Jean-Charles Geslot, Histoire d’un livre. L’Histoire de France de Victor Duruy

Paris, CNRS éditions, 2022.

Référence(s) :

Jean-Charles Geslot, Histoire d’un livre. L’Histoire de France de Victor Duruy, Paris, CNRS éditions, 2022, 400 p.

Notes de la rédaction

NDLR : Jean-Charles Geslot est membre du comité de rédaction de la RHC.

Texte

Placé sous le double patronage de l’Histoire d’un ruisseau d’Élisée Reclus et du Monde retrouvé de Louis-François Pinagot d’Alain Corbin, l’Histoire d’un livre. L’Histoire de France de Victor Duruy de Jean-Charles Geslot explore la genèse et la fortune éditoriale de cet ouvrage de l’historien et ancien ministre de l’Instruction publique de Napoléon III. Jean-Charles Geslot est déjà l’auteur de la biographie de Victor Duruy1. Il a coordonné le projet de « Dictionnaire des éditeurs français du XIXe siècle » et s’intéresse à l’historiographie de ce même siècle.

Son dernier ouvrage retrace le parcours d’un livre publié en 1858 ayant rencontré un succès durable auprès du public de son époque, plus pour sa relative banalité que pour son originalité. Afin d’analyser « l’exemplarité » de celui-ci pour le XIXe siècle, marqué par une nouvelle « révolution » du livre qui devient un produit de consommation de masse, Jean-Charles Geslot s’inspire de la microhistoire et, en l’absence de certaines sources, fait preuve d’inventivité méthodologique. Il est attentif à la « production, médiation, réception » de l’ouvrage et intègre les acquis d’une approche matérielle du livre. Il dégage six étapes autour desquelles sa démonstration s’organise : conception, rédaction, édition, fabrication, diffusion et réception. Il ajoute à celles-ci une analyse du contenu du livre, aussi bien en termes de fond que de forme, rejoignant les débats contemporains autour du « roman » national français. L’historien fait œuvre de synthèse sur l’histoire du livre et de l’édition, et de pédagogie à propos de la construction du savoir.

Pourquoi Victor Duruy en vient-il à écrire ce livre ? En l’absence de sources directes sur le sujet, le contexte entourant l’auteur apporte des réponses. Le futur ministre étudie pendant les années 1830, où la « mode » est aux histoires de France à la suite de la Révolution française, phénomène éditorial qui perdure tout au long du siècle. Qui plus est, Jules Michelet est son professeur à l’École Normale Supérieure. Enfin, le livre doit être replacé dans l’ensemble de l’œuvre de Victor Duruy, composée de nombreux manuels scolaires aux éditions successives, dont le préfigurateur Abrégé de l’histoire de France. En effet, l’Histoire de France de Duruy « est le résultat d’une évolution éditoriale, celle d’un ouvrage scolaire progressivement modifié dans sa forme (redéfinition du contenu, ajout de cartes, de notes de bas de page, d’illustrations…) et destiné à un nouveau public, élargi. » (p. 41).

Qu’en est-il de la rédaction ? Le manuscrit a malheureusement disparu et les notes préparatoires sont tout aussi rares. Jean-Charles Geslot exploite à défaut les références bibliographiques du livre et les registres de prêt des bibliothèques fréquentées par Duruy. De fait, l’essentiel de la rédaction date de 1848, lors de celle de l’Abrégé, et dans des conditions de concentration – le bureau/bibliothèque de l’auteur – sûrement plus favorables qu’aujourd’hui. S’agissant d’un ouvrage de synthèse, Duruy n’a guère recours aux archives. Il dispose de sources imprimées et des travaux de ses prédécesseurs, principalement français. Sa femme collabore à l’ouvrage sans pour autant endosser le rôle de « prête-plume ».

Au cours de ce siècle, l’éditeur s’impose comme l’un des acteurs majeurs du monde du livre. Le cas de Duruy est d’autant plus emblématique que le sien n’est autre que Louis Hachette qui en vient à dominer le paysage, notamment grâce au livre scolaire. La correspondance entre l’auteur et son éditeur témoigne de leur fidélité réciproque, les contrats les liant des conditions de publications (exigences de l’éditeur, tirages, rémunérations). L’ouvrage fait l’objet de multiples déclinaisons suivant en cela des stratégies éditoriales répandues.

La fabrication vient ensuite. Une étape étudiée avec de plus en plus de soin par les spécialistes pour ce qu’elle nous apprend en termes d’histoire des techniques, a fortiori pour le XIXe siècle : « [l]a fabrication du papier et la mécanisation des presses, par exemple, sont alors en pleine évolution, car le développement sans précédent du marché du livre pousse à une industrialisation croissante des procédés de production. Du chiffonnier au relieur, du papetier à l’imprimeur, du graveur à l’encrier, c’est tout une série de professionnels qui se mobilisent pour donner à l’œuvre une réalité matérielle. » (p. 115). À la fois objet commercial et culturel, le livre est partiellement déterminé par ses conditions de production. Jean-Charles Geslot synthétise et détaille de manière passionnante son processus d’élaboration, comme pour les illustrations qui font partie intégrante de l’ouvrage.

