori de l’article te conduisait à un certain schématisme. Quand tu écris, à propos du retrait de certains de ces livres pour enfants des bibliothèques scolaires en Catalogne et au Royaume-Uni, qu’ils ressemblent à la destruction des livres par les gardes rouges en Chine, il y a là un raccourci, en tout cas une comparaison qui ne peut que choquer l’historien qui se dit que les contextes sont quand même très différents.
J.-Y. M. : Les contextes sont différents mais les intentions sont semblables et c’est en ce sens que le parallèle peut être fait. Au fond, cela procède de la même volonté sectaire. En Chine, des bibliothèques entières ont disparu à l’époque de la « Grande Révolution culturelle ».
L.M. : Et cela continue. Tu parles dans le livre de ces bibliothécaires qui font du zèle et se prennent en photo en train de détruire des livres qui déplaisent au pouvoir aujourd’hui.
J.-Y. M. : J’en parle et je les montre, la photo publiée dans le livre est assez saisissante. Mais ces fonctionnaires trop zélées ont depuis été désavouées par le pouvoir central, au moins officiellement. Elles donnaient, littéralement, une mauvaise image de la Chine à l’étranger.
L.M. : Ce qui est particulièrement intéressant dans le livre – et problématique sur le plan de la méthode –, ce sont ces comparaisons dans l’espace et dans le temps que tu fais, ces va-et-vient entre le passé et le présent, un peu à la manière de l’émission de Jean-Noël Jeanneney, Concordance des temps. Ces rapprochements sont souvent stimulants mais en même temps ils posent problème ou question. On a parfois l’impression que les temporalités sont écrasées, que les évolutions sont escamotées. Au fond, à repérer les traces de l’incessante activité des appareils censoriaux, l’historicité des phénomènes en sort quelque peu effacée. « Rien de nouveau sous le soleil », pourrait se dire le lecteur en refermant l’ouvrage.
J.-Y. M. : C’est lié au fait que j’essaie de montrer que les grandes formes de la censure sont constantes dans le temps, intemporelles. Elles changent de visage mais guère d’idées, de craintes ou de fantasmes. Ce que je mets à jour, ce sont des matrices morales, religieuses, politiques, économiques.
E.C. : C’est ta métaphore de la « résurgence ».
L.M. : Mais cette focalisation sur des formes ou des motifs, cette approche morphologique de la censure te conduisent à mettre en équivalence des régimes de censure ou de contrôle très différents les uns des autres, au risque de la confusion.
J.-Y. M. : Mais c’est que ces équivalences existent bel et bien ! Quand l’abbé Bethléem écrit en 1935 qu’il faudrait, pour épurer la société, mettre les intellectuels à la campagne pour leur faire ramasser le purin, on n’est pas très loin de la rééducation dont seront victimes des millions de personnes, intellectuelles ou pas, en Chine ou au Cambodge. La matrice idéologique fondamentale est très proche. On l’a souvent dit et j’en suis de plus en plus convaincu : les deux Églises, les deux internationales, la rouge (stalinienne ou maoïste) et la noire (catholique) sont animées par la même volonté de contrôler et de façonner les esprits.
E.C. : Cela dit, pour en revenir à la chronologie, tu considères que les années 1980 marquent un tournant ou une rupture du point de vue de la liberté d’expression dans le monde.
J.-Y. M. : Je considère qu’il existe des cycles dans la vie sociale comme en économie. Un cycle appelons-le libéral s’ouvre quelque part dans les années 1960 et se ferme quelque part dans les années 1980. Entre ces deux dates, la libéralisation de l’expression accompagne d’autres desserrements de la contrainte, dans les domaines vestimentaire, sexuel, etc. Nous ne sommes pas, actuellement, dans un trend libéral.
L.M. : Un autre point que tu abordes dans le livre, c’est le capitalisme et, là encore, ses dérives ou ses excès, les menaces qu’il représente pour la liberté d’expression. Aujourd’hui, écris-tu, la concentration des médias, des maisons d’édition, des outils de production de l’imaginaire est telle que des pans entiers du réel disparaissent purement et simplement.
J.-Y. M. : Ces censures économiques n’apparaissent vraiment qu’au XXe siècle. Elles atteignent aujourd’hui des niveaux préoccupants. Les GAFA ou GAFAM8, comme on les appelle maintenant, ont une puissance financière et un pouvoir d’intervention supérieurs à ceux des États. Certes, des lanceurs d’alerte existent qui limitent l’extension des zones de silence mais ils sont toujours menacés de représailles et de procès. Aux États-Unis, plusieurs lois ont été votées ces vingt dernières années, dont je donne le détail dans mon livre, qui limitent la possibilité pour les lanceurs d’alerte de dénoncer des scandales corporate.
L.M. : Mais si l’on parle des GAFA, leur rapport à la censure ou à la liberté d’expression est peut-être plus complexe ou ambigu que tu ne le dis. Certes, ils s’arrogent un droit de vie ou de mort sur les contenus qu’ils véhiculent et leurs modérateurs peuvent être perçus comme des censeurs, mais les premiers censeurs des réseaux sociaux, ce sont les internautes eux-mêmes, qui signalent des contenus qui les dérangent et réclament leur suppression, au nom parfois de causes ou d’intérêts parfaitement légitimes sur le plan éthique. Par ailleurs, peut-on considérer que les réseaux sociaux, le cyberespace plus généralement, devraient être un espace totalement libre de tout contrôle, de toute censure ? Au nom de quel privilège cet espace public serait-il soustrait aux règles qui régissent la communication dans les autres espaces publics ?
