Laurent Véray (dir.), Ils y viennent tous… au cinéma. L'essor d'un spectacle populaire (1908-1919)

Paris, Le Passage, 2021

Référence(s) :

Laurent Véray (dir.), Ils y viennent tous… au cinéma. L'essor d'un spectacle populaire (1908-1919), Paris, Le Passage, 2021, 272 p.

Texte

Laurent Véray et le groupe de recherche Ciné08-19 ont fait le choix d'accompagner l'exposition qu'ils organisaient aux Archives départementales de Gironde entre novembre 2021 et mars 2022, non d'un catalogue, mais d'un très bel ouvrage qui élargit le propos à tous les aspects de l'évolution du cinéma entre 1908 et 1919. De l'exposition, le livre a gardé la richesse iconographique : près de 300 illustrations grand format, empruntées à une quinzaine de collections publiques et privées, servies par le tirage sur papier satiné et l'élégante mise en page de l'ensemble du volume ; fruits d'une recherche exigeante, tous ces photogrammes, manuscrits, affiches, prospectus publicitaires, photos d'artistes et de lieux, correspondances et objets divers sont très peu connus. Plus qu'une illustration directe du texte, ces documents sont le riche et séduisant contrepoint d'une mosaïque de contributions. Aucun de ces textes, assez courts, n'a l'ambition d'épuiser le sujet traité. En revanche, par leur complémentarité, ils montrent comment, moins pittoresques que les années fondatrices avec leur effervescence créatrice et leur inventivité, les dix années qui ont suivi n'en sont pas moins décisives pour l'histoire du cinéma. Si les grands traits en sont connus (passage de Pathé à la location des films, naissance des actualités, construction de grandes salles, apparition des premières vedettes), la multiplicité des approches met en lumière combien l'attractivité du cinéma a touché des domaines et des acteurs divers, à travers une succession d'évolutions et d'interactions dont il est difficile ici de restituer toute la richesse. La phrase de Colette qui sert de titre à l'exposition et au livre, est donc à entendre bien au-delà de la seule diversification des publics.

Si le nombre des spectateurs ne cesse de croître, cet élargissement à des publics nouveaux est d'abord géographique grâce à l'extension dans les colonies, en Afrique du nord surtout (Morgan Corriou), et un maillage plus serré des lieux propres dédiés au cinéma en province (Colin Baldet) où les forains abandonnent progressivement leurs tournées (Laurent Mannoni). Il est aussi social. Alors que les belles affiches des Lumière en 1896 faisaient se côtoyer, au cinéma, bourgeoises, militaires, curés, enfants, etc., dix ans plus tard ce mélange tarde encore à se réaliser. L'appel de certaines compagnies à des acteurs dramatiques prestigieux et à des auteurs chevronnés pour les scénarios contribue à l'amélioration de l'image du cinéma dans l'esprit d'une bourgeoisie pour qui le théâtre constitue la sortie culturelle par excellence (Alain Carou ; Manon Billaut). Ces emprunts trouvent toutefois vite leurs limites, le cinéma inventant ses propres vedettes et ses propres formes narratives. Ne subsiste de cette parenté avec le théâtre que la forme la plus extérieure, celle des salles, avec leur décorum et leur hiérarchisation sociale par le biais du prix des places (Laurent Véray). Les liens avec le roman, en revanche, se renforcent. À côté des formats courts des films comiques (Laurent Guido), la tendance est à l'allongement de récits qui permettent le développement des personnages et des situations. On assiste donc à un double mouvement fondé sur l'adaptation cinématographique de romans, voire de romans feuilletons, et, à l'inverse, sur la novélisation de films à succès, allant jusqu'à un couplage des épisodes d'un film à rebondissements avec sa publication dans la presse (Alain Carou).

La légitimation du spectacle cinématographique se construira progressivement. Il lui faut non effacer sa fonction de divertissement, mais gommer son passé de spectacle de curiosité itinérant, voué au dédain attaché aux spectacles populaires. Les programmes ont, dès l'origine, mélangé les sujets et les genres, les fictions et les vues documentaires. Ce panachage subsiste, gardant même encore longtemps des attractions de music-hall (Laurent Guido). Toutefois, l'apparition de nouveaux usages du cinéma pour l'exploration ethnographique (Teresa Castro), la vulgarisation scientifique (Thierry Lefebvre), la formation pédagogique (Béatrice de Pastre) ou la diffusion de l'information (Laurent Véray), lestent le genre documentaire d'un poids de sérieux (Albert Kahn ne constitue-t-il pas des Archives de la planète ?) qui modifie son image (Anne Sigaud), même si les Actualités cinématographiques prennent soin de rester divertissantes.

