Maurice Genevoix et Ceux de 14 entrent au Panthéon, 11 novembre 2020. La commémoration de la commémoration ?

DOI : 10.56698/rhc.1161

Plan

Texte

Introduction

Toute commémoration est fondée sur une interaction complexe entre différence et similitude. Ceux qui commémorent sont tout à fait conscients de la différence entre eux et ceux qu’ils commémorent, mais du fait de la commémoration, ils souhaitent aussi effacer ces différences et souligner leur similitude. Il faut ajouter que le temps qui s’est écoulé entre le présent commémoratif et le passé commémoré n’est jamais vide, très souvent marqué par d’autres actes de commémoration. L’événement commémoré n’est donc pas isolé face aux commémorateurs. Des actes antérieurs de commémoration sont parfois si remarquables qu’il faut se poser la question : qu’est-ce qui est exactement commémoré ? L’événement qui eut lieu dans le passé ou ses commémorations successives ? Ou peut-être, les deux en même temps ? La récente panthéonisation de Maurice Genevoix, le 11 novembre 2020, représente une bonne opportunité pour examiner ces questions. L’étude de ce cas suggère, en effet, combien il est difficile d’analyser une commémoration et montre l’intérêt de démêler les différents niveaux du passé présents dans l’événement. Pour examiner un tel phénomène, la proposition consiste ici à étudier séparément ses trois composantes principales : le monument, la personne et la date. Bien que leur choix puisse sembler, après coup, naturel et évident, d’autres choix auraient pu être faits – autre monument, autre personne, autre date. Toutes ces composantes étaient réunies à la grande cérémonie du 11 novembre 2020 présidée par le président Emmanuel Macron, l’autre héros de l’événement. Dans la mesure où c’est lui qui décida du profil de la cérémonie, sa politique de mémoire constitue le contexte général dans lequel l’événement demande à être replacé.

Le monument

Les annales de la Cinquième République indiquent bien que c’est François Mitterrand qui ramena le « temple républicain des grands hommes1 » sous le feu de la rampe. Certes, avant lui, Charles de Gaulle décida en 1964 de transférer les cendres de Jean Moulin au Panthéon, mais il s’agissait uniquement de s’approprier une initiative socialiste, faite par le député Raoul Bayou, qui consistait à rendre cet honneur au héros de la Résistance au moment du vingtième anniversaire de sa mort.2 De Gaulle la transforma alors en une célébration à la fois de Moulin gaulliste et en vingtième anniversaire de la Libération ; il donna aussi à André Malraux l’occasion de faire l’un des discours les plus extraordinaires de l’histoire de l’éloquence française moderne.

Le malaise de De Gaulle concernant le Panthéon était compréhensible. Depuis la désacralisation du Panthéon à l’occasion des funérailles nationales de Victor Hugo (1885)3, et plus encore après la panthéonisation d’Émile Zola (1908)4, le monument au sommet de la montagne Sainte-Geneviève était considéré comme un lieu de mémoire appartenant à la Gauche. Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que François Mitterrand l’ajouta aux stations habituelles de la cérémonie d’intronisation du Président – l’Arc de Triomphe et l’Hôtel de Ville. Ainsi, le 21 mai 1981, il entra seul dans le monument et y déposa trois roses sur les cercueils de Jean Jaurès, Jean Moulin et Victor Schœlcher. Par la suite, il retourna quatre fois au Panthéon, pour les transferts des corps de René Cassin (1987), Jean Monnet (1988), de trois héros de la Révolution française – l’abbé Grégoire, Monge et Condorcet (1989) – ainsi que de Marie Curie et son époux Pierre (1995)5. Cependant, les panthéonisations qui eurent lieu sous les mandats des présidents de la République qui suivirent Mitterrand firent du Panthéon un monument consensuel et œcuménique : Jacques Chirac – André Malraux (1996), Alexandre Dumas, père (2002) et un hommage aux Justes de France (2007) ; Nicolas Sarkozy – Aimé Césaire (plaque commémorative, 2011) ; François Hollande – quatre héros de la Résistance : Jean Zay, Pierre Brossolette, Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle-Anthonioz (2015).

