Michel Pastoureau, Jaune. Histoire d’une couleur

Paris, Seuil, 2019.

Référence(s) :

Michel Pastoureau, Jaune. Histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2019, 240 p.

Texte

Après avoir tracé sur la longue durée l’histoire du bleu (2002), du noir (2008), du vert (2013), du rouge (2016), Michel Pastoureau publie aux éditions du Seuil en un « beau livre » relié sous jaquette, une histoire du jaune. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une étude de la cinquième couleur qui viendrait s’ajouter aux précédentes, mais de la poursuite d’une exploration de ce que nous appelons la couleur. Aucune n’étant jamais isolable de ses consœurs, le défi que relève Michel Pastoureau, c’est d’en synthétiser la variété. Il complète ainsi un polyptique davantage qu’il n’ouvre un volet nouveau à son travail. Plus qu’il n’ajoute un volume à sa recherche, son livre finalise une synthèse et trouve ici sa pièce maîtresse.

Merveilleusement illustré, l’ouvrage présente trois grandes périodes : une première va des origines au ve siècle, la seconde se poursuit du vie au xve siècle et la dernière enfin court du xvie au xxie siècle. Commencée avec les ocres du Paléolithique, cette histoire du jaune traverse les époques, les styles, les modes, les techniques. Avec une incomparable érudition, Michel Pastoureau met son talent d’écriture au service d’un lectorat dont il devine la culture et la curiosité. Il lui livre une histoire tissée comme une aventure et rejoint ainsi les historiens qui ont combiné avec bonheur leur passion de l’histoire et leur goût de la littérature. Au-delà des données factuelles, voilà un hommage à l’histoire qualitative.

Différente de toutes les autres, la couleur jaune est pourtant une mal-aimée. Dans les préférences de nos contemporains, elle vient bien loin derrière le bleu, et confrontée au vert, au rouge, au noir, ou au blanc, elle arrive en queue de peloton. Son histoire n’est certes pas simple : de quel jaune parle-t-on ? Ils sont si divers : l’ocre, on comprend ; mais l’or ? Est-ce une couleur ou le reflet du soleil, de la lumière ou la marque du surnaturel ? Un symbole d’éternité ? Et, pourquoi pas, la valeur d’un métal précieux ? Dans le domaine des couleurs, nos imaginations font fructifier nos sensations. Aussi, la couleur jaune a-t-elle eu ses heures de gloire : Grecs, Romains, Celtes et Germains lui ont accordé une valeur symbolique et religieuse éminente. Ils l’ont associée à la lumière, ou même à l’immortalité. Le jaune se nourrit de couleurs et de symboles.

Le livre sensibilise le lecteur à la variété des jaunes, à la diversité des matières utilisées, à leurs caractéristiques selon les écoles ou les artistes qui les ont exploitées. Il montre son évolution d’une époque à la suivante et d’une mode à l’autre, son usage selon les lieux et les commanditaires, la transformation des systèmes de valeurs, positives ou négatives, qui l’affectent : « c’est la société qui "fait" la couleur, pas la nature » (p. 14), écrit Michel Pastoureau. En un mot, il présente à ses lecteurs un véritable traité de ce que Edgard Morin appellerait la « complexité », et que lui-même réussit à inscrire dans les temps de l’histoire.

Quelques exemples pour illustrer le propos. La matière utilisée par exemple : les ocres du Paléolithique sont extraits de la terre, de l’argile, du pigment. Bien plus tard, les teintures vont enrichir les ressources : le safran, plante à bulbe, séché et réduit en poudre, a des stigmates que l’on extrait du pistil. Ils peuvent servir à la teinturerie, la parfumerie mais aussi à la cuisine. Michel Pastoureau nous initie aux végétaux : la gaude, une herbe vivace qui pousse à l’état sauvage, peut être séchée puis plongée dans l’eau pour produire de la couleur. De même en est-il du genêt à fleurs jaunes, ou du carthame, plante vivace et épineuse, séchée et réduite en poudre. Autant dire que l’artiste n’est jamais isolé de l’artisan pas plus qu’il n’est étranger à la nature et à ses œuvres. Voilà les rencontres que nous fait découvrir ce livre. De ces traitements de la couleur, le lecteur retiendra que cette histoire du jaune se libère de l’histoire de l’art stricto sensu pour intégrer une histoire des techniques.

Histoire des techniques, mais histoire des savoirs aussi. C’est au Moyen Âge que sont dissociés la couleur de la matière et celle du support sur lequel elle se fixe. C’est au xviie siècle que vont se développer de nombreuses études sur la lumière, avant que Isaac Newton ne découvre l’ordre spectral des couleurs en 1666. À la séquence chromatique issue de ses études : violet, bleu, vert, jaune, orangé, rouge, il ajoutera plus tard le bleu indigo. Désormais « les couleurs qui composent la lumière sont identifiables, reproductibles, maîtrisables et mesurables », conclut Michel Pastoureau, qui commente ainsi la portée de l’histoire des sciences sur l’esthétique.

