Fabienne Henryot (dir.), La fabrique du patrimoine écrit. Objets, acteurs, usages sociaux

Villeurbanne, Les Presses de l'Enssib, coll. « Papiers », 2019.

Référence(s) :

Fabienne Henryot (dir.), La fabrique du patrimoine écrit. Objets, acteurs, usages sociaux, Villeurbanne, Les Presses de l'Enssib, coll. « Papiers », 2019, 307 p.

Texte

Cet ouvrage collectif rassemble des études portées par une réflexion sur la manière dont naît et se construit le patrimoine écrit. Il est le fruit de deux journées d’études1 organisées par Fabienne Henryot, maître de conférences à l’Enssib2, avec le soutien du Centre Gabriel Naudé. Faisant le constat d’une absence de réflexion théorique sur la notion de patrimoine écrit, au contraire d’autres objets patrimoniaux, cet ouvrage cherche à en dépasser et déconstruire l’évidence patrimoniale tout en donnant la parole aux professionnels des bibliothèques. Plus qu’une introduction, la contribution liminaire de Fabienne Henryot (p. 7-31) permet de dresser le cadre général des études de cas qui suivent et d’esquisser plusieurs pistes de réflexion. La notion de « patrimoine écrit », née au début des années 1980, n’a cessé de se généraliser, l’écrit devenant lui-aussi candidat à la patrimonialisation dans le sillage du tournant patrimonial qu’ont connu les sciences humaines et sociales. Ce terme souffre cependant encore d’un manque de définition que ce soit sur le plan politique, bibliothéconomique ou encore juridique, et ce malgré le regain d’intérêt des politiques publiques pour les fonds rares et les réserves précieuses des bibliothèques depuis une quinzaine d’années. Fabienne Henryot tente ici de dresser un « portrait-type du patrimoine écrit » en isolant une série d’ingrédients qui compose « la recette de la patrimonialisation » (p. 15) : le rôle du politique qui décrit et prescrit le patrimoine, le régime juridique, le rôle de l’expertise savante, la collecte – qui fonde notamment la singularité du patrimoine écrit par rapport à d’autres formes patrimoniales – et l’investissement de l’objet de « valeurs symboliques appropriables par l’ensemble de la communauté qui y reconnaît un élément légitimant de son identité » (p. 19) font partie des étapes identifiées. Le lieu par excellence où se « fabrique » ce patrimoine écrit est la bibliothèque – même si elle n’en a pas le monopole – qui apparaît comme un espace de réflexion, de constitution des collections, d’étude, de valorisation et de médiation. Rassemblant universitaires et professionnels des bibliothèques d’horizons géographiques et institutionnels variés, cet ouvrage se décline en seize études de cas, s’articulant autour de trois axes : objets, acteurs et usages sociaux.

Mieux cerner cette notion nécessite d’abord de circonscrire les objets et les processus historiques de leur émergence. La première étude considère la patrimonialisation de l’imprimerie – à la fois d’une technique, de son matériel, d’un métier et de la communication graphique au sens large – passée du statut d’une activité économique artisanale puis industrielle à un objet muséifié, étudié et conservé (Alan Marshall, p. 35-48). La patrimonialisation d’écrits peut aussi être le fait d’une communauté religieuse – en l’occurrence protestante – qui les considère comme des fondements de son histoire et de sa foi, et comme les supports d’une revendication ou le témoin des persécutions dont elle a fait l’objet (Yves Krumenacker, p. 49-59). Marie-Sophie Bercegeay évoque quant à elle moins la patrimonialisation des objets que du texte avec le cas des contes de Perrault que la multiplicité des médiations, des illustrations et des éditions a contribué à faire entrer dans les représentations collectives et dans patrimoine national (p. 60-76). La contribution de Philippe Martin sur la bibliothèque bleue illustre bien que le patrimoine écrit « dont il est question ici n’est souvent ni ancien, ni rare, ni précieux, en un mot non prestigieux » (p. 30) et montre comment ces livres longtemps méprisés sont devenus des objets de collection et d’étude pour les universitaires (p. 77-104). De même, le livre pour enfants, étudié par Cécile Boulaire, a connu un intérêt renouvelé ces vingt dernières années. Il a cependant fait l’objet « d’une patrimonialisation inaboutie » (p. 111), la conservation physique s’étant effacée devant la numérisation au tournant des années 2010 (p. 104-114). Cet exemple comme l’étude qui suit prouvent d’ailleurs combien la réflexion sur le patrimoine écrit est à considérer dans le cadre du développement actuel des humanités numériques qui participent à une recomposition des processus de patrimonialisation. Le numérique peut ainsi devenir producteur d’un nouveau patrimoine comme le montre Jessica de Bideran en présentant le projet de « Mauriac en ligne » qui propose une édition numérique de la production journalistique mauriacienne (p. 115-126).

