Isabelle Olivero, Les trois révolutions du livre de poche. Une aventure européenne

Paris, Sorbonne Université Presses, coll. « Essais », 2022

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Isabelle Olivero, Les trois révolutions du livre de poche. Une aventure européenne, Paris, Sorbonne Université Presses, coll. « Essais », 2022, 365 p.

Text

En l’absence d’une étude de fond sur les origines puis les développements du livre de poche, une formule éditoriale aujourd’hui présente sur tous les continents, on se réjouissait de voir paraître un essai au titre prometteur. L’auteure, Isabelle Olivero, responsable des achats de la bibliothèque de l’Arsenal, a soutenu, en 1995, une thèse de doctorat intitulée L’invention de la collection au XIXe siècle : le cas de la « Bibliothèque Charpentier » (1838) et celui de la « Bibliothèque nationale » (1863). Transformée en 1999 en livre sous un titre un peu modifié, L’invention de la collection : de la diffusion de la littérature et des savoirs à la formation du citoyen au XIXe siècle (Paris, IMEC Éditions-Éditions de la MSH, 1999, 335 p.), cette étude confirme l’intérêt de l’auteure pour les collections, sujet sur lequel elle travaille depuis son mémoire de maîtrise soutenu à l’université Paris 7 sous la direction de Michelle Perrot. Depuis la fin des années 1980, Isabelle Olivero n’a cessé de traquer les collections de livres, quel qu’en soit l’intitulé, tant en France qu’en Grande-Bretagne, en Italie, ou en Espagne, et de s’interroger sur le succès de ce phénomène éditorial. De ce point de vue, bien plus qu’une histoire du livre de poche, ce qu’il n’est pas, ce livre est une véritable collection de collections d’imprimés, dont on regrettera qu’aucun index ne permette de les retrouver rapidement. Partant du XVIe siècle, et de la mise au point par le Vénitien Alde Manuce, tant de la lettre italique que de ses collections de livres latins qui permettent aux hommes de la Renaissance de retrouver les trésors perdus de l’Antiquité, l’auteure remonte jusqu’à nos jours en s’attardant longuement sur le XIXe siècle, son siècle de prédilection, mais sans négliger le XVIIIe et les Lumières, ni le XXe et le surgissement d’une culture de masse en Europe et aux États-Unis qui bouleverse les conditions d’accès au livre et à la lecture.

C’est ici que le bât blesse et que le titre choisi pour couronner cet essai sur le développement des collections de livres en Europe perd sa justification. Isabelle Olivero avait participé aux deux colloques organisés par les ateliers du livre de la BnF en 2002-2003 qui a donné lieu à une publication en 2010. Celle-ci s’intitule très précisément Du « poche » aux collections de poche. Histoire et mutations d’un genre : actes des ateliers du livre. Bibliothèque nationale de France, 2002 et 2003 (Liège, Céfal, « Les cahiers des paralittératures n° 10/2010, 131 p.). Or ce livre n’est pas cité même si l’une des intervenantes, Aurélie Pagnier, l’est, mais pour sa communication, et sans que son remarquable DEA intitulé Le livre de poche : histoire des premières années d’une collection (1953-1961) (dir. Jean-François Sirinelli, IEP de Paris, 2000), cité en note, ait fait l’objet d’une lecture attentive. D’autres problèmes surgissent à la lecture de cet essai, notamment l’oubli volontaire d’un livre qu’elle a lu et dont elle utilise de nombreux chapitres : L’Argent et les Lettres. Histoire du capitalisme d’édition (Paris, Fayard, 1988). C’est dans ce livre qu’elle a puisé une bonne partie des informations qui concernent les éditeurs Charpentier père et fils (le testament du premier, ses problèmes avec son fils), Auguste Garnier à Rio de Janeiro, cité en référence aux travaux de Lúcia Granja qui, elle, cite ses sources, Albert Savine et Pierre-Victor Stock (sur les origines de la « Bibliothèque de sociologie » et la « Bibliothèque cosmopolite »), Louis Hachette et Michel Lévy. Au sujet de ce dernier éditeur, Isabelle Olivero affirme que la « Collection Michel » s’est interrompue en 1889 avec 350 titres alors qu’elle en comptait 1 500 en 1912 et qu’elle a poursuivi son chemin jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale.

Parmi les nombreuses affirmations étranges qui émaillent ce livre, on retiendra celle-ci : selon l’auteur, Gervais Charpentier, qui a bien provoqué la première révolution de l’histoire du livre de poche en 1838, aurait inventé la « remise » de librairie. Si l’on comprend bien, avant lui, les éditeurs n’accordaient aucune « ristourne » aux libraires, alors que, depuis le XVIIIe siècle, celle-ci s’est uniformisée à 25 % du prix marqué augmenté du « treizième », soit 33 % de remise dans le cas d’un achat groupé de 12 volumes (cf. les travaux de Robert Darnton). Autre bizarrerie : la Vie de Jésus de Renan se serait vendue en quatre ans à 1,3 million d’exemplaires alors qu’elle a été commercialisée à hauteur de 152 000 exemplaires en deux ans, ce qui est déjà une performance extraordinaire pour l’époque (1863-1864). Enfin mentionner le PDG de la Librairie Hachette sous le nom de « Robert Mounier » alors qu’il s’agit à l’évidence de Robert Meunier du Houssoy, fait douter qu’elle ait lu la thèse de Jean-Philippe Mazaud sur la Librairie Hachette et ses mutations au XXe siècle. Bref, ce livre embrasse une documentation beaucoup trop large et, surtout, tourne autour de deux problématiques, qui, au lieu, de se nourrir, obscurcissent le débat. Qu’entend-on en effet depuis 75 ans par le terme de « livre de poche » ? S’il s’agit d’un livre de petit format et portatif, alors pourquoi ne pas remonter au libraire romain Secundus qui commercialisait les Épigrammes de Martial sous un format permettant de le cacher sous la toge ? S’il s’agit d’un livre vendu à un prix très bas et à de très nombreux exemplaires, cela suppose une société industrialisée, urbanisée, alphabétisée, et des machines à imprimer permettant de tirer à 50 000 exemplaires (ce sera le cas en 1904-1905 pour la « Modern Bibliothèque » et « Le Livre populaire » de Fayard puis pour la « Collection Pourpre » des éditions Calmann-Lévy diffusées par la LGF, la filiale de la Librairie Hachette, en 1939-1943). Et cette collection, loin d’être morte en 1947 (dixit Isabelle Olivero), a redémarré cette année-là avec un énorme succès (des millions de volumes vendus jusqu’à sa disparition en 1958, elle-même provoquée par le succès du « livre de poche » de la LGF, lancé en 1953).