Le Panthéon que « reçut » Emmanuel Macron était donc un monument qui convenait bien à l’image centriste et consensuelle qu’il souhaitait présenter. Cependant, le monument était sous-utilisé. Parmi les présidents qui suivirent François Mitterrand, seul Jacques Chirac présida plus d’une panthéonisation, même s’il n’organisa qu’une seule cérémonie pendant son quinquennat. Il semble que François Hollande l’ait noté. C’est la raison pour laquelle il demanda à Philippe Bélaval, le président du Centre des monuments nationaux, un an après le début de son quinquennat, de mener une « mission de réflexion » sur le Panthéon et de lui présenter des « propositions [qui] devront porter sur le contenu des actions de toute nature qui pourraient être conduites à partir de ce monument ou autour de lui, pour en faire un lieu actif et innovant d’élaboration et de promotion de principes de la République »6. Ce dernier, qui organisa en septembre 2013 une consultation internet ouverte concernant les noms de ceux qui pourraient être transférés au Panthéon, présenta un rapport détaillé en octobre 2013 dans lequel il faisait plusieurs propositions. Tout en déplorant le statut marginal actuel du Panthéon dans la vie civique de la nation, il suggérait de le transformer en un monument républicain et culturel essentiel, et ce grâce à un réaménagement physique et un programme intensif d’événements – expositions artistiques et historiques, cérémonies civiques diverses et panthéonisations, notamment de femmes7. De cet ambitieux programme, François Hollande ne réalisa que la partie concernant le transfert au Panthéon et la féminisation de cet honneur, et encore, de manière restreinte.

Emmanuel Macron, en revanche, fut beaucoup plus actif. Non seulement il organisa la panthéonisation de Simone Veil et de son mari (2018) un an seulement après sa mort, mais il participa aussi à plusieurs cérémonies qui eurent lieu dans le monument : la cérémonie marquant le cent-soixante-dixième anniversaire de l’abolition de l’esclavage (27 avril 2018) ; l’inauguration de l’exposition « Clemenceau, le courage de la République » (1er novembre 2028) et la cérémonie marquant le cent-cinquantième anniversaire de la proclamation de la Troisième République (4 septembre 2020) – une date rarement signalée par les régimes républicains. De plus, la cérémonie funéraire aux Invalides en l’honneur du gendarme Arnaud Bertrame, mort dans une attaque terroriste, laquelle fut présidée par Emmanuel Macron, commença au Panthéon (23 mars 2018). Il n’est donc pas surprenant qu’une panthéonisation fut choisie comme acte devant clore le cycle mémoriel de la Grande Guerre, entamé en 2014. La question qui demeurait était : quelle dépouille transférer au Panthéon ?

La personne

Le transfert de Maurice Genevoix au Panthéon fut annoncé par Emmanuel Macron le 6 novembre 2018 dans le petit village des Éparges (Meuse), près de Verdun, où l’écrivain, un lieutenant de l’armée française, avait été sérieusement blessé au cours de l’attaque allemande de 1915. Emmanuel Macron était alors en pleine semaine « d’itinérance mémorielle » du centenaire de la Grande Guerre dans le Nord-Est. Celle-ci devait « donner du sens aux combats des poilus, ouvriers, paysans, artisans, instituteurs8 » – ceux qui dans le passé reflétaient les gens ordinaires qu’il était censé rencontrer dans les champs et les usines durant son itinéraire. Macron essaya de donner à son choix de Genevoix, mort en 1980, une touche personnelle, en affirmant qu’il était l’un de ces « auteurs favoris… découvert lorsqu’il était jeune grâce à sa grand-mère9 ».