L’étude des processus de patrimonialisation de l’écrit nécessite d’en considérer les acteurs – essentiellement les bibliothèques ici – et les leviers à leur disposition. La bibliothèque peut fonder son identité sur une vocation patrimoniale tel que le montre Renaud Adam avec la bibliothèque royale de Belgique qui, née en même temps que l’État belge, s’est assigné depuis les origines la mission de rassembler le fonds le plus important sur l’histoire du pays (p. 129-139). Laurent Naas étudie quant à lui les processus par lesquelles deux bibliothèques sélestadiennes ont acquis une valeur patrimoniale en s’inscrivant dans des dynamiques de valorisation du patrimoine écrit à l’échelle locale et européenne. Il décrypte ainsi la patrimonialisation des collections humanistes qui a débuté par le catalogage des fonds permettant leur étude et la reconnaissance de leur valeur patrimoniale jusqu’à leur valorisation (p. 140-166). Un processus similaire est décrit par Claire Giordanengo au sujet des livres scolaires de la Bibliothèque Diderot de Lyon dont le fonds est issu d’un musée pédagogique. La patrimonialisation de ces objets apparemment exclus du patrimoine classique est passée par la constitution physique de la collection, l’organisation et l’accroissement du fonds, la reconnaissance d’un caractère patrimonial au sein de la bibliothèque et la médiation auprès du public (p. 167-177). Les bibliothèques apparaissent aussi comme des lieux de réflexion et d’innovation où le patrimoine « se fabrique » notamment grâce à la numérisation qui permet de rendre accessibles et diffusables des objets du quotidien comme les journaux locaux, tout en développant de nouveaux usages et en permettant l’ajout d’un ensemble de contenus, conduisant à la fabrication d’un nouvel objet (Claire Haquet, p. 178-196).

Un dernier ensemble de contributions traite des usages sociaux dont ce patrimoine écrit fait l’objet et qui participent à le faire exister et perdurer. Anne Réach-Ngô s’intéresse à l’emploi du terme « trésors » par les institutions culturelles dans le cadre d’une stratégie de valorisation et de communication. L’utilisation de cette « étiquette » vise à remobiliser les publics lors des expositions patrimoniales en convoquant une « représentation collective du bien considéré comme un trésor » (p. 200) dont l’institution est la gardienne (p. 199-214). La question du mode de transmission du patrimoine écrit est aussi soulevée par Véronique Castagnet-Lars à travers l’étude de la conception qui en est formulée dans les programmes de l’enseignement primaire. Elle constate que le patrimoine écrit est souvent simplement exploité comme document ou illustration, le processus de patrimonialisation n’étant que peu suggéré à l’élève, et prône une évolution du rapport à ce patrimoine dans l’enseignement (p. 215-240). Les usages sociaux du patrimoine sont eux aussi largement marqués par le développement du numérique. Emmanuelle Chevry Pébayle conduit une enquête sur les conséquences de la numérisation et de la publication en ligne ainsi que sur les usages du patrimoine des bibliothèques. La numérisation contribue à faire évoluer l’objet en lui-même car elle n’est pas qu’une simple « transposition immatérielle d’un document physique » mais est bien l’occasion d’une « recréation de celui-ci » (p. 30). Elle modifie ainsi sensiblement la diffusion, la médiation ainsi que la réception des objets patrimoniaux (p. 241-253). Le numérique rend de même plus visible le patrimoine sur les réseaux sociaux comme le constate Gérard Régimbeau à travers l’étude d’albums d’enluminures médiévales, mettant en lumière les réappropriations dont l’enluminure fait l’objet (p. 253-270). Une autre tendance actuelle de la valorisation du patrimoine écrit est le retour de l’articulation entre bibliothèque et musée comme à la Biblioteca Nazionale Centrale di Roma où est en train de naître un musée de la littérature du xxe siècle (Andrea De Pasquale, p. 271-284). Cette évolution s’observe aussi en France dans le cas du musée Louis Médard de Lunel, passé de bibliothèque à musée, conçu comme un centre d’interprétation du livre et visant un public élargi, ainsi que l’inclusion dans le développement touristique local et dans les réseaux nationaux (Claudio Galleri, p. 285-301).

Au-delà de la pluralité et de la diversité des contributions, cet ouvrage souligne combien nous vivons aujourd’hui dans une civilisation de l’écrit qui s’incarne dans un ensemble de pratiques lexicales et sociales qui doivent être analysées et décodées. Il fait le point sur les transformations connues par les bibliothèques depuis quelques décennies, soulignant tout à la fois le tournant patrimonial pris par celles-ci et l’évolution des pratiques des professionnels des bibliothèques, conscients plus que jamais du rôle de ces institutions et de leur patrimoine dans le développement territorial. Enfin, il met en lumière les bouleversements induits par l’apparition du numérique et le développement des humanités numériques qui reconfigurent profondément les objets, les pratiques des acteurs et les usages sociaux du patrimoine écrit.

La réflexion sur le patrimoine écrit s’enrichit donc ici d’un volume à destination des professionnels des bibliothèques, des chercheurs et des étudiants en offrant un panorama des orientations actuelles de la recherche, ainsi que des dispositifs, des approches et des méthodologies mis en place dans les institutions culturelles. L’un des grands mérites de cet ouvrage est en effet d’observer la fabrique du patrimoine écrit au plus près des pratiques des professionnels et d’interroger les processus concrets par lesquels s’affirme le caractère patrimonial des œuvres, des collections et des établissements. Peut-être peut-on seulement regretter l’absence de propos conclusifs qui auraient pu rassembler les lignes de force de ces études de cas riches et détaillées. L’enquête sur la patrimonialisation est donc à présent bien engagée du côté des bibliothèques, mais d’autres études mériteraient assurément d’être menées afin d’élargir encore les réflexions présentées et de décrypter les processus de patrimonialisation de l’écrit auxquels prennent part d’autres acteurs.

1 Ces deux journées d’études se sont tenues à l’Enssib le 13 janvier 2016 et le 13 janvier 2017.

2 École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques.

Notes

1 Ces deux journées d’études se sont tenues à l’Enssib le 13 janvier 2016 et le 13 janvier 2017.

2 École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques.

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Référence électronique

Solène Amice, « Fabienne Henryot (dir.), La fabrique du patrimoine écrit. Objets, acteurs, usages sociaux », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=240

Auteur

Solène Amice

Université Paris I - Panthéon-Sorbonne

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