Le « livre de poche » est donc bien une formule éditoriale totalement tributaire du hic et du nunc, de l’environnement technique, politique, social et culturel, ce qui interdit de le faire naître avant 1838, et encore la « révolution Charpentier » qui en est bien une, redisons-le, n’est-elle que l’innovation de produit, pour parler comme Schumpeter, qui a permis à Michel Lévy d’aller plus loin en créant une collection identique en 1846 mais en abaissant le prix Charpentier (3 F 50) à 2 F et en imposant, en 1855, sa « Collection Michel Lévy » à un franc (environ 5 euros). Au lieu de publier des rééditions, il lança Madame Bovary en 1857 (20 000 exemplaires vendus en un an) et popularisa tant Dumas père que George Sand et bien d’autres auteurs contemporains. Charpentier écrira à son notaire en 1856 que cette collection a tué la sienne. Avec la maison Michel Lévy frères, la Librairie Nouvelle de Bourdilliat et Jaccotet et leur « Bibliothèque nouvelle » (1853) et la « Bibliothèque des chemins de fer » de Louis Hachette (1853) tentèrent d’exploiter le filon mais sans parvenir à faire de l’ombre au plus entreprenant des trois concurrents. Après cette première étape qui aurait pu conduire au livre de poche que nous connaissons si les conditions avaient été réunies (on tire alors à 6 500 exemplaires), il fallut attendre 1904-1905 pour que Fayard, Flammarion, de nouveau Calmann-Lévy et Pierre Laffitte profitent de l’apparition des linotypes et de la baisse des prix du papier pour faire franchir au « poche » une nouvelle étape interrompue par la guerre (mais avec de très nombreux titres diffusés à plus de 100 000 exemplaires dont Pêcheur d’Islande, vendu à 492 000 exemplaires en 1907-1919). Jules Tallandier qui avait lancé, en 1915, la première collection baptisée « livre de poche » ne put obtenir les résultats escomptés, abandonnant au Britannique Allen Lane (Penguin, 1935) qui, lui-même, imite la collection « Albatros » née en Allemagne, la paternité de notre moderne « livre de poche ». La suite est connue, et Isabelle Olivero en rend compte dans la dernière partie de son essai, mais de nouveau, faute d’être allée aux sources (les archives de la « Collection Pourpre » et celles du « livre de poche » conservées dans celles de la LGF (Hachette) à l’IMEC à l’abbaye d’Ardenne), elle commet de multiples erreurs sur la filiation entre ces deux séries fondamentales pour l’histoire du « poche » français.

On comprend notre déception : l’auteur est une chercheuse érudite qui disperse dans ce volume des connaissances concernant de multiples domaines (les revues, les romans-feuilletons qu’elle continue cependant à faire naître en 1836 alors que les auteurs qu’elle cite, telle Marie-Ève Thérenty, ont fait litière de cette date), les collections de livres, les éditeurs européens, etc. Ce faisant, elle perd le fil de son étude et se passionne pour ce qui est l’objet de sa recherche au long cours : l’histoire des collections de volumes imprimés. Maîtrisant mal une bibliographie aujourd’hui très importante en matière d’histoire du livre, de l’édition et de la lecture en France, elle se rattrape avec la bibliographie concernant la Grande-Bretagne, mais perd le lecteur en faisant de multiples digressions. À aucun moment, elle ne se pose la question de savoir si des sociétés non suffisamment alphabétisées (la Grèce, l’Italie et l’Espagne avant 1914) pouvaient vraiment donner naissance à des collections de grande diffusion. Le prix bas en l’occurrence cache mal la faiblesse de l’appareil de diffusion dans les pays concernés. Mieux aurait valu concentrer ses efforts sur l’histoire véritable du livre de poche après 1930, quitte à faire précéder cette enquête d’une partie centrée sur sa « préhistoire » (de 1838 à 1930-1935). La tâche était immense et le colloque de 2002 en proposait la plupart des jalons, à commencer par le poche italien de Feltrinelli qui reprend, sur sa couverture, le petit kangourou inventé par Pierre Trémois en France en 1945, lui-même héritier de l’albatros germanique, du pingouin britannique et contemporain du marabout belge, ce bestiaire résumant à sa façon cette aventure inscrite en plein dans une histoire de la publicité de masse, phénomène du XXe siècle, malgré la naissance de la « réclame » au précédent.

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Jean-Yves Mollier, « Isabelle Olivero, Les trois révolutions du livre de poche. Une aventure européenne », Revue d’histoire culturelle [Online],  | 2022, Online since , connection on 09 octobre 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=2221

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Jean-Yves Mollier

CHCSC – UVSQ

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