Popkult60

DOI : 10.56698/rhc.1588

Résumés

Le projet international et transdisciplinaire Popkult60 renouvelle l’étude des cultures populaires sous l’angle du transnational et des transmédialités, en proposant une histoire de « l’européanisation » culturelle de l’Europe.

International and transdisciplinary project Popkult60 aims to revive the study of popular culture thanks to transnational and transmedia approaches, while proposing a history of the cultural “Europeanisation” of Europe.

Index

Mots-clés

culture populaire, transnational, Europe

Keywords

popular culture, transnational, Europe

Texte

Lancé en 2018, le projet de recherche « Culture populaire transnationale – l’Europe dans les ‘longues’ années 1960 » (Popkult60), soutenu par la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) en Allemagne et le Fonds National de la Recherche (FNR) au Luxembourg, rassemble une équipe trilingue (allemand, anglais, français) et interdisciplinaire. Dirigé par Dietmar Hüser, professeur d’histoire européenne contemporaine à l’Université de la Sarre, et coordonné par Maude Williams, post-doctorante dans cette même université, il comprend une vingtaine de chercheurs confirmés, doctorants et post-doctorants1. Au terme de la première phase (2018-2021), un premier bilan, mais aussi de nouvelles perspectives de recherche (2021-2024) ont été présentés lors d’un colloque qui s’est tenu à l’Université de la Sarre, du 20 au 22 octobre 2021.

Les résultats présentés apparaissent déjà remarquables, tant en termes de production scientifique que du point de vue du renouvellement de l’histoire culturelle des « longues » années 1960, pour reprendre l’expression d’Arthur Marwick2, préférée ici à celle, plus française, de Trente Glorieuses. On dénombre ainsi déjà huit monographies, une cinquantaine d’articles3, une dizaine de journées d’études et ateliers sans compter les communications diverses. Différentes initiatives de valorisation culturelle (réalisation d’une bande dessinée4, podcasts, installation interactive…), portées notamment par Andreas Fickers, professeur d’histoire contemporaine et numérique à l’Université du Luxembourg, témoignent d’une volonté d’inscrire le projet dans le cadre de l’histoire publique, voire d’une histoire expérimentée « sur le tas » (hands-on history), lorsqu’il s’agit par exemple de recréer certaines conditions de diffusion radiophoniques. Un site (https://c2dh.github.io/popkult60/fr/), un blog (https://c2dh.github.io/popkult60/de/blog/), des podcasts (https://c2dh.github.io/popkult60/fr/podcast) et bientôt une exposition virtuelle sont également accessibles en ligne.

Du point de vue de la recherche, deux axes sont à souligner : le choix revendiqué de faire des cultures populaires un objet d’étude privilégié, et l’accent mis sur les circulations transnationales.

Faire de la culture populaire (Populärkultur) le fil directeur du projet apparaît déjà révélateur, dans un espace géographique longtemps marqué par l’influence de l’École de Francfort, dénonciatrice des industries culturelles et de la pop culture, mais qui connaît, depuis les années 1990 et 2000, un profond renouvellement historiographique, notamment sur les musiques populaires5. L’expression « culture populaire » fait néanmoins toujours débat6, et si elle a été privilégiée par les cultural studies, elle est souvent délaissée en France au profit de celles de culture de masse ou culture médiatique7. Si certaines approches propres à l’histoire culturelle sont au cœur du projet Popkult60, qu’il s’agisse du rapport au politique, de la notion de génération, des liens ambigus entre mainstream et avant-garde, du goût et de la distinction ou de la marchandisation de la culture, il se nourrit aussi d’emprunts à la micro-histoire et à l’anthropologie, dans la lignée des travaux de Michel de Certeau, et des renouvellements méthodologiques apportés par les sound studies et les media studies8.

