Sylvain Lesage, L’effet livre. Métamorphoses de la bande dessinée

Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2019.

Référence(s) :

Sylvain Lesage, L’effet livre. Métamorphoses de la bande dessinée, Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2019, 432 p.

Texte

À propos de la bande dessinée, Sylvain Lesage débute L’effet livre. Métamorphoses de la bande dessinée sur le constat d’une double exception franco-wallonne : le livre constitue son principal support de diffusion ; dans cet espace, la bande dessinée bénéficie d’une légitimité inégalée ailleurs dans le monde. Pour l’auteur, les « deux phénomènes sont étroitement liés : comment croire que la sacralité symbolique attachée au livre n’ait pas joué en faveur d’une dignité nouvelle pour la bande dessinée » (p. 13) ? Telle est l’une des principales propositions avancées par l’historien lillois, dont le livre compose le second volume extrait de sa thèse, à la suite de Publier la bande dessinée. Les éditeurs franco-belges et l’album, 1950-1990 (Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2018). Pour autant, son propos ne se limite nullement à des considérations socio-culturelles. L’originalité de sa démarche repose sur l’attention portée à la matérialité du livre en tant que support de la bande dessinée, attention justifiée par la « forme visuelle » de cette dernière. Cette dimension de la bande dessinée, qui conditionne en partie son expérience de lecture, avait jusque là été négligée. Et quand bien même l’histoire de la bande dessinée s’est écrite à partir du format album, laissant de côté les très nombreux périodiques qui ont longtemps été ses principaux vecteurs.

Sylvain Lesage retrace l’avènement de l’album en tant que support dominant de la bande dessinée franco-wallonne. Sa démonstration s’étend de la fin de la Seconde Guerre mondiale au début des années 1990. Durant cette période, la bande dessinée ne change pas seulement de format. Elle migre du monde de la presse vers celui de l’édition. Elle se fait plus « adulte » alors que l’album devient un « produit de consommation de masse ». Pour Sylvain Lesage, la bascule d’un support à l’autre se déclenche dans les années 1970, avant la « mise en crise » de ce nouveau « standard d’édition » vers 1990, avec l’arrivée du manga et des éditeurs alternatifs.

La loi sur les publications destinées à la jeunesse de 1949 avait été identifiée par Pascal Ory comme l’un des facteurs constitutifs de l’esthétique franco-belge1. Elle résultait de la compatibilité entre le conservatisme d’éditeurs belges catholiques et les exigences morales de la censure. S’il s’inscrit dans la continuité d’une telle analyse, Sylvain Lesage estime que d’autres éléments ont joué un rôle dans la mise en place de cette esthétique, liés cette fois à la matérialité du livre. Par exemple, sous la forme de l’album, la narration – jusqu’ici marquée par le modèle du feuilleton – se doit d’être plus cohérente. L’ « effet livre » est multiple. Il modifie entre autres la division du travail (avec l’apparition de scénaristes, de coloristes) et contribue à l’affirmation professionnelle des auteurs, même si cette réussite symbolique se traduit aujourd’hui par un appauvrissement économique. Selon Sylvain Lesage, « le livre contribue à façonner en profondeur les caractéristiques de la bande dessinée franco-belge. »

Son développement, très riche, opère un retour sur l’avènement de ce standard éditorial et de ses conséquences plurielles sur la bande dessinée, que cela soit en termes économiques, narratifs, esthétiques, symboliques ou patrimoniaux. Le cas d’Hergé est à ce titre éloquent. L’ « effet livre » contribue à standardiser les aventures de Tintin : passage à 64 pages, rythme plus dense, arrivée de la couleur, changement du lettrage (des majuscules aux minuscules), réorganisation des cases au sein des planches, etc. Les premiers albums sont alors redessinés pour s’insérer dans ce nouveau moule. Hergé en vient également à s’entourer d’un studio d’assistants pour réaliser une telle entreprise. En bref, c’est toute l’ « économie narrative de l’œuvre » qui en sort bouleversée.

Le propos de Sylvain Lesage ne se focalise pas seulement sur l’album. Il envisage également, comme en négatif, d’autres formats qui coexistent avec l’album, mais qu’une histoire écrite à partir de bandes dessinées publiées en albums a en partie occultés : le « petit format », la tentative (ratée) d’adaptation de la bande dessinée au format « poche », et les diverses circulations transmédiatiques de celle-ci (du disque au cinéma, en passant par la série télévisée). En creux, revenir sur l’histoire de l’album, c’est aussi pour l’historien de la bande dessinée faire preuve d’humilité : comme le rappelle l’auteur, « les lacunes de notre connaissance du passé de la bande dessinée sont considérables » et de « vastes corpus méconnus » restent encore à « exhumer » afin de « passer de l’épopée à l’histoire » (p. 419-420).

Sylvain Lesage offre ainsi une analyse à la fois passionnante et très subtile des interactions qui ont contribué à la définition de la bande dessinée franco-belge, fondée sur une recherche en archives remarquable (livres, paratextes et documents internes des éditeurs, relevés des commissions de surveillance, etc.). Sa réflexion dépasse le cadre de la seule histoire de la bande dessinée et prouve tout l’intérêt pour l’histoire culturelle d’une approche matérielle.

1 Pascal Ory, « Mickey go home ! La désaméricanisation de la bande dessinée (1945-1950) », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n°4, octobre 1984. pp.

Notes

1 Pascal Ory, « Mickey go home ! La désaméricanisation de la bande dessinée (1945-1950) », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n°4, octobre 1984. pp. 77-88.

Citer cet article

Référence électronique

Benjamin Caraco, « Sylvain Lesage, L’effet livre. Métamorphoses de la bande dessinée », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=260

Auteur

Benjamin Caraco

Centre d’histoire sociale des mondes contemporains

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