Françoise Taliano-Des Garets, Un siècle d’histoire culturelle en France, de 1914 à nos jours

Paris, Armand Colin, 2019

Référence(s) :

Françoise Taliano-Des Garets, Un siècle d’histoire culturelle en France, de 1914 à nos jours, Paris, Armand Colin, 2019, 430 p.

Texte

L’histoire de France est un genre littéraire et scientifique ingrat. Parce qu’il a été fort pratiqué et encombre les étagères des bibliothèques. Parce qu’il relève de l’art difficile de la synthèse tout en exigeant d’opérer un découpage quelque peu arbitraire dans un réel historique qui nécessairement dépasse, déborde, traverse l’espace appelé « France ». Parce qu’il exhale toujours un relent de nationalisme qui incommode les odorats délicats. Une entreprise récente et collective avait cru possible de conjurer ces périls voire de renouveler le genre en ouvrant cette histoire sur le grand large du « monde »1, un peu comme les partisans de la « littérature-monde » avaient naguère voué aux gémonies une littérature « germanopratine » censée cultiver l’entre-soi formaliste et nombriliste. Un autre pas de côté consiste à focaliser l’étude sur une dimension particulière de cette histoire de France – par exemple, sur la dimension culturelle.

Les histoires culturelles de la France ne sont pas si nombreuses. Longtemps reléguée en fin de chapitre ou d’ouvrage, la culture semblait peser d’un faible poids face aux réalités massives de l’économique, du social voire du politique – matière déjà moins pondéreuse mais qui ne se laissait pas ignorer dans ce pays toujours si prompt à s’empoigner pour des idées. Après les impressionnantes – mais encore indirectes – entreprises scientifiques et éditoriales menées, l’une par l’historien-éditeur Pierre Nora2, l’autre par le duo Burguière-Revel3, deux tentatives récentes avaient commencé de combler cette lacune éditoriale : l’une, datant de la fin des années 1990, sous la forme d’une entreprise collective de grande ampleur dirigée par Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, qui s’adressait au grand public comme aux chercheurs4 ; l’autre, quelques années plus tard, sous celle d’un court mais dense manuel écrit à quatre mains par Pascale Goetschel et Emmanuelle Loyer, élèves des premiers, à destination des étudiants et régulièrement réédité5. Voici que se présente une troisième tentative, cette fois en solitaire, et qui ne nous semble pas moins réussie que les deux premières tout en s’en distinguant sur un certain nombre de points. Moins volumineux que le Rioux-Sirinelli mais davantage que le Goetschel-Loyer, le « Taliano-Des Garets », ainsi qu’on l’appellera bientôt, n’en doutons pas, a d’abord l’avantage sur le premier de couvrir les vingt premières années du nouveau siècle et sur le second d’aborder un plus grand nombre de sujets. Mais il affronte les mêmes difficultés qui sont de synthétiser une matière surabondante tout en composant avec le silence des archives ou l’absence de travaux sur tel ou tel point, de hiérarchiser d’innombrables faits, de conserver une forme de distance critique et de lucidité alors que l’observateur est plongé dans le matériau même qu’il analyse, de pondérer la diversité des facteurs qui ont fabriqué l’insaisissable réel. Autant le dire d’emblée, quitte à être soupçonné d’entretenir des liens amicaux avec l’auteure – ce que nous avouons bien volontiers – ces difficultés sont brillamment affrontées, sinon toutes surmontées par ce livre. Lequel présente en outre le grand mérite d’être écrit dans une langue claire et précise, élégante sans effets de manche ou de plume ; quelques coquilles subsistent ici et là mais en petit nombre.

Le « siècle » dont il question dans le titre commence en 1914 ; mais Françoise Taliano-Des Garets remonte en réalité aux premières années du xxe siècle voire, sur certains points, aux dernières années du siècle précédent ; c’est un « long vingtième siècle » dont elle entreprend de conter l’histoire à travers le prisme culturel, jusqu’à nos jours et même au-delà, en s’efforçant de distinguer, dans la confusion du temps présent, les voies de l’avenir. Neuf chapitres se succèdent de façon chronologique mais aussi thématique, distribués en trois parties qui proposent une périodisation, laquelle est déjà une interprétation : de 1914 à 1945, une France restée largement traditionnelle s’éveille à la modernité dans les affres des conflits mondiaux ; la « culture de masse » fracture les cultures populaires qui offrent cependant une belle résistance. Cette culture de masse devenue essentiellement audio-visuelle triomphe dans la deuxième période/partie, qui couvre les années 1945-1980, entre reconstruction, décolonisation et modernisation. Enfin, les années 1980 à nos jours voient la France entrer plus résolument dans le grand mouvement de la mondialisation, qui l’appelle à remettre en cause bon nombre de ses certitudes. Une introduction méthodologique, une conclusion, qui ne se contente pas de récapituler le savoir acquis mais l’interprète et ouvre des perspectives, complètent l’ensemble, à quoi il faut ajouter des notes abondantes, rangées en fin de volume, une bibliographie copieuse et ordonnée thématiquement, enfin un index des plus commodes. A signaler aussi les images en plein texte, toujours bien choisies, qui aèrent la page et illustrent le propos.

