Judith G. Coffin, Sex, Love, and Letters. Writing Simone de Beauvoir

Ithaca, Cornell University Press, 2020

Référence(s) :

Judith G. Coffin, Sex, Love, and Letters. Writing Simone de Beauvoir, Ithaca, Cornell University Press, 2020, 328 p.

Texte

Judith G. Coffin est une historienne contemporanéiste américaine spécialiste de l’histoire de France qui s’intéresse plus particulièrement aux dynamiques de genre agissant au cœur des processus d’industrialisation et de la culture de masse. Après s’être penchée sur le travail des femmes dans l’industrie parisienne de l’habillement du XIXe siècle1, elle a concentré ses recherches sur la seconde moitié du XXe siècle pour explorer les frontières, poreuses et sans cesse redéfinies, du public et du privé à partir du fonds colossal des lettres reçues (environ 20 000) par Simone de Beauvoir de la part de son lectorat ordinaire entre 1949 et 19752. Sex, Love and Letters. Writing Simone de Beauvoir est le type d’étude si bien écrite et nuancée dont on a peur de faire le compte rendu, par crainte de ne pas rendre justice à l’extraordinaire travail fourni et à la subtilité des analyses. Je tacherai à la fois de présenter les points forts de cet ouvrage et de montrer comment il invite largement à poursuivre l’étude de ce très riche fonds.

Au sujet des lettres reçues par Simone de Beauvoir, Coffin est une pionnière. Pourtant accessible aux chercheur·ses depuis 1995 – lorsque la fille adoptive et héritière de Beauvoir, Sylvie Le Bon de Beauvoir, en a fait don à la Bibliothèque nationale de France –, le fonds a en effet suscité peu de travaux3. À la suite de Yolanda Astarita Patterson qui avait établi un état des lieux du fonds4, Judith G. Coffin a été la première, en 2009, à publier un article historique de référence5. Sex, Love, and Letters. Writing Simone de Beauvoir en est le prolongement.

L’historienne commence par situer ces lettres. Plusieurs choses les ont motivées : la culture de la célébrité qui, si elle n’est pas nouvelle, déferle avec une force inédite sur la France des Trente Glorieuses ; la personnalité de Beauvoir qui forme avec Sartre le couple d’intellectuel·les le plus célèbre de la période ; les invitations répétées de l’écrivaine lancées à ses lecteurs et lectrices pour qu’iels lui écrivent, ce qui laisse apprécier l’importance que Beauvoir accordait à communiquer directement avec son lectorat ; l’existence de ces lettres dépend aussi beaucoup de la personnalité de chaque épistolier·e et de leur expérience de lecture ; enfin, ces lettres sont à replacer à un moment historique au cours duquel s’engage une recherche personnelle et collective autour de la connaissance de soi (p. 2.).

Dans La Force de l’âge, deuxième volume de ses Mémoires, Simone de Beauvoir écrit : « Pénétrer si avant dans des vies étrangères que les gens, en entendant ma voix, aient l’impression de se parler à eux-mêmes : voilà ce que je souhaitais.6 » Ces lettres, qui viennent sanctionner la réussite de ce projet beauvoirien, invitent à comprendre une pratique encore peu étudiée, à savoir la lettre à l’écrivain·e7. C’est une des contributions majeures de l’étude de Coffin que d’explorer le lien intime qui se noue entre un·e écrivain·e et son lectorat (chapitre 3), qui plus est dans un contexte de culture de masse qui ôte tout leur sens aux catégories binaires traditionnelles telles que privé/public, personnel/politique et intérieur/extérieur (p. 17). Pour autant, l’intimité est un concept clé de l’étude de Coffin. S’appuyant sur les travaux d’universitaires tels que Bruno Cabanes, Niklas Luhman ou encore Lauren Berlan, elle forge sa propre compréhension de l’intimité : « Dans ce livre, je m’intéresse à l’intimité au prisme du lien qu’elle forge […] L’intimité invite les individus à partager leur propre "expérience du monde8" » (p. 18). Et c’est précisément ce que font ces milliers de scripteurs et scriptrices.

