Quentin Deluermoz (dir.), D’ici et d’ailleurs. Histoires globales de la France contemporaine

Paris, La Découverte, collection « Histoire-monde », 2021

Référence(s) :

Quentin Deluermoz (dir.), D’ici et d’ailleurs. Histoires globales de la France contemporaine, Paris, La Découverte, collection « Histoire-monde », 2021, 337 p.

Texte

Dans ce livre qui s’inscrit dans la continuité de l’Histoire mondiale de la France dirigée par Patrick Boucheron, les auteurs, un collectif créé en 2013 de quatorze historiennes et historiens réunis autour de la pratique de l’« histoire transnationale et globale de la France », présentent une synthèse actualisée qui montre comment la France, à l’époque contemporaine, a été – essentiellement grâce à son empire colonial et aux circulations de marchandises et de biens culturels ainsi que d’idées novatrices – intégrée dans un vaste réseau transnational, qui fait de ce pays un espace précocement ouvert à la mondialisation

Dans la préface, l’Américaine Mary Lewis, Professeure d’histoire française à l’Université Harvard, souligne que même des régions françaises éloignées de la capitale, comme le Perche, ont été de bonne heure intégrées à la mondialisation ; en effet, au XIXe siècle, l’essentiel de la toile fabriquée dans cette région était exportée vers les colonies. Elle montre donc que, alors qu’on a longtemps réduit la mondialisation à la diffusion de la culture anglo-saxonne (l’« anglobalisation »), il faut aussi prendre en compte le rôle de la France dans ce phénomène, de la « mondialisation archaïque » (qui s’est effectuée dès le XVIIIe siècle, par la réexportation de denrées coloniales vers le reste de l’Europe) jusqu’au XXIe siècle, avec la « francobalisation ».

Dans l’introduction, Q. Deluermoz précise que le terme « transnational » désigne des phénomènes qui ne sont pas contenus à l’intérieur de frontières étatiques, reprenant ainsi la définition de l’historien Pierre-Yves Saunier. Ces phénomènes donnent lieu à des circulations qui transcendent ces frontières conventionnelles. Cette notion de « transnational » a été analysée notamment par les historiens Pierre-Yves Saunier et Jean-Paul Zuniga, auxquels l’introduction fait référence. Q. Deluermoz précise que ce livre vise à dépasser le cadre très « internaliste » de nombreux travaux historiques sur la France contemporaine. Il donne un exemple parlant de l’approche transnationale : à partir de 1830, devant la vague de « mal du pays » qui touche de nombreux anciens soldats de l’Empire installés en Algérie, les autorités coloniales ont ordonné des travaux d’urbanisme visant à reproduire dans les bourgs de colonisation l’architecture et l’ambiance de petits villages français, contribuant ainsi à exporter les codes urbanistiques français.

Le plan du livre commence par le chapitre le plus ouvert sur le monde, pour finir par un chapitre centré sur la culture nationale française. Ainsi le premier chapitre est-il consacré à l’idée de mondialisation. R. Markovits, P. Singaravélou et D. Todd y évoquent en ouverture le baron Pierre de Coubertin, qui est le premier, huit ans après les Jeux Olympiques d’Athènes, à avoir employé le terme « mondialisation » en français, en l’occurrence dans un article du Figaro du 13 décembre 1904 qui lance un vibrant appel à une « puissante exportation » de la « civilisation française ». Il est donc un promoteur avant la lettre d’un « soft power » français, qu’il veut appuyer sur sept métropoles qui seraient les relais de la culture française dans le monde : Québec, La Nouvelle-Orléans, Hanoï, Pondichéry, Tananarive, Le Caire, Alger.

Dans le deuxième chapitre, M. Covo, Q. Deluermoz et D. Diaz étudient le rôle de la France comme « carrefour des révolutions » : ils montrent que la France, avec ses différentes révolutions (1789, 1830, 1848, et la Commune de Paris en 1871) a essaimé, suscitant des révoltes ou des embryons de révolutions semblables de par le monde. Ainsi, en Inde, dès 1794, Tipû Sultân, à la tête du royaume de Mysore, crée un « Club Jacobin de Mysore », visant à refouler les incursions de l’East India Company ! Un autre exemple parlant est celui de l’île de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti), dont les habitants, inspirés par la Révolution française, organisent dès 1791 une révolte d’esclaves et une véritable révolution haïtienne, entraînant l’abolition de l’esclavage sur l’île dès 1793. L’indépendance d’Haïti sera actée définitivement en 1825.

Les auteurs de ce chapitre exposent aussi que la répression menée par Louis-Napoléon Bonaparte, à la suite de son coup d’État de décembre 1851, a proscrit et exilé des milliers de Français en Algérie ou ailleurs (Belgique, Suisse, New-York, Chine…), lesquels ont exercé une influence culturelle et politique sur leur lieu d’exil.