Le nom de Genevoix comme candidat à la panthéonisation apparut pourtant plus tôt, au moment de la préparation du centenaire de la Grande Guerre, précisément au cours d’une réunion réunissant Joseph Zimet, Directeur général de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale, la fille de Maurice Genevoix, Sylvie Genevoix, et son mari, Bernard Maris, à l’été 2010. Zimet, qui adopta l’idée, travaillait alors au secrétariat d’État aux Anciens Combattants et, quand la mission fut créée en avril 2012, Bernard Maris en devint son premier conseiller scientifique10. De surcroit, Sylvie Genevoix et Bernard Maris, qui étaient très connectés aux milieux culturels et politiques comme aux médias français, avaient créé en 2011 l’association « Je me souviens de Ceux de 14 » (s’inspirant du titre d’un des livres de Maurice Genevoix11). Son objectif était de commémorer les soldats français de la Grande Guerre à travers Maurice Genevoix, ses livres, les témoignages qui lui étaient associés et de travailler à sa panthéonisation.12 Cependant, en dépit de tous ces efforts, l’idée de la panthéonisation de Genevoix mit dix ans à se concrétiser. Nicolas Sarkozy, avait créé la mission et nommé Joseph Zimet à sa tête, mais François Hollande, qui le remplaça 2012, préféra panthéoniser des personnages associés à la Résistance. Après lui, comme le rapporte Zimet, « Emmanuel Macron a été plus facile à convaincre, il est un lecteur13 ».

L’explication du choix de Maurice Genevoix résidait déjà dans le raisonnement développé par Joseph Zimet dans son rapport préparatoire de 2011 destiné à Nicolas Sarkozy. Il y écrivait que l’auteur était « le porte-parole légitime de la génération des combattants de la Grande Guerre14 ». Genevoix pouvait devenir un « porte-parole » du fait de son double rôle : à la fois, soldat ayant combattu dans la Grande Guerre et écrivain ayant écrit sur ce sujet. Ainsi, être soldat était clairement une condition nécessaire mais non suffisante pour recevoir un honneur national suprême. Cet état de fait avait pourtant suffi pour Lazare Ponticelli, le dernier poilu survivant qui eut droit à des obsèques nationales aux Invalides en 2018 mais, après sa mort, le geste ne pouvait se répéter. Maurice Genevoix apparaissait donc, par-dessus tout, comme un témoin. Or, à une époque où la Grande Guerre commençait à s’éloigner dans les mémoires, il semblait clair que celui qui transmettait la mémoire de cet événement terrible aux générations futures devait être honoré pour ses écrits, figurant, dans ce contexte, davantage comme des témoignages que comme de la littérature. La protestation d’Arsène Lux, le maire de Verdun, fut à cet égard significative. Après avoir appris la proposition de Joseph Zimet de panthéoniser Maurice Genevoix, il écrivit une lettre à Nicolas Sarkozy, se plaignant que ce geste risquait « de fragiliser le témoignage de reconnaissance nationale dû à l’ensemble des acteurs, et d’abord aux victimes directes du premier conflit mondial15 ». Tandis que Lux était encore attaché à la vision d’un contact direct avec la guerre, l’État était passé à une position qui mettait l’accent sur une approche indirecte. À travers la figure de Genevoix, il n’honorait pas moins les commémorateurs des poilus que les poilus eux-mêmes.

L’autre mérite de Maurice Genevoix, au regard de son éventuelle panthéonisation, était, comme le notait Joseph Zimet, sa légitimité. En effet, si, parmi les combattants écrivains de la Grande Guerre, Henri Barbusse était probablement le plus connu, en particulier dans la période d’entre- deux-guerres, il était pacifiste et communiste.16 Genevoix, en revanche, se situait politiquement au centre-droit, et il ne devint célèbre en tant qu’auteur témoin de la Grande Guerre qu’après la Deuxième Guerre mondiale et la republication en 1950 de quatre romans, écrits entre 1916 et 1923, rassemblés en un volume titré Ceux de 14. Ce livre, republié plusieurs fois par différents éditeurs jusqu’en 2017, offrait un tableau détaillé de la façon dont la guerre fut vécue par les simples soldats, mais il aida aussi les Français de la période d’après Vichy à se reconnecter avec les jours glorieux de la Grande Guerre et la victoire sur les Allemands. De surcroit, Genevoix était passé par les étapes nécessaires pour devenir un intellectuel respecté : diplômé de l’École normale supérieure (1914), lauréat du prix Goncourt (1925), membre de l’Académie française (1946), devenu son secrétaire perpétuel (1958-1974), et récipiendaire de la Grande Croix de la Légion d’honneur (1963). L’auteur de Ceux de 14 était clairement un personnage consensuel et le titre de son ouvrage pouvait facilement servir de coiffe générale sous laquelle tous les soldats français de la Grande Guerre pouvaient être commémorés.