Ainsi, pour Coffin, ces lettres représentent « une archive de la condition existentielle de l’après-guerre, co-produite par Beauvoir et ses lecteurs et lectrices.9 » Non seulement elles ont été générées par « le contexte culturel, intellectuel et politique des décennies particulièrement tumultueuses qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale10 », mais elles en permettent aussi une réinterprétation (p. 3). À cet égard, l’ouvrage vient enrichir l’historiographie des Trente Glorieuses et de la guerre froide qui depuis une quinzaine d’années se voit renouvelée au prisme de l’histoire culturelle d’une part, et de l’histoire des femmes, du genre et des sexualités d’autre part. L’historienne le souligne à raison, Simone de Beauvoir se trouve à l’intersection des deux (p. 13) et son courrier représente une formidable opportunité d’explorer la période « par le bas ».

À partir de là, Coffin explore quatre moments qu’elle appelle des « développements historiques » cruciaux de la période. Le premier concerne les répercussions de la Seconde Guerre mondiale qui agissent bien au-delà de l’immédiat après-guerre et resurgissent à plusieurs moments clés au cours des décennies suivantes. Elles sont particulièrement perceptibles au moment de la publication, en pleine guerre froide, du Deuxième Sexe (1949) qui provoque une croisade contre l’existentialisme et ses prétendues amoralité et indécence (chapitre 1). Les révolutions anti-coloniales représentent le deuxième développement historique auquel Coffin s’intéresse. Simone de Beauvoir y a pris largement part et ses correspondant·es s’en sont fait l’écho. Coffin nous plonge au cœur de la guerre d’Algérie à partir de l’affaire Boupacha qui a autant mobilisé Beauvoir que ses lecteurs et lectrices (chapitre 4), avant d’explorer de façon tout à fait novatrice comment la honte s’exprime au cours de la période comme une émotion politique (« political feeling »), tant chez l’écrivaine que chez ses contemporain·es « ordinaires » (chapitre 5). Le troisième développement historique concerne l’émergence d’une culture qui place la sexualité au cœur de l’existence des individus, et en fait un sujet moderne et quasiment « à la mode ». Coffin forge le concept de « Midcentury sex » pour se référer à ce moment charnière pour lequel Simone de Beauvoir a œuvré (chapitre 2, voir aussi le chapitre 7 notamment). Enfin, l’émergence de la deuxième vague du féminisme, encore assez peu étudiée à partir des expériences des individus ordinaires, est brillamment documentée (chapitres 6, 7, 8).

« Il n’y a pas que les intellectuel·les qui pensent11 », écrit Coffin (p. 21). Cette formule résume magnifiquement la démarche de l’historienne : en donnant la parole à celles et ceux qui, pour la majorité, en ont été historiquement privé·es, Coffin produit une histoire « par le bas » (« from below »), certes, mais aussi et surtout « par l’intérieur » (« from the inside12 ») ; et en cela, Sex, Love, and Letters. Writing Simone de Beauvoir dépasse largement son objet d’étude et pourrait bien ouvrir la voie à de féconds développements méthodologiques, théoriques et philosophiques.

1 Judith G. Coffin, The Politics of Women’s Work: The Paris Garment Trades, 1750-1915, Princeton, Princeton University Press, 1996.

2 L’étude va jusqu’en 1975 mais le fonds des lettres reçues se poursuit jusqu’à la mort de Simone de Beauvoir, en 1986.

3 Depuis le milieu des années 2010, en revanche, il est de plus en plus exploré. Voir notamment Julie Augras, « Écritures de lecteurs : Beauvoir lue.

4 Yolanda Astarita Patterson, « Simone de Beauvoir and her public », Simone de Beauvoir Studies, n°13, 1996, p. 89-102.

5 Judith G. Coffin, « Sex, Love, and Letters: Writing Simone de Beauvoir, 1949-1963 », American Historical Review, vol. 115, n°4, October 2010, p.

6 Simone de Beauvoir, La Force de l’Âge, Paris, Gallimard, coll. Blanche, p. 577.

7 Voir par exemple Judith Lyon-Caen, La Lecture et la vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006 ; Christiane Mounoud-Angles

8 « In this book I understand intimacy in terms of the nature of the bond that it forges […] Intimacy invites one to share one’s “experience of the

9 « [A]n archive of the existential condition of the postwar, co-produced by Beauvoir and her readers. »

10 « [T]he cultural, intellectual, and political history of the distinctly tumultuous decades after World War II […]. »

11 « The intellectuals are not the only people who think. »

12 Selon l’expression qu’elle a utilisée lors de notre conversation dans le cadre d’un webinaire organisé par la Société Internationale Simone de

Notes

1 Judith G. Coffin, The Politics of Women’s Work: The Paris Garment Trades, 1750-1915, Princeton, Princeton University Press, 1996.

