Très attendue, cette somme de 1 625 pages constitue la première synthèse sur le sujet, couvrant près d’un millénaire puisqu’elle débute au xiie siècle, avec les premiers textes rédigés en langue d’oc ou en langue d’oïl, et s’étend jusqu’au xxie siècle, en intégrant les francophonies. Bien qu’elle possède l’ambition d’une authentique histoire littéraire de la France écrite par des femmes, le titre retenu se veut plus englobant, incluant les lectrices comme les divers médiateurs sans qui les textes n’auraient pas vu le jour. Dire qu’elle comble un vide est une évidence que l’on reliera au dynamisme des études de genre dans l’espace français depuis la publication, par Georges Duby et Michelle Perrot, de la pionnière Histoire des femmes en Occident en cinq volumes, au Seuil, en 1991-1992. Conçue après la publication par Éliane Viennot de La France, les femmes et le pouvoir (quatre volumes publiés entre 2006 et 2020 chez Perrin puis chez CNRS éditions), qui court, elle aussi du Moyen Âge à nos jours, cette histoire culturelle est l’œuvre de dix chercheuses emmenées par Martine Reid, spécialiste de l’écriture féminine en général et de George Sand en particulier. Le premier tome va du xiie au xviiie siècle, et il est agrémenté de quarante illustrations qui permettent, soit de voir comment les femmes ont été représentées dans leur acte d’écriture, soit de comprendre comment leurs publications ont influé sur la réception des textes. De ce point de vue, les développements sur le passage de l’impression de paragraphes qui couvrent cinquante ou quatre-vingt pages en format in-octavo pour Clélie de Madeleine de Scudéry, aux paragraphes de quelques lignes qui apparaissent avec Zayde de Madame de Lafayette, deux petits in-douze parus en 1670-1671, sont lumineux.
Dans un tableau fort suggestif, Jacqueline Cerquiglini-Toulet qui signe la première partie consacrée au Moyen Âge (1150-1450), présente la quarantaine de femmes ayant écrit dans une langue autre que le latin, langue d’Héloïse et des premières intellectuelles repérées depuis Perpetua et Dhuoda. Elles ouvrent, avec Azalaïs, Marie de France et Christine de Pizan, l’ère des femmes auteurs (au sens des premiers dictionnaires du xviie siècle qui précisent que le terme inclut les femmes et les hommes qui publient des livres) ou des autrices, pour reprendre le terme en usage au xvie siècle. On s’en doute, il ne s’agit pas là de querelle de mots, mais de visions en grande partie antithétiques de la femme écrivain/écrivaine, souvent en butte au rejet ou au soupçon de ne pas être à sa place quand elle prend la plume. Dans la seconde partie consacrée à la fin de la Renaissance, les années 1475-1615, Éliane Viennot redit la responsabilité de la « haute clergie » dans l’invention de la loi salique et dans ses conséquences sur l’écriture féminine. Elle recense cependant environ cent quarante autrices dans cette période où fleurissent les textes misogynes et où périssent les sorcières pourchassées par l’Église. Cela n’empêche pas la publication, par une cinquantaine de femmes, de textes imprimés qui vont de Marguerite de Navarre à Marguerite de Valois tandis qu’une centaine d’autres laissent des traces de leur écriture, préparant ainsi la voie du « grand siècle pour les femmes auteurs », le xviie, traité ici par Joan Dejean et, pour les femmes dramaturges, par Edwige Kehler-Rahbé.
Écrivant majoritairement en prose désormais, les femmes inventent le roman moderne français tout en influant profondément sur le roman anglais qui lui doit une bonne partie de son inspiration. La comtesse de Lafayette et la marquise de Sévigné, longtemps la seule femme admise au sein de la « Bibliothèque de la Pléiade », dominent cette période, mais la publication d’Artamène ou le Grand Cyrus, par Madeleine de Scudéry, a entraîné une demande que relaient les libraires parisiens, soucieux de donner au public les livres qu’il réclame. « Succès le plus fulgurant de la littérature française de la première moitié du xviie siècle », Le Grand Cyrus a fait le tour de l’Europe lettrée et laissé, outre-Manche, des traces que l’on retrouvera jusque chez Walter Scott. Même si la deuxième moitié du « Grand Siècle » est placée sous le signe du rejet de la « précieuse », qui permet à Molière d’imprimer sa première pièce de théâtre, Les Précieuses Ridicules, les femmes s’emparent de tous les genres littéraires, et triomphent dans le roman épistolaire et dans le conte qui annonce la littérature pour enfants du siècle suivant. Une authentique tradition littéraire féminine est née autour de 1660 et elle ira se vivifiant dans les années suivantes. On notera toutefois que ce n’est qu’au xviiie siècle que l’identité de la comtesse de Lafayette sera totalement révélée, La Princesse de Clèves et Zayde étant reconnues comme des œuvres majeures pour le développement d’une littérature nationale dans laquelle la part des femmes ne cesse d’augmenter, au point de peser pour 47 % en 1695.