La date

Comme Emmanuel Macron l’annonça lors de sa visite aux Éparges, alors qu’il se tenait à côté du buste de Maurice Genevoix, la panthéonisation de l’auteur de Ceux de 14 était censée avoir lieu un an plus tard, le 11 novembre 2019. Mais un mois avant la cérémonie, le président de la République annonça de manière inattendue qu’elle serait repoussée au 11 novembre 2020. La raison officielle était qu’elle était repoussée « afin de l’adosser au centenaire de l’inhumation du soldat inconnu » sous l’Arc de triomphe17 mais, selon d’autres sources, la décision était liée aux difficultés de l’avancement des projets artistiques et monumentaux liés à la cérémonie18. Quelle que soit la raison, réunir la panthéonisation avec le centenaire de l’inhumation du Soldat inconnu changeait quelque peu la nature de l’événement. L’intention initiale d’Emmanuel Macron avait été de commémorer, à travers la panthéonisation, non seulement Genevoix, figure élitiste singulière, mais aussi la collectivité de « ceux de 14, simples soldats, officiers, engagés, appelés, militaires de carrière, sans grades et généraux, mais aussi les femmes… celles de 14 »19. L’association avec le poilu enterré sous l’Arc de triomphe renforçait encore cette image populaire de la cérémonie.

Ce changement de date eut d’autres conséquences : l’événement du 11 novembre 2020 devenait une commémoration d’une autre commémoration – celle de la cérémonie du 11 novembre 1920, qui marquait le cinquantième anniversaire de la déclaration de la Troisième République et commémorait les morts non identifiés de la Grande Guerre20. La pratique d’une commémoration d’autoréférence n’était pas nouvelle dans l’histoire de la France républicaine. La fête nationale annuelle du 14 juillet, officiellement célébrée pour la première fois en 1880, marquait non seulement la prise de la Bastille, mais aussi la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790 qui « fonda sur des bases indestructibles, l’unité de la patrie21 ». Inclure une référence à la Fête de la Fédération dans les textes légaux était censé atténuer l’image insurrectionnelle et violente de la prise de la Bastille et assurer les opposants de la République des intentions unificatrices et pacifiques des républicains. De même, se référer tant à la Grande Guerre qu’à la cérémonie unificatrice du 11 novembre 1920 permettait à Emmanuel Macron de se présenter comme le symbole d’une nation française unifiée.

La cérémonie

Une panthéonisation est, en fait, un nouvel enterrement et en tant que tel, elle constitue aussi un rite de passage : le héros de la cérémonie, au début citoyen ordinaire, doit passer par plusieurs étapes avant de devenir un grand homme, à l’instar de tous les autres grands hommes enterrés dans la crypte du monument. Dans le cas de Maurice Genevoix, son cercueil dut parcourir un long voyage circulaire afin d’accomplir la première partie du rite, sa séparation des autres citoyens. Le lundi 9 novembre, il fut exhumé du cimetière de Passy et amené aux Éparges, le village où il fut blessé en 1915. Après avoir passé la nuit dans l’église locale, le cercueil retourna à Paris où il fut déposé à l’École Normale supérieure, rue d’Ulm, avant d’être conduit au monument le soir du 11 novembre. La proximité physique et spirituelle entre l’ENS et le Panthéon inspira à Mona Ozouf, ne plaisantant qu’à moitié, le sous-titre « L’École normale des morts22 » pour son célèbre article sur le monument. Dans le cas de Maurice Genevoix, la métonymie était particulièrement appropriée. Cependant, le contact symbolique entre l’écrivain et le lieu où il versa son sang pour la patrie était encore plus important et, comme nous le verrons, il eut un écho dans la cérémonie elle-même.

Ce même lundi, le président Macron fit un autre voyage qui le mettait en contact avec un autre lieu sacré de l’histoire de France. Pour le cinquantième anniversaire de la mort de Charles de Gaulle, il se rendit en effet en pèlerinage à Colombey-les-Deux-Églises, afin de s’incliner sur la tombe du général avant de participer à la cérémonie militaire annuelle face à l’immense Croix de Lorraine, située à proximité. Ce faisant, il renouvelait une tradition gaulliste, selon laquelle un tel pèlerinage était devenu un événement annuel23. Bien que la proximité des dates de l’anniversaire et de la panthéonisation fût pure coïncidence, l’un des conseillers d’Emmanuel Macron rappela aux journalistes que De Gaulle avait bravement combattu pendant la Grande Guerre, et il ajouta que « quand on parle de la Nation, quand on va se recueillir sur la tombe du Général, quand on va au Panthéon… on montre la même chose, on dit la même chose24 ». C’était donc là un autre indice que, pour lui, le Panthéon cessait d’être un monument de la Gauche.