Dans un premier temps, ce sont les produits des industries culturelles, telles que les bandes dessinées franco-belges (Jessica Burton), les séries télévisées pour enfants (Gunter Mahlerwein), les médias pour la jeunesse (Aline Maldener), les radios commerciales (Richard Legay) ou les émissions de divertissement (Ann-Kristin Kurberg), qui ont été mis en avant, même si certains phénomènes culturels, comme les clubs d’amateurs de films (Julia Wack) ou les échanges musicaux entre la France et la RFA (Maude Williams), ont également été abordés. Du fait de l’ampleur géographique des sujets étudiés (Gunter Mahlerwein embrasse les séries télévisées pour enfants d’au moins sept pays européens), le problème majeur reste l’hétérogénéité de la conservation des sources selon les pays ou les régions. Ainsi, alors qu’en France, l’essentiel des archives télévisuelles sont centralisées à l’INA, elles sont, en Allemagne, disséminées entre différents Länder. Certaines archives privées, comme celles d’Europe n°1, ne s’ouvrent pas facilement aux chercheurs. S’il est relativement aisé d’avoir accès aux archives des clubs d’amateurs de films du Luxembourg ou de Wallonie, qui perdurent jusqu’à aujourd’hui, il n’en est pas de même dans la Sarre ou en Lorraine, où ceux-ci ont pour l’essentiel disparu.

Une attention particulière est par ailleurs portée à la dimension concrète des transferts culturels, qu’il s’agisse d’objets, de pratiques ou de phénomènes : changement de format des magazines ou des émissions de télévision, problèmes de traductions, horaires de diffusion selon les pays... Transmédialités et intermédialités sont ainsi au cœur de nombreuses études, qu’il s’agisse d’adapter Tintin à l’écran, à la radio ou pour la publicité, ou de transposer des émissions de radios à succès pour la presse jeune. Certaines recherches, comme celle menée par Julia Wack sur les clubs d’amateurs de films, font la part belle à l’histoire des techniques et aux cultures matérielles, avec un souci de rassembler des artefacts : scénarios, storyboards, films, mais aussi costumes, médailles remportées lors de compétitions de cinéastes amateurs et conservées par des particuliers. Dans la lignée des sound studies, Richard Legay s’efforce pour sa part de reconstituer le soundscape des radios commerciales de l’époque, comme « The Great 128 » (RTL en anglais), dont les programmes ont marqué les jeunes auditeurs européens dans les années 1960. Cela inclut non seulement l’analyse d’un certain type de programmes, marqué par l’irrévérence des DJs, mais aussi d’autres dispositifs, comme l’écoute en voiture, ou les enregistrements réalisés par les auditeurs eux-mêmes de leurs émissions préférées. Dans beaucoup d’études, la question de la réception par le public, notamment le public jeune, s’avère en effet centrale, qu’il s’agisse d’actes de consommation (collection de souvenirs, tels que les porte-clefs Thierry La Fronde édités lors de la sortie de la série en 1963-1964), ou au contraire d’appropriation et transformation (posters découpés, grilles de jeux remplies…).

Si les méthodologies et les approches peuvent varier, toutes les études présentent une dimension soit comparatiste, soit d’histoire croisée, soit liée aux transferts culturels. Loin de constituer un simple effet d’annonce, la dimension transnationale s’avère ainsi essentielle et présente à tous les niveaux du projet (équipe, langues utilisées, lieux des manifestations…), ainsi que dans la manière dont celui-ci a été pensé (objets, pays étudiés, circulations…). L’espace géographique choisi est d’abord celui d’une Europe occidentale majoritairement francophone, peut-être trop négligée par la recherche en histoire culturelle, soit qu’elle ait privilégié, dans la lignée des cultural studies, un angle anglo-saxon, soit qu’elle ait mis l’accent sur les échanges transatlantiques. Les espaces étudiés ici, poreux et souvent interdépendants, ne se confondent pas forcément avec un territoire national, se rapprochant plutôt d’une « Grande Région », Sarre, Rhénanie-Palatinat, Luxembourg, Wallonie, Lorraine. S’ils apparaissent ouverts aux échanges avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, ils mettent à jour, dans un contexte qui demeure celui de la guerre froide mais s’impose aussi comme celui de la construction européenne, d’autres réseaux de circulations où le Luxembourg, la Belgique, la France ou la RFA s’affirment comme des acteurs majeurs. S’ils se révèlent souvent asymétriques, les échanges n’y sont jamais à sens unique ; la taille ou le « poids » politique d’un territoire ne saurait en outre préjuger de son soft power, alors que des régions comme le Luxembourg ou la Sarre, via RTL ou Europe n°1, développent leur sphère d’influence bien au-delà de leurs frontières.

