Didier Francfort, La Dernière Valse du Titanic, ou les tribulations d’une œuvre musicale

Paris, Nouvelles éditions Place, 2018.

Référence(s) :

Didier Francfort, La Dernière Valse du Titanic, ou les tribulations d’une œuvre musicale, Paris, Nouvelles éditions Place, 2018, 175 p.

Texte

Le titre, pour le moins séduisant, de l’ouvrage de Didier Francfort tient ses promesses. Invitation à la valse, cette étude est aussi et peut-être surtout une invitation au voyage, un voyage musical qui nous mène de l’ex-Yougoslavie à la Baltique, puis des rivages scandinaves aux États-Unis, un voyage comportant de nombreuses escales, en Russie, en France ou encore au Royaume-Uni… En somme, des « tribulations » aux allures de tour du monde en cinq chapitres…

Pourtant, la « dernière valse du Titanic », l’auteur ne l’évoque pas immédiatement. Il la cherche, la traque, au milieu tout un répertoire de chansons ou de musiques évoquant un automne teinté de nostalgie. Dès l’introduction, on croise L’Été indien de Joe Dassin. Puis viennent Les Feuilles mortes. L’auteur en ébauche le parcours, avant tout pour justifier sa décision de ne pas en faire le sujet de son étude. C’est seulement au début du deuxième chapitre que le Songe d’Automne d’Archibald Joyce (1908) se fait plus présent et que l’étude se recentre progressivement sur lui.

Chaque chapitre est une étape, un verbe, qui rapproche Didier Francfort de Joyce et du Titanic. « Enquêter » (p. 19) c’est avant tout rechercher, parmi les valses d’automne, celle qui sera l’objet d’étude. Il faut ensuite « traquer le chaînon manquant » (p. 35) et plutôt que de suivre la valse de Joyce depuis le Royaume-Uni, arriver à elle depuis les adaptations et appropriations qu’en a fait la Russie. Viennent ensuite les paroles à « déchiffrer » (p. 59), à décoder : différents textes, dans différentes langues, dans différents pays, pour coller à une tradition, servir la propagande. Quant à la musique, il convient de l’« écouter […] dans tous ses états » (p. 83) c’est-à-dire que le genre d’origine – la valse – soit préservé ou en mutation, certains – jazzmen ou rockeurs – n’hésitant pas à le faire swinguer. Reste alors à « interpréter » (p. 111), analyser le destin singulier de ce Songe d’automne. Nous voilà donc (j’allais dire enfin) aux origines : Didier Francfort nous fait faire la connaissance d’Archibald Joyce et nous embarquons sur le Titanic où se construit la légende d’une « valse maudite » (p. 111) qui doit probablement au destin tragique des passagers et de l’orchestre du paquebot transatlantique une part de son succès international.

En pourchassant ce Songe, l’auteur fait apparaître des transferts liés à des contextes historiques culturels et musicaux spécifiques, suivant des circuits pour le moins inattendus. Selon les époques ou les pays, on appréhende également des phénomènes qui vont au-delà de la simple acculturation et relèvent d’une véritable appropriation culturelle. À force d’entendre ce Songe d’automne, il arrive fréquemment qu’on perde la mémoire des origines de cette mélodie, un phénomène que l’ajout de paroles dans la langue nationale accentue encore. Ainsi, dans la mémoire collective russe, cet air devient très tôt une « vieille valse » traditionnelle et un élément du folklore national. Didier Francfort démontre ainsi des processus complexes de nationalisation qui amènent, de façon erronée, à attribuer telle chanson à une culture, à une tradition à laquelle elle n’appartient pourtant pas, le caractère universel de la valse, en tant que genre, accentuant encore cette perméabilité. Finalement, Le Songe de Joyce « n’est plus une valse anglaise, mais une valse russe, une valse soviétique, une valse croate, une valse serbe, manouche, tzigane, finlandaise, brésilienne. » (p. 139) Cette mélodie est donc pour l’auteur un moyen de mettre en évidence, dès le tournant du xxe siècle, une forme de « première mondialisation culturelle » (p. 131) qui, à terme, renverse les frontières non seulement entre les États mais aussi entre la valse et les autres genres musicaux ou encore entre musique savante et musique populaire.

Dans cet ouvrage, Didier Francfort rappelle qu’il fait œuvre historique et non musicologique. En effet, si l’objet de son étude est « musical » les perspectives qu’il fait entrevoir relèvent de la démarche historique, une démarche qui rappelle celle d’Esteban Buch sur la Neuvième Symphonie de Beethoven1, d’une part d’un point de vue thématique (appropriation – sociale et politique – nationale et transnationale d’une œuvre) et chronologique (mutation des objets et de l’exploitation qui en est faite). Sous-tendues par une telle ambition, les recherches menées par Didier Francfort sont nécessairement extrêmement fouillées et son ouvrage est d’une exceptionnelle richesse qu’il s’agisse des régions explorées, ou des chansons, interprètes, musiciens et paroliers cités. L’inévitable revers de cette médaille est un ensemble parfois touffu où le fil conducteur se perd un peu. On regrettera aussi que certains titres de chanson, en particulier au chapitre 3, notés en alphabet cyrillique et en langue étrangère, ne fassent pas l’objet d’une traduction ou que les allusions à certaines histoires nationales, notamment l’histoire russe, ne soient pas toujours immédiatement accessibles aux non-spécialistes. L’expression « Ancien Régime » utilisée pour désigner la Russie d’avant 1917 peut prêter à confusion de même que celle de « Grande Guerre patriotique » qui renvoie non à la Première mais à la Seconde Guerre mondiale. À ces légères réserves près, on a plaisir à suivre cette Dernière valse du Titanic sur les différents chemins où elle nous entraîne, des chemins d’automne au parfum de noisette.

1 Esteban Buch, La « Neuvième » de Beethoven. Une histoire politique, Paris, Gallimard, 1999, 364 p.

Notes

1 Esteban Buch, La « Neuvième » de Beethoven. Une histoire politique, Paris, Gallimard, 1999, 364 p.

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Référence électronique

Stella Rollet, « Didier Francfort, La Dernière Valse du Titanic, ou les tribulations d’une œuvre musicale », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=237

Auteur

Stella Rollet

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