Frédéric Chauvaud, Rodolphe Defiolle, Freiderikos Caletopoulos (dir.), La Palette des émotions. Comprendre les affects en Sciences humaines, préface de Georges Vigarello / Frédéric Chauvaud, Les tueurs de femmes et l’addiction introuvable. Une archéologie des tueurs en série

Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection « Essais », 2021 / Paris, Éditions Le Manuscrit-Savoirs, 2022

Référence(s) :

Frédéric Chauvaud, Rodolphe Defiolle, Freiderikos Caletopoulos (dir.), La Palette des émotions. Comprendre les affects en Sciences humaines, préface de Georges Vigarello, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection « Essais », 2021, 500 p.

Frédéric Chauvaud, Les tueurs de femmes et l’addiction introuvable. Une archéologie des tueurs en série, Paris, Éditions Le Manuscrit-Savoirs, 2022, 229 p.

Notes de l’auteur

Au moment où ce numéro d’automne de la Revue d’histoire culturelle est sur le point d’être mis en ligne, les Éditions Hermann publient Les Archives du féminicide, un ouvrage collectif que dirigent Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud. Nouveau livre ? Sans doute, mais essentiellement enquête complémentaire de celle qui suit : ici, pas de tueur inconnu, mais un mari ou un compagnon de vie, pas de récidive non plus mais un meurtre extrême, ni d’addiction au crime, mais de la passion amoureuse qui tourne à la haine. Des études sur l’emprise, les brutalités masculines, les ruptures affectives ou celles du lien conjugal, etc., au cœur du foyer, dans la vie du couple et dans sa destruction définitive. D’autant plus insoutenable pour la famille, les proches ou l’entourage. Plusieurs étapes marquent cette recherche collective d’histoire : retrouver et qualifier l’archive, la sortir du silence, en retracer quelques figures emblématiques, dessiner une palette de féminicides, enfin. Autant de questions qui structurent les parties de cette nouvelle enquête sur les « massacres » de femmes.

Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud (dir.), Les archives du féminicide, Paris, Éditions Hermann, 2022, 460 p.

Texte

Quel rapport existe-t-il entre une palette d’émotions et l’addiction d’un tueur de femmes ? À première vue, le lien peut sembler ténu. Pourtant ces deux ouvrages, que publie en codirection l’historien Frédéric Chauvaud pour le premier et sous son propre nom pour le second, ont le mérite de placer l’histoire des émotions à l’interface de sa discipline et des autres sciences de l’homme. C’est sans doute cette audacieuse initiative qui place ces études au cœur d’une réflexion épistémologique en histoire culturelle. C’est aussi le clin d’œil que ces traités adressent en passant au livre du Poitevin Michel Foucault en 1969 paru sous le titre L’archéologie du savoir.

Le premier de ces deux livres postule que « Les émotions sont à l’origine de nos productions culturelles, elles permettent de comprendre comment se fabrique la culture » (p. 12). Pour les « rationalistes », d’hier ou d’aujourd’hui, la proposition résonne comme une déclaration de guerre. Et pourtant, Les tueurs de femmes et l’addiction introuvable cautionne l’annonce : « L’intérêt matériel, la jouissance sexuelle, l’intense plaisir de dominer l’autre, sont assurément les ressorts les plus puissants » du tueur en série. C’est dire que ces deux œuvres introduisent d’emblée le lecteur dans « l’émotionnel », le conduisent à en sonder l’évolution, à en partager la complexité et à faire le bilan des sciences et des techniques qui caractérisent ce champ de la recherche.

La « palette » signale en effet la diversité des émotions, mais décrit et analyse aussi leurs métamorphoses : lorsque les plus simples se transforment en sentiments, deviennent des passions, virent à l’addiction au point de devenir de véritables structures mentales, il est grand temps que l’historien leur dédie son attention. Au-delà du trouble émotionnel, Frédéric Chauvaud et ses collègues donnent ainsi au concept d’affect les multiples dimensions dans lesquelles se moule la personnalité. Où se compose aussi le dialogue avec les autres.

Grâce à son Archéologie des tueurs en série, Frédéric Chauvaud s’empare d’un élément de vocabulaire aussi courant dans la littérature du thriller que troublant dans celle des affaires judiciaires. Il plonge ses lecteurs dans l’histoire d'entreprises criminelles qui ont défrayé la chronique et, pour certaines d’entre elles, sont familières des historiens : « La visée du présent ouvrage, écrit-il, est d’entreprendre une archéologie des tueurs en série, qui sont en réalité des tueurs de femmes, de les suivre des premières décennies du XIXe siècle au lendemain de la Première Guerre mondiale » (p. 25). Ce double travail, sur la chose et sur les mots qui la désignent, fait l’intérêt du livre. Celui qu’on appelle le tueur en série dans la chronique des faits divers est devenu un héros (que désigne et décrit le vocabulaire de la presse, celui de l’enquête de police ou de l’instruction judiciaire). Tueur de masse, tueur compulsif, tueur en série, etc. Autant de désignations qui marquent une époque, une littérature, journalistique, policière ou judiciaire, et retiennent à juste titre l’attention de l’historien. Mais de qui parle-t-on à vrai dire ?