Le foisonnement d’informations, toujours interprétées à bonne distance et dans le respect des importances relatives, est tel que l’on pardonnera aisément à l’auteure quelques oublis inévitables et dont aucun à soi seul ne remet en cause la démonstration d’ensemble (ainsi ne parle-t-elle pas du débat sur le consentement durant la Première Guerre mondiale lié à celui sur la « culture de guerre » ; elle ne mentionne pas non plus le musée de l’immigration créé par Jacques Chirac, qui aurait pu venir à l’appui des bonnes pages qu’elle consacre à la diversité culturelle ainsi qu’aux grands projets culturels des présidents de la ve République) ainsi que quelques petites erreurs : l’exposition « Bande dessinée et figuration narrative » à l’UCAD ne date pas de 1965 mais de 1967 (p. 256) ; l’émission de Bernard Pivot Apostrophes ne démarre pas en 1974 mais en 1975 et ce n’est pas dans cette émission qu’en octobre 1982 Régis Debray dénonce la dictature qu’aurait exercée Bernard Pivot sur les lettres françaises, mais lors d’une conférence à Montréal (p. 244).

Ce sont très peu de choses, au regard de l’ambition affichée d’une histoire culturelle qui est en réalité une histoire totale. C’est une histoire sociale, comme le montre l’attention portée aux classes sociales comme aux rapports entre les genres, aux conditions et aux styles de vie, aux clivages générationnels et territoriaux, aux caractéristiques et aux évolutions démographiques ; c’est une histoire économique, une histoire des secteurs et des industries, des biens et des services culturels, de la production, de la diffusion, de la consommation de ces biens et services ; c’est une histoire technique, une histoire des supports, des technologies, des innovations ; c’est une histoire politique, celle des affrontements ayant pour enjeu la culture, son inégal partage, sa diffusion ou sa restriction, ses usages ; c’est, enfin, une histoire… culturelle, dont on sait depuis maintenant quelques décennies qu’elle tente d’articuler pratiques et représentations, regard et domaine. Héritière de quarante années d’efforts produits par les pionniers de cette spécialité et par leurs élèves, Françoise Taliano-Des Garets opte pour une définition large de la culture qui lui permet d’emboîter l’analyse des œuvres et de leurs auteurs dans une histoire plus large, faisant de ces productions intellectuelles et artistiques des outils pour analyser l’état d’esprit d’une société à un moment donné. Montrant par l’exemple qu’une histoire des sensibilités et des catégories de pensée n’est en rien incompatible avec une histoire des objets culturels mais que l’une se nourrit de l’autre.

Le corpus des œuvres, des pratiques et des représentations culturelles étudiées est lui-même fort large et son analyse rigoureuse représente un tour de force puisque l’auteure traite non seulement des beaux-arts (dans leur diversité, de l’opéra au rock, de la peinture à la bande dessinée, etc.) mais des arts appliqués (d’excellentes pages consacrées au design et surtout à la mode) ; non seulement des médias (de la radio à la télévision, de la presse écrite aux médias numériques) mais des industries culturelles et créatives (de l’édition au cinéma, du disque à l’architecture) ; non seulement des intellectuels mais de l’éducation, de la religion, et surtout du sport, qui sont autant de thèmes souvent laissés de côté par l’histoire culturelle classique. Ce qui est remarquable est que le souci de la nuance n’est (presque) jamais sacrifié au tableau d’ensemble ; les phénomènes massifs sont bien découpés mais l’analyse ménage aussi une place à tout ce qui vient les relativiser, voire les contredire. Des généralités nationales sont nuancées par des contre-exemples dans les territoires ; à l’échelle d’une population, par l’accent mis sur les différences selon les âges, les genres ou les niveaux sociaux.

Il faut en particulier souligner l’attention accordée aux déclinaisons locales des phénomènes considérés ; Françoise Taliano-Des Garets n’est pas pour rien l’une des grandes spécialistes de l’histoire urbaine de la culture. Le livre compte ainsi des pages très riches d’exemples sur la vie culturelle ou sur les politiques culturelles locales, par seulement sur Bordeaux, chère à l’auteure, mais sur la plupart des grandes métropoles françaises. « La culture dans ses territoires » (pour reprendre un intertitre du troisième chapitre) équilibre donc la culture envisagée à l’échelle nationale, y compris pour rendre compte des déséquilibres entre ces territoires. Ce qui permet par exemple à l’auteure de corriger le témoignage de Guy Brajot à la fin des années 1990 estimant qu’avant 1959 « aucune municipalité n’avait de véritable politique culturelle » (p. 148). A l’autre extrémité de l’échelle, Françoise Taliano-des Garets manifeste aussi un grand intérêt pour le rayonnement culturel de la France hors de ses frontières, de la « culture coloniale » à la décolonisation (excellentes pages sur l’Algérie), de la diplomatie culturelle au « soft power », de l’influence de la culture étatsunienne à la question (culturelle) européenne.

