Guillaume Roubaud-Quashie (dir.), Les Lettres françaises. 50 ans d’aventures culturelles

Paris, Hermann, 2019.

Référence(s) :

Guillaume Roubaud-Quashie (dir.), avec le concours de Lucas Tsipsios, Les Lettres françaises. 50 ans d’aventures culturelles, Paris, Hermann, 2019, 1 025 p.

Texte

L’aventure des Lettres françaises, apparues le 1er septembre 1942, en pleine Occupation, alors même que leur premier rédacteur en chef, Jacques Decour, a été fusillé quelques mois auparavant, est bien connue. Elle a été retracée à de nombreuses reprises même si son premier directeur, Claude Morgan, est aujourd’hui plus oublié que celui qui lui succéda en février 1953, Louis Aragon, qui devait en assurer la direction jusqu’à la fin de la première série du journal, datée du 11 octobre 1972. Comme on le sait, l’article intitulé « J’appelle un chat un chat », publié dans la revue le 11 septembre 1968 et rappelant aux lecteurs soviétiques qu’il y avait bien eu « invasion » de la Tchécoslovaquie par l’Armée rouge, un mois plus tôt, allait lui être fatal. Privées d’une partie de ses abonnements brutalement interrompus à la fin de l’année 1968, Les Lettres françaises devaient être subventionnées par le Parti communiste français pendant les quatre années suivantes, mais arrêtées en octobre 1972 parce que son contenu était devenu insupportable à certains. On lira ici le dernier article de Louis Aragon, « La valse des adieux », magnifique exercice d’autoanalyse et de lucidité critique. Au-delà de ces faits qui ne sont cependant familiers qu’aux chercheurs les plus âgés, le rôle exact joué par la revue dans la vie culturelle de la France demeure mal connu, et souvent l’objet d’une étonnante cécité rétrospective. On n’en prendra ici qu’un exemple, celui de la « querelle du livre de poche », en général ramenée à une passe d’armes intervenue entre Le Mercure de France, dans sa livraison de novembre 1964 où il donnait la parole à un imprécateur, Hubert Damisch, et Les Temps modernes de Jean-Paul Sartre qui répondirent par un numéro double, publié en avril et mai 1965. Or un examen serré des diverses revues qui prirent part au débat montre que ce sont Les Lettres françaises qui avaient été à l’origine d’une grande enquête lancée le 15 octobre 1964 auprès de ses lecteurs et résumée, deux semaines plus tard, par cette affirmation : RÉVOLUTION EN LIBRAIRIE : le livre de poche.

Au départ de cette anthologie qui couvre les trois périodes d’existence des Lettres françaises, 1942-1972, 1989-1993 et 2004-2019, on trouve un pari un peu fou, celui que se sont fixé un groupe d’une trentaine de jeunes Normaliens emmenés par le maître d’œuvre, Guillaume Roubaud-Quashie : relire la totalité des 1 600 numéros et en sélectionner les articles les plus significatifs. Avant de procéder à cette plongée à l’intérieur de la revue, un certain nombre de thèmes avaient été retenus afin d’en cerner le contenu avec le maximum de précisions. Outre la poésie, le roman et le théâtre qui figurent logiquement en tête des parties thématiques de l’anthologie, le cinéma, les arts, et tout particulièrement la peinture et l’architecture, les idées, avec la philosophie, la linguistique, la psychanalyse et l’histoire, puis les « positions » défendues par Les Lettres françaises pendant toutes ces années et quelques « Miscellanées complémentaires » proposent un bon observatoire de ce que fut la vie culturelle de la France dans la seconde moitié du xxe siècle. Loin de se consacrer à la seule vie des Lettres dans leur pays, les rédacteurs y traitaient de l’actualité internationale, du Brésil de Niemeyer aux États-Unis d’Andy Warhol, des marionnettes russes au théâtre de Brecht ou au cinéma italien de Rossellini ou de Visconti, en passant par la poésie de Yannis Ritsos ou la peinture de René Magritte. Le racisme, le féminisme, les combats des peuples colonisés y avaient leur place, comme les débats sur le structuralisme, la linguistique de Roman Jakobson ou la psychanalyse de Jacques Lacan.