2 L’étude va jusqu’en 1975 mais le fonds des lettres reçues se poursuit jusqu’à la mort de Simone de Beauvoir, en 1986.

3 Depuis le milieu des années 2010, en revanche, il est de plus en plus exploré. Voir notamment Julie Augras, « Écritures de lecteurs : Beauvoir lue. La réception des Mandarins (1954-1959) », Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 116, n° 2, 2016, p. 387-408 ; Alice Caffarel-Cayron, « Simone de Beauvoir’s Construal of Language and Literature in Mémoires d’une jeune fille rangée: A Hasanian perspective », dans On Verbal Art: Essays in Honour of Ruqaiya Hasan, Rebekah Wegener, Stella Neumann and Antje Oesterle (dir.), Sheffield, UK, Equinox, 2018, p. 132-165 ; « The Influence of Simone de Beauvoir’s Writing on Claire Cayron’s Personal and Creative Life: A Preliminary Journey through their Correspondence (1964-1984) », Simone de Beauvoir Studies, vol. 29, 2013-2014, p. 4-19 ; Marine Rouch, « Simone de Beauvoir et ses lectrices. Hypothèse d’une influence réciproque », Simone de Beauvoir Studies, 30(2), p. 225-251 ; « Paroles de femmes. Les lectrices de La Femme rompue », Cahiers Sens public, vol. 3-4, n° 25-26, 2019, p. 115-147 ; « “Vous êtes descendue d’un piédestal” : Une appropriation collective des Mémoires de Simone de Beauvoir par les femmes (1958-1964) », Littérature, n° 191, septembre 2018, p. 68-82.

4 Yolanda Astarita Patterson, « Simone de Beauvoir and her public », Simone de Beauvoir Studies, n°13, 1996, p. 89-102.

5 Judith G. Coffin, « Sex, Love, and Letters: Writing Simone de Beauvoir, 1949-1963 », American Historical Review, vol. 115, n°4, October 2010, p. 1061-1088. Cet article de Judith G. Coffin a d’ailleurs inspiré mon propre sujet de thèse, qui s’appuie sur le fonds des lettres reçues par Simone de Beauvoir : « Si j’en suis arrivée là, c’est grâce à vous ». Écritures des femmes et des hommes ordinaires. Le lectorat de Simone de Beauvoir, Thèse en cours à l’université de Toulouse Jean Jaurès, sous la codirection de Sylvie Chaperon et Martine Reid.

6 Simone de Beauvoir, La Force de l’Âge, Paris, Gallimard, coll. Blanche, p. 577.

7 Voir par exemple Judith Lyon-Caen, La Lecture et la vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006 ; Christiane Mounoud-Angles, Balzac et ses lectrices : l’affaire du courrier des lectrices de Balzac : auteur lecteur, l’invention réciproque, Paris, Éditions Côté-femmes, 1994. Pour la seconde moitié du XXe siècle, voir notamment Véronique Rohrbach, Le courrier des lecteurs à Georges Simenon : l’ordinaire en partage, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2017.

8 « In this book I understand intimacy in terms of the nature of the bond that it forges […] Intimacy invites one to share one’s “experience of the world”. »

9 « [A]n archive of the existential condition of the postwar, co-produced by Beauvoir and her readers. »

10 « [T]he cultural, intellectual, and political history of the distinctly tumultuous decades after World War II […]. »

11 « The intellectuals are not the only people who think. »

12 Selon l’expression qu’elle a utilisée lors de notre conversation dans le cadre d’un webinaire organisé par la Société Internationale Simone de Beauvoir : « Beauvoir and Her Readers », The Beauvoir Webinar Series, 16 octobre 2020. URL : https://beauvoir.weebly.com/webinar-sessions/session-1-beauvoir-and-her-readers (consulté le 23 février 2022).

Citer cet article

Référence électronique

Marine Rouch, « Judith G. Coffin, Sex, Love, and Letters. Writing Simone de Beauvoir », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2022, mis en ligne le 20 avril 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1187

Auteur

Marine Rouch

Université de Toulouse Jean Jaurès – Framespa