Pour répondre à cette interrogation, Frédéric Chauvaud remonte le temps, celui du crime, c’est-à-dire des victimes. Et si celles-ci, au XIXe siècle sont fréquemment des veuves, un cliché surgit aussitôt : une veuve égale un magot, que nourrit cette obsession : le défunt mari a laissé un lourd héritage. Une autre hypothèse pointe pourtant : c’est sa solitude qui caractérise la victime. Après les veuves abandonnées, suivent prostituées, femmes seules, « vieilles filles », servantes, demoiselles de magasins. Ces victimes de séries criminelles ont en commun de partager la solitude. « Si les femmes n’occupent pas la meilleure place dans le roman du siècle, en revanche elles sont en première ligne dans cette histoire du crime à répétition ». Est-ce bien sûr ? Car la victime, une femme, est rapidement oubliée, au profit (si l’on peut dire) du tueur : en effet « Tout est en place pour que, au-delà des filiations, circulent des images à la gloire des assassins et au détriment des femmes » (p. 48). Les crimes des tueurs de femmes font partie des belles affaires. Les quatre grands de la presse populaire à la Belle Époque, Le Petit Journal, Le Journal, Le Petit Parisien et Le Matin en ont fait leur chronique (et leurs choux gras). Ils ont multiplié les articles sur les femmes assassinées par des hommes et ont rendu ces derniers célèbres : Pel, l’horloger, Henri-Désiré Landru, l’escroc, ou « le barbe bleue de Gambais », etc.

Simple dans sa formulation, le projet procède d’une tentative originale, à la croisée de l’histoire, de la psychologie et des sciences sociales, comme en témoigne cette réflexion de Frédéric Chauvaud : « Il importe donc de suivre les assassins compulsifs ou répétitifs, dont l’acte de naissance n’a pas été signé, de restituer leurs gestes, de se demander ce qui les met en action, d’examiner leur addiction au sang, au sexe et à la douleur de leurs victimes » (p. 31). Son analyse plonge dans les caractéristiques psychologiques des tueurs : celles-ci vont bien souvent guider l’histoire du vocabulaire qui désigne au fil du siècle un personnage « obsessionnel » et « perverti ». « L’obsession du perverti » est signalée par un détail (si l’on peut dire) : « Philippe a conservé quelques affaires de ses victimes, en particulier des gants, Dumollard a entreposé le contenu des malles des servantes de manière presque sédimentée au point d’avoir constitué un véritable entrepôt ; Pel garde quelques vêtements qu’il ne conserve pas longtemps. Vacher déchire les vêtements et parfois une partie du corps de ses victimes. Quant à Landru, les objets saisis lors des perquisitions et l’acheminement des pièces à conviction dans la salle des assises, à Versailles, sont autant de « témoins muets » (p. 213). Bref, autant d’observations qui vont désigner l’auteur de ces crimes et nouer l’enquête psychologique à celle de l’historien. Ou l’inverse.

Avec méthode et une grande maîtrise des sources, Frédéric Chauvaud suit plusieurs pistes : il dessine le profil singulier d’un criminel qui privilégie d’assassiner des femmes, et que caractérise la multiplicité de ses récidives. Sous sa plume apparaît à nos yeux la figure du tueur de femmes addictif. Avec les auteurs des méfaits similaires, il partage la même expression de froideur, d’imperturbabilité, d’inaccessibilité : « De Joseph Philippe à Landru, rien ne vient fissurer cette carapace ». Paradoxalement, c’est lui qui répond de façon itérative quand on lui demande pourquoi il a tué « je ne sais pas » (p. 67). D’où le titre du livre de Frédéric Chauvaud : « L’addiction introuvable ».

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Référence électronique

André Rauch, « Frédéric Chauvaud, Rodolphe Defiolle, Freiderikos Caletopoulos (dir.), La Palette des émotions. Comprendre les affects en Sciences humaines, préface de Georges Vigarello / Frédéric Chauvaud, Les tueurs de femmes et l’addiction introuvable. Une archéologie des tueurs en série », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2022, mis en ligne le 15 octobre 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=2463

Auteur

André Rauch

Université de Strasbourg

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