L’itinéraire d’Emmanuel Macron, ce 11 novembre, comprenait trois stations symboliques. La première était la statue de Georges Clemenceau, au coin de l’avenue Winston Churchill et de l’avenue des Champs-Élysées, où il déposa une gerbe. Le Clemenceau qu’il honorait par ce geste et durant « l’année Clemenceau » de 2018 était évidemment le vieux « Père de la victoire » et non le jeune député radical aux opinions socialistes. Les actes commémoratifs de cette semaine indiquaient donc un lignage patriotique qui commençait avec Clemenceau, continuait avec De Gaulle et se terminait avec Macron lui-même. La deuxième station, plus traditionnelle, était la tombe du Soldat inconnu, où il déposa une autre gerbe et réanima ensuite la flamme. La troisième station était le Panthéon.

Depuis l’inauguration de la présidence de François Mitterrand, lors de laquelle le Panthéon avait été transformé en un gigantesque studio de télévision, toutes les panthéonisations avaient été des cérémonies télévisées, programmées comme des événements retransmis en direct25. Le public était évidemment invité à assister à la cérémonie le long de la rue Soufflot, mais le principal public était constitué par les téléspectateurs. La panthéonisation de Genevoix poussa encore davantage ce développement. Du fait de la pandémie du covid-19, la cérémonie eut lieu sans public, excepté un petit groupe de trente personnes – membres de la famille, autorités étatiques et militaires – qui se rassemblèrent à l’intérieur du monument. De plus, celle-ci n’eut pas lieu, comme d’habitude, durant la journée, mais le soir, au moment où la présentation de l’illumination et la projection des images sur la façade du Panthéon pouvaient atteindre un fort effet dramatique26. Ainsi, de la même manière que la panthéonisation de Genevoix ne glorifiait pas seulement la Grande Guerre, mais aussi sa médiatisation par d’autres actes de commémoration, la cérémonie elle-même était médiatisée à travers le médium de la télévision.

La cérémonie télévisée commençait avec des vues alternées du parvis du Panthéon et du chœur, tous deux vides, et de l’entrée du couple Macron dans le chœur par le côté, comme une sorte de dei ex machina. Puis, la vue se déplaçait vers le parvis où 101 cubes de verre illuminés, chacun contenant une poignée de terre de chaque département français, étaient disposés dans une sorte de Fête de la Fédération immobile. Les téléspectateurs pouvaient entendre les sons d’une bataille et le cri « En avant, derrière moi ! », émis par le commandant de l’armée, mais convenant aussi à être prononcé par le président de la République. Le premier geste symbolique de la cérémonie était aussi le plus « naturel » : six étudiants de l’École normale supérieure portaient dans leurs mains nues une poignée de terre des Éparges, où le jeune normalien Genevoix avait été blessé en 1915, et la déposèrent au 101e cube, celui de la Meuse. La cérémonie unifiait donc symboliquement le morceau de terre sur lequel Genevoix avait versé son sang aux morceaux de terre d’autres régions de la patrie et au corps mort de Genevoix lui-même, un acte lié au nationalisme romantique du XIXe siècle.

Le reste de la cérémonie était plus conventionnel : un spectacle son et lumière était donné, usant de la façade du Panthéon pour projeter des images de soldats de la Grande Guerre, des portraits de Genevoix et des pages de ses manuscrits, tandis que des extraits de ses écrits étaient lus à haute voix ; le cercueil de Genevoix était lentement porté dans la rue Soufflot sur les épaules de six soldats, avant d’entrer au Panthéon, actes constituant les deuxième et troisième étapes du rite de passage ; des extraits de ses écrits étaient lus par deux acteurs de la Comédie-Française, tandis que la caméra s’approchait lentement de la boite de verre avec son manuscrit ; et, finalement Macron prononçait son discours, dans lequel il rappelait à ceux qui l’écoutaient l’enterrement en 1920 du Soldat inconnu, rendait un hommage non seulement à Genevoix et à ses camarades morts mais aussi aux écrivains qui écrivirent après la Grande Guerre, tels Jean Giono, Louis Aragon et Joseph Kessel, et insistait sur l’identité entre « ceux de 14 » et « nous, Français » d’aujourd’hui.