Dans la quatrième partie consacrée au xviiie siècle, Christie McDonald rappelle d’abord l’émergence d’un féminisme avant la lettre à la fin de la période, au moment où Louise de Keralio envisage de publier une Collection des meilleurs ouvrages français composés par des femmes. Définie comme « un monument à la gloire des femmes françaises », cette anthologie en constitue le premier panthéon, arrêté à la veille de la Révolution, avec les figures de proue d’Émilie du Châtelet et d’Anne Dacier auxquelles il convient d’ajouter Louise d’Épinay, Félicité de Genlis, Olympe de Gouges, Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Marie-Jeanne Riccoboni, Manon Roland, Germaine de Staël et Claudine de Tencin. Manifestement, l’heure n’est plus au repérage de quelques exceptions, même brillantes, mais plutôt à la pesée de la vie des femmes dans la formation d’une nation qui entend apporter au monde les principes de sa Révolution et de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui l’accompagne. Journalistes (Mme Leprince de Beaumont), traductrices (Sophie de Condorcet), ou essayistes (Mme de Staël), romancières (Mme Riccoboni) ou scientifiques (Émilie du Châtelet), les femmes sont partout présentes dans l’espace public et Olympe de Gouges pose la question des droits politiques, sous-jacente à la fin des Lumières. Même si cette dernière n’est pas entendue et finit sur l’échafaud, la part des femmes auteures dans la production littéraire s’est considérablement accrue, avec près de neuf cents publications dans la deuxième moitié du siècle et l’écriture d’œuvres majeures.
Le long xixe siècle étudié par Martine Reid couvre les années 1793-1914 et récupère par conséquent la fille de Necker et Mme de Genlis qui écrivent et publient en amont et en aval de la Révolution. Quoique la proportion de « femmes auteurs » n’ait jamais été aussi forte, le code Napoléon et le siècle qui l’accompagne se traduisent par une occupation masculine de l’espace public qui laisse peu de place aux femmes, attaquées, déconsidérées, vilipendées dès qu’elles entendent exprimer autre chose que ce à quoi les hommes veulent les réduire. Certes les attaques contre les amazones, les précieuses, les savantes avaient accompagné l’entrée des femmes dans l’arène littéraire, mais les diatribes contre les « bas-bleu » » de l’Empire, les « vésuviennes » de 1848 et les « pétroleuses » de la Commune seront encore plus violentes, à la mesure de la participation des femmes aux événements révolutionnaires. Se sentant menacés, concurrencés, Baudelaire, Flaubert, les Goncourt et leurs contemporains réagissent en corps, refusant aux femmes le droit d’être jugées selon des critères purement esthétiques. Même George Sand, le « troubadour » de Flaubert, n’existe à ses yeux que par ses qualités viriles. Si Marceline Desbordes-Valmore est reconnue par la plupart des écrivains, Flora Tristan, Virginie Ancelot, Delphine de Girardin, Henriette Reybaud qui signe « Madame Charles Reybaud », n’ont qu’une audience limitée et réduite à un domaine précis.
Que dire alors de la comtesse Dash, dont Dumas s’approprie plusieurs romans, de Clémence Robert, si on oublie ses traductions de Darwin, de Mélanie Waldor, d’André Léo, de Marie Rattazzi, de Claude Vignon et de ces centaines d’écrivaines qui traversent le siècle ? Bientôt suivies de Gyp, de Marcelle Tinayre, de Georges de Peyrebrune, de Daniel Lesueur, de Rachilde, Jane Dieulafoy, Colette Yver, elles annoncent la génération des Colette, Renée Vivien, Myriam Harry, prix Vie Heureuse 1905, Pierre de Coulevain, Gérard d’Houville, Anna de Noailles, Lucie Delarue-Mardrus et Marguerite Audoux qui occupent véritablement l’espace littéraire au tournant du xxe siècle. Monsieur Vénus, Le Mariage de Chiffon, dans des genres très divers, La Rebelle, Calvaire de femme ont fait date, et, s’ils sont oubliés aujourd’hui, exactement comme le sont les romans écrits au masculin à la même époque, ils ont ouvert la voie à la série des Claudine que tentera, un temps, de revendiquer Willy, réduit aujourd’hui, et c’est justice, comme Jules Sandeau, à n’être que la moitié de celle qu’ils avaient aidée à débuter.
Avec Florence de Chalonge pour la partie 1914-1980, Delphine Naudier pour la cause littéraire dans les années 1970, Christelle Reggiani pour les années 1980-2020, et Alison Rice, pour les francophonies, la littérature au féminin brille de mille feux et s’empare des derniers espaces qui lui étaient encore disputés. Toutefois, compte tenu de l’ampleur de la tâche, les auteures se sont limitées au genre romanesque, très présent dans les espaces francophones ultra-marins. Avec Colette, Irène Némirovsky, Elsa Triolet, Charlotte Delbo, Simone de Beauvoir, Violette Leduc, Françoise Sagan, on entre de plain-pied dans la modernité, et le féminisme est plus que jamais assumé, du moins par l’auteur du Deuxième Sexe et des Mandarins, prix Goncourt 1954. Nathalie Sarraute, Marguerite Yourcenar, première femme académicienne, Marguerite Duras, autre prix Goncourt, Françoise Mallet-Joris sont évoquées avant les auteures des éditions Des Femmes, la maison d’édition dédiée qui a tant œuvré, à partir de 1974, pour faire connaître et reconnaître une écriture devenue indépendante, ou autonome, et qu’illustre le nom d’Hélène Cixous. S’il est impossible de toutes les nommer, à côté de Nina Bouraoui, Assia Djebar, Antonine Maillet, Joyce Mansour, Marie Ndiaye ou Leïla Slimani, elles disent toutes, à leur manière, que la littérature est depuis longtemps une affaire de femmes. Seules des histoires littéraires aveugles à cette réalité et sourdes aux voix des femmes ont pu, jusqu’ici, faire croire qu’elles n’avaient été qu’une poignée à écrire. C’est pourtant ce que l’école, l’université et les institutions littéraires ont entériné au point que la « Bibliothèque de la Pléiade » ne comptait qu’une dizaine de femmes dans ses six cents premiers volumes, offrant ainsi un excellent miroir de ce qu’est la littérature quand on la laisse aux mains de ceux qui en défendent un accès strictement masculin.