En contrepoint aux habituelles réflexions sur l’américanisation culturelle, il s’agit donc bien ici de proposer une histoire inédite de « l’européanisation » culturelle de l’Europe. La bande-dessinée franco-belge s’affirme ainsi à la fois comme un acteur de la « désaméricanisation » et un exemple d’européanisation culturelle délibérée, quand l’association Europress Junior organise, en 1962-1963, un concours centré sur la construction européenne, avec voyage à la clé. Différents magazines de bandes dessinées publient des pages informatives sur la CEE, tel « Spirou découvre l’Europe », alors que les jeunes lecteurs sont invités à choisir ce que serait l’insigne de la jeunesse européenne. Cette dernière est du reste au cœur des enjeux identitaires. Alors que les séries américaines à succès comme Lassie envahissent les écrans européens, notamment en RFA, en Suisse et au Bénélux, certains pays, comme la Grande-Bretagne ou à un moindre degré la France ou l’Italie, parviennent à proposer aux jeunes téléspectateurs des productions originales, ancrées dans l’imaginaire national (Robin Hood, Thierry la Fronde), tandis que s’amorce par ailleurs un processus de co-production européenne, davantage à même de concurrencer le géant américain. Le poids des stéréotypes mais aussi celui des héritages politiques constituent cependant autant de freins à cette européanisation culturelle. Maude Williams montre ainsi, à travers l’analyse quantitative des productions musicales de maisons de disques françaises et allemandes, l’étude de la presse jeune et d’émissions de variété, que si la chanson française bénéficie d’un intérêt réel en RFA, certes non exempt de clichés, avec la mise en avant des jeunes et jolies chanteuses yéyés, les artistes allemands sont quant à eux quasiment invisibles en France, en dépit du rôle de passeurs comme l’animateur de Âge tendre et tête de bois Albert Raisner, dont la mère est allemande, et qui est l’auteur de textes français pour le rocker allemand Peter Kraus.

La seconde phase de Popkult60 devrait être marquée par un renouvellement des objets de recherche, mais aussi le développement de nouveaux champs de réflexion. Si les produits culturels ne sont pas abandonnés, avec des études portant sur les jeux de société (Antonia Schlotter) et la publicité pour les produits audiovisuels (Matthias Höfer), une attention nouvelle sera portée aux pratiques culturelles et aux modes de vie, incluant par exemple le supportérisme footballistique (Ansbert Baumann), les fêtes foraines (Véronique Faber), les bals populaires (Laura Steil), les festivals folks (Gunter Mahlerwein), les communautés rurales (Sylvi Siebler) ou le tourisme (Sonja Malzner). Ce dernier point permettra en outre d’inclure une dimension extra-européenne aux études menées, en intégrant des échanges avec des territoires anciennement colonisés ou s’inscrivant dans un imaginaire postcolonial (Marie Kollek), vaste chantier en perspective.

1 Parmi les porteurs du projet et chercheurs associés (présents et passés), citons, outre Dietmar Hüser déjà cité, Andreas Fickers, directeur du

2 Arthur Marwick, « The Cultural Revolution of the Long Sixties: Voices of Reaction, Protest and Permeation”, The International History Review, vol.