Durant toute cette période, le Panthéon fonctionna aussi comme une galerie d’art et une salle de concert. L’État avait commandé à l’artiste plasticien allemand Anselm Kiefer six œuvres en relation avec les écrits de Genevoix et de la Grande Guerre, et ceux-ci furent présentés durant la cérémonie tandis qu’une œuvre musicale, commandée au compositeur français Pascal Dusapin, était diffusée à partir de soixante-dix haut-parleurs cachés dans des blocs de fausse pierre, accrochés au plafond. La commande officielle des œuvres d’art à des artistes contemporains saillants, spécialement réalisées pour le Panthéon, renouvelait une tradition qui avait pris fin en 1924, et marquait que Macron était décidé à ranimer ce « lieu mort de l’imaginaire national27 ». Le moyen de le faire, semble avoir pensé Emmanuel Macron à travers sa politique commémorative, était de multiplier les événements organisés au Panthéon et de connecter ce dernier à l’art contemporain. Comme le dernier événement le démontrait, une commémoration pouvait aussi en associer une autre, et ainsi élargir le répertoire des événements pouvant être commémorés.

Conclusion : Macron, Ricœur et « l’ère de la commémoration »

Emmanuel Macron étant proche du philosophe Paul Ricœur – il fut son assistant pour l’écriture de La Mémoire, l’histoire, l’oubli28 –, il pouvait sembler naturel de se demander si, après son élection à la Présidence, sa politique en général, et sa politique mémorielle en particulier, devait quelque chose à son mentor. Les réponses des spécialistes qui examinèrent la question furent variées, et parfois un même chercheur donna des réponses différentes à des moments différents. François Dosse, par exemple, écrivit un livre dans lequel il soutenait qu’il y avait une continuité entre les positions philosophiques de Paul Ricœur et la politique d’Emmanuel Macron29, mais il publiait dans Le Monde du 3 décembre 2019, une tribune sous la forme d’une lettre ouverte à Macron, dans laquelle il attaquait sa politique migratoire et déclarait qu’elle était « aux antipodes éthiques et politiques de Ricœur dont tu t’es réclamé ». Pour ce qui est de la politique mémorielle de Macron, Sarah Gensburger déclarait que, suivant l’enseignement de Ricœur, Macron avait « une vision entièrement contractuelle de la mémoire » avec laquelle il souhaitait faire progresser la résolution des conflits30.

Le cadre de cette étude de la panthéonisation de Genevoix est trop étroit pour analyser sur cette base la relation entre les idées de Paul Ricœur et toute la politique mémorielle d’Emmanuel Macron. Cependant, si l’on en juge par l’intense activité commémorative de Macron durant la semaine de cette panthéonisation, il ne fait pas de doute qu’il n’est pas un ricœurien. Comme Ricœur l’écrivait en conclusion de son chapitre « La mémoire exercée : us et abus », adhérant à la conclusion générale des Lieux de mémoire31 de Pierre Nora : « mon entreprise ne relève pas de cet “élan de commémoration mémorielle”… S’il est vrai que le “moment-mémoire”… définit une époque, la nôtre, mon travail a l’ambition d’échapper aux critères d’appartenance à cette époque… ». C’est pourquoi il ne se sent pas menacé, mais conforté, par la conclusion de Pierre Nora, annonçant un temps où « l’heure de la commémoration sera définitivement close32 ». Tandis que Paul Ricœur défendait un complexe « travail de deuil et travail de mémoire33 », Emmanuel Macron multipliait des gestes commémoratifs présentant un passé unidimensionnel.

1 Mark Deming, « Le Panthéon révolutionnaire », dans Barry Bergdol (dir.), Le Panthéon : Symbole des révolutions, Paris, Picard Éditeur, 1989, p. 101.

2 Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, 1944-198…, Paris, Seuil, 1987, p. 82-97.