De même, les auteurs rappellent qu’au XIXe siècle des socialistes utopistes français ont fondé en Amérique des colonies telles des phalanstères ou « nations icariennes », comme à Nauvoo (Illinois) où s’installent plus de 2 000 colons français au début des années 1850.

Réciproquement, dans les années 1920, Paris devient un centre d’attraction pour des révolutionnaires et contestataires du monde entier : la capitale française voit affluer des figures de gauche et anticolonialistes comme Hô Chi Minh, Senghor, Messali Hadj, ou le communiste indien M. N. Roy.

L’ouvrage traite aussi d’histoire sociale. Ainsi, le troisième chapitre, rédigé par F. Jarrige et D. Todd, est consacré aux circulations de produits textiles entre 1780 et 1930 et montre comment, par-là, la France s’insère dans le capitalisme mondial.

Le quatrième chapitre, rédigé par N. Delalande et S. W. Sawyer, porte un nouveau regard sur la question de l’« exception française » et sur la « fabrique transnationale de l’Etat ». Ils remettent en cause la vision traditionnelle d’un État centralisé, d’une uniformité territoriale au niveau juridique et politique, le « mythe du jacobinisme », de l’époque napoléonienne au XXe siècle. Ils expliquent aussi que dès les années 1880 (on pourrait du reste remonter plus loin encore), les réformes politiques en France, qu’elles soient scolaires, sociales ou religieuses, s’appuient sur des confrontations et des échanges avec d’autres modèles étrangers, notamment à l’occasion de congrès internationaux, de missions d’experts, ou des Expositions internationales. Ils évoquent aussi le rôle des enceintes internationales que sont la Société des Nations et le Bureau international du Travail, dès l’entre-deux-guerres, pour susciter des échanges et des influences transnationales, des transferts d’idées et de savoirs.

Toujours dans le domaine de l’histoire sociale, le cinquième chapitre, écrit par A.-S. Bruno, J.-N. Ducange et F. Jarrige, se consacre aux mobilités populaires et aux mondes du travail. Les auteurs soulignent, grâce à une synthèse de travaux récents, l’importance des connexions transnationales dans l’évolution de la main d’œuvre industrielle. Ils montrent par ailleurs que des solidarités militantes transnationales voient le jour précocement, dès le XIXe siècle, par exemple à l’occasion des congrès nationaux du mouvement ouvrier qui se tiennent à partir du milieu du XIXe siècle.

L’ouvrage renouvelle aussi l’histoire des représentations, ici notamment celles de la République française. En effet, le chapitre 6, intitulé « La République multiple. Une histoire transnationale et globale », écrit par J.-N. Ducange, S. Larcher et S. W. Sawyer, remet en question les idées reçues sur les origines du régime. À rebours de l’idée traditionnelle d’un « républicanisme classique », d’un « humanisme civique », la République française se construit par un jeu d’échanges réciproques avec d’autres expériences républicaines dans le monde entier, par exemple avec la construction en Amérique du Sud d’une vingtaine de républiques créées entre 1810 et 1825. Les auteurs rappellent aussi, en se fondant sur les travaux fondateurs de Maurice Agulhon et en les prolongeant, la multiplicité et la richesse des inspirations de la figure de Marianne, telle qu’elle est représentée, non seulement en France, mais aussi dans les colonies et dans le monde entier, à partir du XIXe siècle.

En lien avec l’actualité de la question de la restitution des objets d’art aux musées africains, le chapitre 7, écrit par M. Letourneux et M. Passini, analyse les circulations « oubliées » de la culture « à la française », aussi bien de la culture de masse que de la culture d’élite. Pour cela, ils se fondent sur les Expositions universelles, ainsi que sur la naissance du patrimoine au tournant du XIXe siècle et sur la circulation des objets patrimonialisés, évoquant les confiscations et spoliations d’objets d’art, qui ont nourri le Muséum du Louvre, ouvert en 1793. Ils mettent en évidence aussi comment une œuvre littéraire, Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, publiée en feuilleton dans Le Journal des Débats en 1842-43, a eu tellement de succès qu’elle a suscité des répliques dans de nombreux pays et dans de nombreuses versions nationales, donnant lieu aux Mysteries of London et aux Mysteries of New York !

Au terme de ce panorama, le lecteur ressort riche d’un éclairage nouveau et décentré sur l’histoire de la France. La postface rédigée par Christophe Charle souligne l’importance de dépasser le « francocentrisme » et de pratiquer le « doute radical » sur les idées reçues dans la pratique de l’histoire transnationale et globale. Au total, ce livre collectif est une synthèse remarquable qui apporte une vision actualisée et novatrice sur l’histoire contemporaine de la France, en l’enrichissant des apports féconds de la méthode transnationale et globale.

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Référence électronique

Chloé Maurel, « Quentin Deluermoz (dir.), D’ici et d’ailleurs. Histoires globales de la France contemporaine », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2022, mis en ligne le 15 mars 2022, consulté le 16 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1165

Auteur

Chloé Maurel

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