Avant d’aborder la circulation de l’ouvrage, Jean-Charles Geslot s’arrête sur son propos, révélateur des représentations de son auteur et de son époque, d’autant plus que le premier s’avère moins singulier que les grands auteurs retenus par l’histoire littéraire. Il s’agit de plus d’un livre d’histoire de « vulgarisation » qui prend part aux débats politiques de son temps, dans l’ombre portée de la Révolution française et de la question du régime politique le plus approprié à la France. Même les choix d’images ne sont pas anodins comme le révèle l’étude statistique menée par Jean-Charles Geslot. Contrairement à de précédents ouvrages historiques, les portraits de personnages, en particulier ceux des rois, sont moins présents que les illustrations de lieux et de monuments, affirmant le caractère d’histoire « de France » du livre. L’insistance sur la géographie du pays vient en appui de cette thèse. Duruy se positionne sur le débat des « origines » de la France, faisant de celle-ci l’héritière des Gaulois, et embrasse l’idée de progrès, glorifiant au passage la nation à laquelle il appartient. Homme de son temps et engagé en politique, Duruy est « [e]ncore imprégné du modèle romantique de rapport à la vérité, [il] oscille entre prétentions scientifiques et élans de subjectivité plus ou moins assumés. » (p. 186). Sa vision de l’histoire de France a une influence sur l’enseignement de l’histoire durant la Troisième République puisque Duruy joue un rôle de passeur entre générations d’historiens, tout en se démarquant de certaines conceptions de ses prédécesseurs.

Lors de sa sortie, le livre fait l’objet de publicités, désormais courantes, via le catalogue de l’éditeur ou ses revues. Compte tenu de la réputation déjà faite de l’auteur, son ouvrage ne bénéficie pas de toute la gamme des possibilités ; il faut attendre 1892 pour qu’il fasse l’objet d’une affiche. L’évaluation du tirage est toujours une affaire difficile et celui-ci doit souvent être reconstitué à l’aune de différentes sources. Le livre de Duruy est toutefois régulièrement réédité et réimprimé, chaque édition apportant de précieuses informations sur son succès, évalué à 120 000 exemplaires sur 55 ans. Pour autant, l’ouvrage n’est pas un best-seller comparé à d’autres livres du même genre. Tout aussi intéressante est la question de son public : un lectorat bourgeois d’abord, mais également scolaire au niveau des lycées et collèges. La diffusion du livre bénéficie de la croissance des réseaux de librairies, alors que les colporteurs disparaissent progressivement. Jean-Charles Geslot traque la présence du livre dans les bibliothèques, municipales, populaires et personnelles, etc. Il aborde ensuite sa circulation internationale, via les traductions en particulier, et dans les colonies. Et estime enfin ce que le livre a rapporté à son auteur.

Dans le dernier chapitre, sans conteste l’un des passages les plus réussis, il envisage la réception du livre dans une « perspective micro-historique », restituant des parcours (réels ou hypothétiques) de lecteurs et de lectrices, utiles à la compréhension de la lecture à l’époque. Jean-Charles Geslot n’élude pas la réception la plus facilement appréhendable, à savoir les critiques dont le livre fait l’objet dans la presse, qu’elles soient élogieuses car rejoignant les intérêts de leurs rédacteurs, ou hostiles, comme dans le cas de celles émanant des journaux tenus par des religieux, menacés dans leur enseignement et leur vision de l’histoire. L’historien étudie le contexte des bibliothèques possédant l’ouvrage, comme dans le village du Bois-d’Oingt, concluant que « trouver une preuve directe d’une lecture populaire de l’Histoire de France de Victor Duruy semble relever de la gageure. » (p. 315). Le seul témoignage sûr n’étant autre que celui de Charles Péguy enfant, issu d’un milieu populaire… Jean-Charles Geslot évoque ensuite la lecture féminine puis, dans le cadre scolaire, de l’ouvrage. L’Histoire de France de Duruy influence ses successeurs, en particulier grâce à la médiation de son proche, Ernest Lavisse. La fortune de l’ouvrage s’arrête au moment de la Première Guerre mondiale ; le livre entre alors dans l’ère de la canonisation avant celle de la patrimonialisation.

« Cette histoire culturelle d’un livre, en conjuguant des approches qui n’ont pas toujours été réunies, aura peut-être – nous l’espérons en tout cas – permis au lecteur de mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre dans cette civilisation de l’imprimé qu’est le XIXe siècle. » (p. 353) écrit son auteur dans une conclusion à la fois humble et optimiste sur les progrès de l’histoire. Nul doute que l’auteur a réussi son pari et offert un modèle à de futures études sur le livre et l’édition.

1 Jean-Charles Geslot, Victor Duruy. Historien et ministre (1811-1894), préface de Jean-Yves Mollier, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du

Notes

1 Jean-Charles Geslot, Victor Duruy. Historien et ministre (1811-1894), préface de Jean-Yves Mollier, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009, 422 p.

Citer cet article

Référence électronique

Benjamin Caraco, « Jean-Charles Geslot, Histoire d’un livre. L’Histoire de France de Victor Duruy », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2022, mis en ligne le 30 septembre 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=2223

Auteur

Benjamin Caraco

Centre d’histoire sociale des mondes contemporains

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