3 Avner Ben-Amos, « Les funérailles de Victor Hugo : Apothéose de l’événement spectacle », dans Pierre Nora, (dir.), Les Lieux de mémoire, t. I, La

4 Michel Drouin, Zola au Panthéon : La quatrième affaire Dreyfus, Paris, Perrin, 2008.

5 Pour une analyse des panthéonisations organisées par François Mitterrand, voir : Avner Ben-Amos, Le Vif saisit le mort : Funérailles, politique et

6 Lettre de François Hollande à Philippe Bélaval, 22 mai 2013, cité dans Pierre Bélaval, Pour faire entrer le peuple au Panthéon : Rapport à monsieur

7 Philippe Bélaval, op. cit. p. 6-20.

8 Citation d’un communiqué de l’Élysée dans Le Monde, 4 novembre 2018.

9 Le Figaro, 2 novembre 2018.

10 Interview avec Joseph Zimet dans Libération, 9 novembre 2018.

11 Maurice Genevoix, Ceux de 14, Paris, Flammarion, 1950.

12 Sur le travail de l’association et le statut de Maurice Genevoix parmi les auteurs-soldats de la Grande Guerre, voir Benjamin Gilles, Transmettre l

13 Interview avec Joseph Zimet dans Libération, 9 novembre 2018.

14 Joseph Zimet, Commémorer la Grande Guerre (2014-2020) : Propositions pour un centenaire international, Paris, ministère de la Défense et des

15 Le Point, 16 février 2012.

16 Pour une comparaison entre Barbusse et Genevoix, voir Jean-Yves Le Naour, La Gloire et l’Oubli : Maurice Genevoix et Henri Barbusse, témoins de la

17 Le Figaro, 2 octobre 2019.

18 « Maurice Genevoix et la ruse de l’histoire », France Culture ,3 octobre 2019 ; « La panthéonisation de Maurice Genevoix et Ceux de 14 reportée d’

19 Le Figaro, 6 novembre 2018.

20 Pour une analyse de cette double cérémonie, voir : Avner Ben-Amos, Le vif saisit le mort… op. cit. p.

21 Antoine Achard, le rapporteur de la loi de 14 juillet, cité dansRosemonde Sanson, Les 14 juillet, fête et conscience nationale, 1789-1975, Paris

22 Mona Ozouf, « Le Panthéon : L’École normale des morts » dans Pierre Nora, (dir.), Les Lieux de mémoire, t. I, La République, Paris, Gallimard, 1984

23 Le Monde, 9 novembre 2020.

24 Le Figaro, 8 novembre 2020.

25 Daniel Dayan et Elihu Katz, La Télévision cérémonielle. Anthropologie et histoire en direct, Paris, PUF, 1996.

26 La description de la cérémonie se base sur les sources suivantes : le site officiel de la Présidence française https://www.elysee.fr/

27 Mona Ozouf, « Le Panthéon », op. cit., p. 139.

28 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.

29 François Dosse, Le Philosophe et le Président : Ricœur & Macron, Paris, Stock, 2017.

30 L’Express, 11 novembre 2018.

31 Pierre Nora, « L’ère de la commémoration”, dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, v. III-3, Paris, Gallimard, 1992, p. 977-1012.

32 Paul Ricœur, La mémoire… op. cit., p. 110.

33 Ibid.

Notes

1 Mark Deming, « Le Panthéon révolutionnaire », dans Barry Bergdol (dir.), Le Panthéon : Symbole des révolutions, Paris, Picard Éditeur, 1989, p. 101.

2 Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, 1944-198…, Paris, Seuil, 1987, p. 82-97.

3 Avner Ben-Amos, « Les funérailles de Victor Hugo : Apothéose de l’événement spectacle », dans Pierre Nora, (dir.), Les Lieux de mémoire, t. I, La République, Paris, Gallimard, 1984, p. 473-522.

4 Michel Drouin, Zola au Panthéon : La quatrième affaire Dreyfus, Paris, Perrin, 2008.

5 Pour une analyse des panthéonisations organisées par François Mitterrand, voir : Avner Ben-Amos, Le Vif saisit le mort : Funérailles, politique et mémoire en France (1789-1996), traduit par Rachel Bouyssou, Paris, Éditions de l’EHESS, 2013, p. 381-388.