Cependant aucune couleur n’est purement « matérielle ». Chacune d’entre elles suscite des jugements de goût, mais associe aussi morale et religion. La couleur jaune était valorisée dans l’Antiquité grecque ou romaine, un signe de lumière et de joie. Lorsqu’au Moyen Age, elle commence à perdre sa valeur, l’or capitalise les aspects positifs de la couleur ; le jaune récupère les mauvais. À partir du xiie siècle, l’or devient « le bon jaune, signe de richesse, de beauté, de prospérité ». Il est associé au culte religieux et symbolise le sacré : « On pourrait dire que le responsable du "mauvais" jaune, c’est l’or », s’amuse à écrire Michel Pastoureau. L’or fait carrière et l’histoire du métal se révèle complexe, son extraction, son transport, ses alliages avec d’autres métaux tracent une aventure. Il a sa mythologie et bien sûr sa morale. S’il suggère la richesse, celle-ci peut susciter l’émerveillement ou éveiller l’envie. Il y a le roi Midas, puni pour sa cupidité, mais aussi les Nibelungen et la légende des trésors du Rhin. Voilà quels contrastes, quelles contradictions, ce livre présente à son lecteur, soulignant ainsi que l’historien se confronte à une réalité qui n’est jamais uniforme, rectiligne. Ni monocolore, ni monotone, pourrait-on dire.

S’il ne reste apparemment au jaune « ordinaire » que les aspects négatifs, comment expliquer une telle désaffection ? Par ses connotations d’abord : couleur de ce qui fane, vieillit, moisit, il est le témoin du temps qui passe car le jaune ternit, brunit, peut même être décoloré par ses voisines. De plus il se salit facilement, perd de l’éclat sous certaines lumières, subit les effets délétères des teintes proches qui le dénaturent. Il est aussi victime de la symbolique : son déclin date du Moyen Âge où il devient une couleur ambivalente : couleur du mensonge, de l'avarice, de la félonie, « couleur fausse et duplice sur laquelle on ne peut pas compter ». C'est la couleur des hypocrites, des chevaliers félons, de Judas. Sur le manuscrit 110, folio 127 du Pèlerinage de la vie humaine, œuvre de Guillaume de Digulleville, conservé à la bibliothèque Méjanes à Aix en Provence, et que cite Michel Pastoureau, une image des péchés capitaux présente l’envie sous les traits d’une femme, armée d’un couteau, et vêtue de jaune. Quand à partir du XIIIe siècle le port d'un insigne distinctif est imposé aux Juifs (comme la rouelle), la couleur le plus souvent retenue est le jaune. Cette symbolique négative du jaune a traversé les siècles, signe que l’histoire n’est pas seulement discontinuité de périodes, mais porte aussi une logique de références. Aux Rendez-vous de l’Histoire figurent les lieux de mémoire…

Le Moyen Âge est aussi traversé par la diversité. Blasons et armoiries utilisent fréquemment le jaune, les housses qui équipent les chevaux pour les tournois portent haut les jaunes. Les cheveux blonds sont prestigieux, la Reine Iseut, épouse du roi Marc de Cornouailles, porte des cheveux blonds. Son histoire unit blondeur et amour. Ce qui prouve « que le jaune peut être pris en bonne part à l’époque féodale ». Ce qui montre une fois de plus que tout autant que la couleur, héros et personnalités contribuent à le valoriser.

L’histoire de la peinture illustre quant à elle les éclats du jaune. « Le petit pan de mur jaune » de Vermeer (Vue de Delft, 1660-61) en donne un exemple célèbre ; des peintres en font leur spécialité, Samuel van Hoogstraten, Pieter de Hooch ; des références comptent aussi : les couleurs du soleil levant de Claude Gellée dit Le Lorrain (1600-1682) séduisent le regard ; bientôt William Turner et Claude Monet vont à leur tour lui déclarer leur flamme. Les peintres orientalistes (les Eugène, Delacroix et Fromentin) qui visitent le Maghreb et la Palestine se saturent de lumière pour illuminer leurs toiles. Les Fauves, André Derain, Albert Marquet, Kees van Dongen, Henri Manguin, Maurice de Vlaminck lui offrent des tonalités vives et le marient souvent avec l’orangé. Autant dire que le jaune décrit par Michel Pastoureau ouvre un dialogue entre le monde extérieur et la toile sur laquelle le peintre projette ce qu’il perçoit et ce qu’il éprouve.

Dans la période plus contemporaine, les sports ont promu le jaune. Le football au lendemain de la Coupe du Monde de 1930, en Uruguay ; en athlétisme les exploits des Jamaïcains puis des Africains dans les années 1950/1960. En cyclisme, le tour de France a honoré le jaune (le maillot est créé en 1919 au départ d’une étape Grenoble-Genève). Tout un symbole : c’était la couleur du papier du journal L’Auto, organisateur de l’épreuve depuis ses origines. Plus que d’autres couleurs le jaune célèbre ainsi, sous la plume de Michel Pastoureau, l’avènement de la société de loisirs et préside à l’universalisation des pratiques sportives. L’heure de gloire de la « mal-aimée » a-t-elle sonné ?

Ce ne sont là que des exemples parmi bien d’autres, mais on l’aura compris, Michel Pastoureau invite son lecteur à jeter le regard sur la large palette de questions que soulèvent les couleurs, signalant ainsi la diversité de l’histoire dès lors qu’elle devient une histoire culturelle. Et c’est sans doute ce qu’on retiendra avant tout : l’enquête qu’il mène illustre de quelles richesses l’histoire culturelle peut doter l’histoire, enrichir ses objets, affiner ses méthodes, ouvrir des perspectives.

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Référence électronique

André Rauch, « Michel Pastoureau, Jaune. Histoire d’une couleur », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 18 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=251

Auteur

André Rauch

Université de Strasbourg

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