La presse, elle aussi, apporte au cinéma sa caution. D'abord professionnelle, elle se diversifie en direction du grand public, grâce à de petites revues spécialisées nourries d'échos concernant films et vedettes, fournis par les compagnies de production, puis le cinéma se fait une place dans les revues littéraires et artistiques, touchant un public intellectuel. De même, les quotidiens, des plus populaires jusqu'au très sérieux et quasi-officiel Le Temps, lui ouvrent progressivement leurs colonnes (Emmanuelle Champomier). Le point d'orgue de ce mouvement de légitimation est posé par l'apparition d'un discours cinéphilique théorique (Christophe Gauthier), qui, à la différence d'autres publications destinées au grand public, milite pour l'émergence, à la fin de la guerre, de nouveaux créateurs dégagés du modèle du cinéma français jugé sclérosé face au cinéma américain (Élodie Tamayo ; Laurent Véray).

L'engouement et l'élargissement du public ont entrainé une augmentation des activités de production, distribution et exploitation des salles ; chacune devenue autonome, comme on l'observe chez Pathé et Gaumont, se structure. En s'intensifiant, la production s'industrialise et la professionnalisation touche toutes les étapes de la création cinématographique, de l'écriture du scénario à la réalisation, dans un mouvement dont l’expression la plus visible est l’afflux de séries comiques centrées autour d’un personnage-acteur : Rigadin, Max, Onésime, Léonce, Bébé…, jusqu'à une saturation qui oblige un Max Linder (Laurent Guido) ou un Léonce Perret à évoluer vers des œuvres plus longues et plus riches. La rationalisation touche aussi toutes les fonctions techniques (Jitka de Préval). Ainsi, sur les plateaux des studios nouvellement construits pour des tournages rapides et d'une bonne qualité, la nécessité de filmer sans dépendre de la luminosité extérieure a amené l'installation d'un matériel d'éclairage électrique ; il faut donc faire appel à des électriciens professionnels, mais aussi à des spécialistes de la prise de vue capables d'utiliser au mieux ces nouveaux éclairages, et pourquoi pas la lumière naturelle puisque certains réalisateurs s'essaient au tournage en extérieurs (Manon Billaut ; Béatrice de Pastre). La spécialisation et l'étoffement des équipes – dont témoignent de très intéressantes photos de plateaux – entrainent la structuration des métiers des techniciens de plateau que reflétera bientôt leur organisation syndicale.

L'irruption de la guerre ébranle la production française, mais ne tarit pas l'engouement pour le cinéma qui profite alors à l'expansion du cinéma américain déjà entamée avec les succès sur le marché français de la compagnie Vitagraph (Christophe Gauthier et Marion Polirsztok). Après trois mois de fermeture, les salles se remplissent de nouveau d'un public avide à la fois de voir la guerre – ou ce que le Service cinématographique des armées est autorisé à lui en montrer – et de la fuir, notamment dans la consommation addictive des films à épisodes (Laurent Véray). Le cinéma fait la preuve en la circonstance de son ancrage définitif dans les pratiques culturelles des Français et de sa capacité à offrir à tous l'exutoire à une crise profonde. Qu'ils plébiscitent Judex ou Charlie Chaplin, qu'ils soient soldats pour quelques heures loin du front, femmes de l'arrière accablées par la charge d'un quotidien à assumer seules, écrivains et artistes – les derniers ralliés – (Carole Aurouet) ou adolescents incertains de l'avenir, tous témoignent pour l'historien de leurs angoisses face à la violence des événements. Le succès de Charlot soldat et de son « comique âpre et douloureux », selon le mot de Galtier-Boissière, en dit long sur l'état d'esprit des Français en 1918 (Laurent Véray). Oui, tous « y » sont venus et c'est le grand mérite de cette étude synchronique d'avoir su rendre le foisonnement d'évolutions qui a caractérisé cette période et préparé le cinéma tel qu'il est encore, pour une grande part, aujourd'hui.

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Elisabeth Parinet, « Laurent Véray (dir.), Ils y viennent tous… au cinéma. L'essor d'un spectacle populaire (1908-1919) », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2022, mis en ligne le 30 septembre 2022, consulté le 23 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=2218

Auteur

Elisabeth Parinet

Professeur émérite à l’École nationale des chartes