6 Lettre de François Hollande à Philippe Bélaval, 22 mai 2013, cité dans Pierre Bélaval, Pour faire entrer le peuple au Panthéon : Rapport à monsieur le président de la République, t. 1, 2013, p. 3. (https://www.vie-publique.fr/rapport/33603-pour-faire-entrer-le-peuple-au-pantheon-rapport-monsieur-le-presiden, consulté le 20 janvier 2021).

7 Philippe Bélaval, op. cit. p. 6-20.

8 Citation d’un communiqué de l’Élysée dans Le Monde, 4 novembre 2018.

9 Le Figaro, 2 novembre 2018.

10 Interview avec Joseph Zimet dans Libération, 9 novembre 2018.

11 Maurice Genevoix, Ceux de 14, Paris, Flammarion, 1950.

12 Sur le travail de l’association et le statut de Maurice Genevoix parmi les auteurs-soldats de la Grande Guerre, voir Benjamin Gilles, Transmettre l’expérience de la Grande Guerre : Maurice Genevoix – Le témoin du centenaire ? Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’Observatoire du centenaire, s.d. Voir aussi le site internet de l’association : https://ceuxde14.wordpress.com (consulté le 20 janvier 2020).

13 Interview avec Joseph Zimet dans Libération, 9 novembre 2018.

14 Joseph Zimet, Commémorer la Grande Guerre (2014-2020) : Propositions pour un centenaire international, Paris, ministère de la Défense et des Anciens Combattants, 2011, p. 14.

15 Le Point, 16 février 2012.

16 Pour une comparaison entre Barbusse et Genevoix, voir Jean-Yves Le Naour, La Gloire et l’Oubli : Maurice Genevoix et Henri Barbusse, témoins de la Grande Guerre, Paris, Michalon, 2020.

17 Le Figaro, 2 octobre 2019.

18 « Maurice Genevoix et la ruse de l’histoire », France Culture ,3 octobre 2019 ; « La panthéonisation de Maurice Genevoix et Ceux de 14 reportée d’un an ! », L’Histoire en rafale, 2 octobre 2019.

19 Le Figaro, 6 novembre 2018.

20 Pour une analyse de cette double cérémonie, voir : Avner Ben-Amos, Le vif saisit le mort… op. cit. p.

21 Antoine Achard, le rapporteur de la loi de 14 juillet, cité dans Rosemonde Sanson, Les 14 juillet, fête et conscience nationale, 1789-1975, Paris, Flammarion, 1976, p. 203.

22 Mona Ozouf, « Le Panthéon : L’École normale des morts » dans Pierre Nora, (dir.), Les Lieux de mémoire, t. I, La République, Paris, Gallimard, 1984, p. 139-166.

23 Le Monde, 9 novembre 2020.

24 Le Figaro, 8 novembre 2020.

25 Daniel Dayan et Elihu Katz, La Télévision cérémonielle. Anthropologie et histoire en direct, Paris, PUF, 1996.

26 La description de la cérémonie se base sur les sources suivantes : le site officiel de la Présidence française https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/11/11/entree-au-pantheon-de-maurice-genevoix-et-de-ceux-de-14 (consulté le 22 janvier 2021), et les rapports des journaux dans Le Figaro, Le Monde, Libération, La Croix, Le Point – 11 novembre 2020.

27 Mona Ozouf, « Le Panthéon », op. cit., p. 139.

28 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.

29 François Dosse, Le Philosophe et le Président : Ricœur & Macron, Paris, Stock, 2017.

30 L’Express, 11 novembre 2018.

31 Pierre Nora, « L’ère de la commémoration”, dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, v. III-3, Paris, Gallimard, 1992, p. 977-1012.

32 Paul Ricœur, La mémoire… op. cit., p. 110.

33 Ibid.

Citer cet article

Référence électronique

Avner Ben-Amos, « Maurice Genevoix et Ceux de 14 entrent au Panthéon, 11 novembre 2020. La commémoration de la commémoration ?  », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1161

Auteur

Avner Ben-Amos

Professeur (émérite), École de l’Éducation, Université de Tel-Aviv

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Traducteur

Fabienne Bergmann