Divisée en huit parties thématiques précédées de deux parties historiques (1942-1944 et 1944-1972) et accompagnée de deux sections qui portent sur la période 1989-1993 où Les Lettres françaises dirigées par Jean Ristat étaient publiées comme un supplément de la revue Digraphe, et 2004-2019, du journal l’Humanité avant de passer sur le site internet du quotidien, l’anthologie est accompagnée d’études qui ouvrent chacun des douze chapitres et lui procurent un éclairage complémentaire. Serge Wolikow, Julien Hage, Olivier Barbarant, Mireille Hilsum, Victor Thimonnier, Valérie Vignaux, Gwenn Riou, Isabelle Gouarné, Guillaume Roubaud-Quashie, Sandra Poujat, Florence Tamagne et Étienne Dubien proposent au lecteur des repères pour se reconnaître dans une revue qui avait le format d’un quotidien, alors imprimé en grand folio, et en utilisait le papier, les caractères, les manchettes et les gros titres, marquant par là sa volonté de s’adresser à « ce lecteur qui s’appelle tout le monde » pour qui écrivait déjà Pierre Larousse un siècle plus tôt. Très différent des Temps modernes, d’Esprit, du Mercure de France, mais plus proche de ce qu’étaient Les Nouvelles littéraires et, surtout, Le Figaro littéraire, dans leur forme, Les Lettres françaises étaient lues bien au-delà des milieux proches du Parti communiste français. Une partie de son lectorat n’appartenait pas à la gauche, ce qui est remarquable pour une revue que n’épargna pas la guerre froide et qui s’y engagea souvent avec enthousiasme. La polémique sur le portrait de Staline, en 1953, démontrait combien un peintre tel que Picasso pouvait à la fois soutenir le PCF et continuer à peindre comme il l’entendait. Le lyssenkisme laissa également des traces mais Aragon sut faire prendre aux Lettres françaises les tournants qui lui permirent de conserver ses lecteurs, au moins jusqu’en 1968.

Si la période 1942-1972 occupe une large part de cette anthologie, les maîtres d’œuvre ont eu raison d’intégrer les deux autres séquences historiques à son aventure, parce qu’elles constituent un bon aperçu de la vie des revues depuis le début des années 1990. Jean Ristat y est très présent, mais la lecture des Lettres françaises nouvelle manière montre qu’elles ne se résument pas à son seul nom. Secrétaire et intime de Louis Aragon, écrivain, poète, Jean Ristat a su à la fois conserver l’esprit qui animait le romancier et renouveler ses centres d’intérêt ou ses curiosités. Les articles sur la peinture, la sculpture, le cinéma, les expositions, les publications, en témoignent, comme la liberté laissée à chaque auteur d’écrire avec son style et son humeur. Florence Tamagne évoque d’ailleurs l’arrivée des « sexualités plurielles » dans une revue qui publia des numéros spéciaux, y compris sur la pornographie, et s’efforça de trouver sa place dans un environnement de plus en plus hostile ou indifférent aux revues culturelles. Les 1 000 à 6 000 acheteurs de cette nouvelle série ne purent jamais lui permettre d’équilibrer ses comptes et la disparition du groupe Messidor qui la soutenait, lui fut fatale en 1993. Depuis 2004, proposée comme un supplément mensuel du quotidien l’Humanité, lui-même en grande difficulté, puis sur le site internet du journal, la revue tente de prolonger le combat entrepris en 1989-1993 pour écrire et penser de façon contestataire ou non-conformiste tout en conservant un ancrage populaire qui la distingue des autres publications de ce type. À lire ces centaines d’articles ici réunis, on prend conscience de ce que fut l’itinéraire, parfois chaotique, d’une revue de culture faite par des intellectuels et des créateurs qui croyaient à leur mission et tentaient d’insuffler dans leur publication un esprit qui en faisait l’originalité.

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Référence électronique

Jean-Yves Mollier, « Guillaume Roubaud-Quashie (dir.), Les Lettres françaises. 50 ans d’aventures culturelles », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=245

Auteur

Jean-Yves Mollier

UVSQ-CHCSC

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