J.-Y. M. : Les règles de déontologie qui s’appliquent à la presse devraient en effet s’appliquer aux réseaux sociaux. Le problème est que les règles que les GAFA s’appliquent à eux-mêmes pour censurer tel ou tel contenu n’ont que des rapports lointains avec la déontologie ou les règles légales qui encadrent l’expression dans les autres espaces publics. On ne les connaît pas réellement, c’est le règne de l’arbitraire, c’est-à-dire de la censure au sens classique du terme. On ne connaît pas la manière dont fonctionnent les algorithmes ni les consignes que reçoivent les modérateurs, à part celles, très générales, qui sont rendues publiques. Le but des grands réseaux sociaux, c’est le profit. Ce qui est mis en avant, ce sont les contenus qui permettent de tirer l’audience et donc le cours de l’action en bourse vers le haut. Ce qui est relégué au second plan voire supprimé, c’est ce qui va à l’encontre de cette recherche du profit.
L.M. : À ce compte-là, on ne comprend pas pourquoi il n’y a pas plus de sexe (ou même de sein) sur Facebook. C’est assez vendeur, le sexe. Il y a quand même d’autres logiques qui entrent en jeu que la recherche du profit, par exemple le puritanisme protestant américain.
J.-Y. M. : Mais s’il y avait plus de sexe ou de sein, une partie de l’audience américaine de Facebook s’en détournerait. C’est précisément pour maintenir les profits au plus haut niveau qu’on écarte ce type de contenus.
En tout cas, il y a un énorme travail à mener sur les modérateurs de ces sites, leur profil social, leur rapport à l’entreprise, aux directives qui leur sont données, etc.
E.C : Il me semble que l’un des problèmes que pose ton livre, c’est le déséquilibre des informations. On trouve beaucoup plus de choses sur les États-Unis ou l’Europe occidentale que sur la Russie ou la Chine.
J.-Y. M. : C’est un effet de source. La censure dans les démocraties libérales est beaucoup plus documentée que dans les pays autoritaires et totalitaires. J’aurais d’ailleurs dû le préciser au début de mon ouvrage. Il est très difficile de s’en protéger. Marc Ferro avait partiellement réussi à le faire dans son ouvrage Comment en raconte l’histoire aux enfants dans le monde entier9 en faisant appel à une trentaine d’étudiants. Et il aboutissait à la conclusion qu’aucun pays n’est exempt de formes de manipulation de l’histoire enseignée. Ainsi en France, pour ne prendre qu’un exemple significatif, il m’a paru anormal que lorsque la Première Guerre mondiale a été inscrite au programme de l’agrégation d’histoire, seule l’une des deux interprétations qui s’affrontaient alors dans le champ historiographique français ait été représentée au sein du jury.
L.M. : On peut se demander si l’on est encore là dans le domaine de la censure. C’est un domaine très extensif mais qui peut conduire à des formes d’abus de langage voire de crimes contre l’esprit. Un universitaire, quand il critique une thèse, censure-t-il son auteur ? Un éditeur, quand il refuse un manuscrit, censure-t-il son auteur ? On sait combien les artistes sont prompts à dénoncer une censure là où il peut n’y avoir que critique ou refus.
J.-Y. M. : C’est une vraie difficulté. Pour moi, elle peut être levée à partir du moment où l’on s’en tient aux seuls critères esthétiques. Si un ouvrage est bon, sur le plan esthétique, alors l’éditeur doit pouvoir le publier. À partir du moment où il ne le fait pas en raison de considérations qui n’ont rien à voir avec la qualité du texte, alors on peut craindre un effet de censure. On assiste aujourd’hui, j’y insiste dans mon livre, à une judiciarisation de l’édition. Quiconque voit son nom dans un livre peut exiger qu’on l’enlève. Le droit de la personne à sa vie privée empiète sur la liberté d’expression.
L.M. : De là le rôle croissant des sensivity readers aux États-Unis, à qui l’on confie des manuscrits avant publication pour être sûr que n’y figurent pas des éléments pouvant conduire à des procès potentiellement ruineux.
J.-Y. M. : Je cite plusieurs exemples dans mon livre, y compris pour les manuels scolaires. Cela peut aller jusqu’à proposer des versions différentes du même livre selon la communauté ou le lieu auxquels on s’adresse. Claire Bruyère en a fait état dans plusieurs de ses articles. En France, pour l’instant, on n’atteint pas ces excès. Je n’ai guère en mémoire que Le Tour de la France par deux enfants, réédité par Belin en 1905, qui avait une édition pour les écoles publiques et une autre pour les écoles confessionnelles.
E.C. : Cela rappelle certaines recommandations émises par le CSA concernant les programmes qui peuvent être destinés à tel ou tel public en fonction des tranches d’âge.
Je voulais revenir sur le volet religieux et interroger la continuité que tu esquisses entre la société de l’Occident médiéval et les pays du Proche ou du Moyen-Orient, où le poids du religieux et de sa censure serait écrasant. La comparaison est-elle vraiment pertinente ? Après tout, ces sociétés musulmanes ont rencontré le marxisme, le nationalisme, ce ne sont pas des sociétés d’où le politique serait absent.
J.-Y. M. : Le politique n’est pas absent mais il est placé sous la domination du religieux. Si l’on considère des pays comme l’Iran ou l’Arabie saoudite, ce sont des théocraties où le religieux domine l’ordre politique – plus, peut-être, que ce ne fut le cas dans l’Occident médiéval. Il n’y a pas d’espace entre loi civile et loi religieuse. D’autres pays à population musulmane apparaissent beaucoup plus libéraux, à l’instar du Liban ; mais, même dans ce dernier pays, il existe une censure officielle du livre, du film ou du théâtre.
E.C et L.M : Nous te remercions. Bien d’autres questions mériteraient d’être posées, mais la durée de cet entretien nous contraignait à nous limiter.