3 Pour un aperçu des publications, voir https://c2dh.github.io/popkult60/fr/publications/.

4 Burtgrey & Richerolles. L’Affaire médiatique enchevêtrée, textes de Jessica Burton et Richard Legay, dessins de Norrie Millar, Université du Lux

5 Voir notamment Kaspar Maase, Bravo Amerika: Erkundungen zur Jugendkultur der Bundesrepublik in den fünfziger Jahren, Hambourg, Junius Verlag, 1992 ;

6 Pour un aperçu, voir par exemple Denys Cuche, La Notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2001.

7 Voir par exemple Jean-Yves Mollier, Jean-François Sirinelli (dir.), Culture de masse et culture médiatique en Europe et dans les Amériques 1860-1940

8 Voir aussi pour la France Éric Maigret, Éric Macé (dir.), Penser les médiacultures : nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation

Notes

1 Parmi les porteurs du projet et chercheurs associés (présents et passés), citons, outre Dietmar Hüser déjà cité, Andreas Fickers, directeur du Centre Luxembourgeois d’histoire contemporaine et numérique (C2DH) et du DH-Lab, Sonja Kmec, professeure associée d’histoire et d’études culturelles à l’Université du Luxembourg, Machteld Venken, professeure d’histoire transnationale contemporaine au C²DH, Valérie Schafer, professeur d’histoire européenne contemporaine au C²DH, Christoph Vatter, professeur de communication économique interculturelle à l’Université Friedrich-Schiller de Iéna, Clemens Zimmermann, professeur à l’Institut d’histoire de l’Université de la Sarre, et Benoît Majerus, professeur associé d’histoire européenne à l’Université du Luxembourg. L’équipe de doctorants et post-doctorants a été en partie renouvelée pour la 2e phase. Pour les différents projets voir https://c2dh.github.io/popkult60/fr/project/; pour les différents membres, voir https://c2dh.github.io/popkult60/fr/people/.

2 Arthur Marwick, « The Cultural Revolution of the Long Sixties: Voices of Reaction, Protest and Permeation”, The International History Review, vol. 27, n°4, dec. 2005, p. 780-806.

3 Pour un aperçu des publications, voir https://c2dh.github.io/popkult60/fr/publications/.

4 Burtgrey & Richerolles. L’Affaire médiatique enchevêtrée, textes de Jessica Burton et Richard Legay, dessins de Norrie Millar, Université du Luxembourg, 2021, non numéroté.

5 Voir notamment Kaspar Maase, Bravo Amerika: Erkundungen zur Jugendkultur der Bundesrepublik in den fünfziger Jahren, Hambourg, Junius Verlag, 1992 ; Detlef Siegfried, Time is on my side. Konsum und Politik in der westdeutschen Jugendkultur der 60er Jahre, Göttingen, Wallstein, 2008 ; Bodo Mrozec, Jugend Pop Kultur: Eine transnationale Geschichte, Berlin, Suhrkamp, 2019. Il n’est pas anodin que ces trois chercheurs aient été présents comme discutants lors du colloque.

6 Pour un aperçu, voir par exemple Denys Cuche, La Notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2001.

7 Voir par exemple Jean-Yves Mollier, Jean-François Sirinelli (dir.), Culture de masse et culture médiatique en Europe et dans les Amériques 1860-1940, Paris, PUF, 2006.

8 Voir aussi pour la France Éric Maigret, Éric Macé (dir.), Penser les médiacultures : nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Paris, Armand Colin, 2005.

Citer cet article

Référence électronique

Florence Tamagne, « Popkult60 », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2022, mis en ligne le 01 mai 2022, consulté le 20 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1588

Auteur

Florence Tamagne

Maitresse de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Lille, membre de l’IRHIS (Institut de Recherches Historiques du Septentrion –UMR CNRS 8529) florence.tamagne@univ-lille.fr