Ce détour par l’étranger, outre qu’il participe à l’effort de décentrement auquel nous faisions allusion au début de cet article, constitue l’une des lignes directrices de l’ouvrage. L’auteure tout au long de ces pages et de ce siècle nous montre le dialogue constant, parfois conflictuel, entretenu par la France avec l’Autre, qu’il soit le colonisé, l’immigré, l’Européen ou l’Américain. Le débat sur l’américanisation de la culture française est une constante de cette histoire, comme le sont les débats sur l’intégration ou l’assimilation des immigrés ou sur le déclin de la culture française sur la scène internationale… Dans sa conclusion, Françoise Taliano-des Garets évoque « trois fils rouges » qui relient le début du xxe siècle au début du xxie : l’ouverture (conceptuelle, sectorielle, géographique des notions et réalités de culture et d’art), les flux (les échanges culturels internationaux), le métissage des cultures ; tous concourant à une forme de relativisation d’une culture nationale encore pensée par certains comme absolue, supérieure, immuable et homogène (en ce sens, et sans que l’auteur ne fasse montre d’un quelconque esprit partisan, ce livre d’histoire est aussi un livre politique).

D’autres fils directeurs pourraient être mentionnés (mais ce sont peut-être les mêmes, autrement formulés) : la centralité parisienne versus le dynamisme des territoires ; la lancinante question d’un meilleur partage de la culture entre les diverses couches de la société et celle, connexe, des hiérarchies socio-culturelles ; l’avancée irrésistible de la culture de grande diffusion, en particulier sous ses espèces audiovisuelles, qui vient bousculer lesdites hiérarchies sans les abolir tout à fait. A ce sujet, l’auteure évoque une « évolution paradoxale » : « le progrès continu de la culture de masse s’est accompagné de l’affirmation d’identités multiples, la grande perdante étant peut-être la culture républicaine. » (p. 346)

C’est sur le constat du maintien, en dépit de la montée de l’individualisme et des revendications identitaires, de la « cohérence morale [et institutionnelle] de la République » qu’avaient conclu les deux maîtres d’ouvrages de L’histoire culturelle de la France voici plus de vingt ans ; faut-il en déduire que ce massif républicain s’est, depuis, un peu plus érodé jusqu’à courir le risque d’une désagrégation complète ? Françoise Taliano-Des Garets est beaucoup plus prudente, évoquant elle aussi la persistance de l’idée républicaine ou des idéaux égalitaires. Contrairement à nombre d’intellectuels dont elle se fait l’écho, aux idées souvent péremptoires, l’auteure du Siècle… ne se risque pas à livrer un diagnostic historique qui aurait des allures de verdict définitif. Si elle signale les multiples manifestations d’une « crise culturelle » que traverserait notre pays, c’est aussitôt pour en nuancer la portée ou la profondeur, et montrer a contrario la force persistante de valeurs qui font tenir ce pays debout dans l’adversité. Une réédition dira sans doute ce qu’il en fut de la capacité de la France à surmonter l’événement-monstre qu’a été – qui est toujours, à l’heure où nous écrivons ces lignes – l’épidémie du Covid-19, et le rôle qu’a joué la culture, qu’ont joué les cultures françaises, dans cette grande affaire.

1 Patrick Boucheron (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris, éd. du Seuil, 2017.

2 Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire Paris, Gallimard, 1984-1992, rééd. coll. « Quarto », 3 tomes, 1997.

3 André Burguière et Jacques Revel (dir.), Histoire de la France. Les Formes de la culture, Paris, éd. du Seuil, 1993.

4 Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Histoire culturelle de la France quatre volumes, éd. du Seuil, 1997-1998. Le quatrième volume

5 Pascale Goetschel et Emmanuelle Loyer, Histoire culturelle de la France, de la Belle Epoque à nos jours, Paris, Armand Colin, 1e éd. 1994, 5e

Notes

1 Patrick Boucheron (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris, éd. du Seuil, 2017.

2 Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire Paris, Gallimard, 1984-1992, rééd. coll. « Quarto », 3 tomes, 1997.

3 André Burguière et Jacques Revel (dir.), Histoire de la France. Les Formes de la culture, Paris, éd. du Seuil, 1993.

4 Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Histoire culturelle de la France quatre volumes, éd. du Seuil, 1997-1998. Le quatrième volume, intitulé « Le Temps des masses », porte sur le vingtième siècle. L’ouvrage a été réédité en 2004.

5 Pascale Goetschel et Emmanuelle Loyer, Histoire culturelle de la France, de la Belle Epoque à nos jours, Paris, Armand Colin, 1e éd. 1994, 5e édition 2018.

Citer cet article

Référence électronique

Laurent Martin, « Françoise Taliano-Des Garets, Un siècle d’histoire culturelle en France, de 1914 à nos jours », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 20 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=243

Auteur

Laurent Martin

Professeur d’histoire à l’université de la Sorbonne-Nouvelle, membre du laboratoire ICEE

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