Jean-Noël Jeanneney, Le rocher de Süsten. Mémoires, 1942-1982

Paris, Éditions du Seuil, 2020.

Référence(s) :

Jean-Noël Jeanneney, Le rocher de Süsten. Mémoires, 1942-1982, Paris, Éditions du Seuil, 2020, 432 p.

Texte

Ce nouveau livre prend le parti de la liberté, une liberté plurielle. D’abord Jean-Noël Jeanneney illustre la notion de hasard en histoire. Non pas le hasard comme signe de l’aléa ou de la chance, mais celui dont l’irruption soudaine rompt la marche du temps, ou fait le jeu de la contingence. Au lieu de la continuité, la rupture. La première d’entre toutes donne son titre au livre : l’accident mortel qui écrase sous un éboulement rocheux au col suisse de Süsten les passagers du véhicule qui précède celui de l’auteur. Le hasard l’a placé à quelques secondes ou à quelques mètres de la mort. Ce hasard tragique nous vaut la lecture de ces précieux Mémoires.

Plus avant dans le livre, comme pour confirmer cette importance du concept, à propos des plans qui se dessinaient sur la carrière de Jean-Marcel Jeanneney, le père de l’auteur, qui fut Ministre des Affaires sociales de 1966 à 1968 puis Ministre chargé des réformes constitutionnelles, cette remarque datée de mai 1963 : « il m’est plaisant de relire ce que furent ces supputations dans le bal des ambitions ordinaires. Je ne le dis pas en mauvaise part, mais pour noter une fois de plus les bornes infranchissables de l’imprévisible » (p. 138). Le hasard, cette entaille dans le cours du temps, l’événement qui en entrave ou en accélère la continuité, découpant parfois toute une périodisation historique. En politique, il peut devenir contingence, ce que le général de Gaulle exprime en mode d’emploi stratégique : « L’action ne vaut qu’en fonction de contingences qui ne se retrouvent jamais ».

L’ouvrage couvre une période ouverte en 1958, au retour du général de Gaulle. Elle se poursuit jusqu’à l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République. L’époque voit surgir la guerre d’Algérie, le putsch d’Alger en 1961, l’accès de ce pays à l’indépendance, la découverte de l’Asie par l’auteur, les événements de mai 68 dont il fut témoin, son « port d’attache » à l’Université de Nanterre. Mais là n’est pas l’essentiel ; ces réalités historiques et politiques s’écrivent au rythme du vécu de l’auteur : sa respectueuse affection pour son grand-père, dont il édita et annota Le Journal politique, sa proximité chaleureuse avec son père, grand serviteur de l’État, le choix de ses études universitaires, ses voyages en Orient et aux États-Unis, ses visites à de hauts responsables politiques, entre autres celle au général de Gaulle à la Boisserie, à Colombey-les-Deux-Églises, le 30 décembre 1969. On n’y lira pas simplement un entrelacs de vie publique et de sentiments privés, mais l’élaboration d’un récit qui privilégie la façon dont les événements sont perçus par un témoin direct, les interprétations personnelles qu’il propose, la maturation qui en résulte. C’est cette histoire-là que nous livre Jean-Noël Jeanneney.

Un long passage se réfère à l’École des Annales et aux évolutions radicales que plusieurs historiens leur ont impulsées. Cette réflexion et les considérations qui l’accompagnent ont surtout pour effet de souligner l’originalité du travail scientifique que réalise le genre littéraire des Mémoires. L’intérêt de ce premier tome est bien de se nourrir des souvenirs et des notes d’époque de son auteur afin de donner son point de vue et de montrer la singularité de son regard sur les événements. Il les voit de ses yeux de jeune homme ; à partir de là, il élabore sa réflexion d’historien. L’exercice s’enrichit de la pluralité des postes d’observation qu’il occupe au fil de sa vie : le giron familial, l’École Normale de la rue d’Ulm, la proximité avec les acteurs de l’histoire de la France. Le texte donne à voir aussi les émotions et passions de l’auteur : son admiration pour le général de Gaulle, son plaisir à retrouver auprès d’un condisciple « le brio et la joyeuse finesse d’Alain-Gérard Slama » (p. 88), son goût pour les bons mots, qu’apprécieront même les étudiants d’aujourd’hui «  Heureux les fleuves, qui suivent leurs cours dans leur lit » (p. 92), la curiosité bien sûr qui le pousse vers le Laos, le Viêtnam ou le Cambodge, la liberté enfin qu’il exerce dans le choix d’une carrière d’enseignant. Et, par-dessus tout, ses émotions face à l’originalité des situations qu’il a vécues.

Parler de soi expose un auteur aux pièges de l’écriture. En la voulant trop distanciée, il sortirait de l’exercice des Mémoires ; un texte trop intime le plongerait dans la célébration narcissique. Jean-Noël Jeanneney échappe à ces écueils en exploitant la précision de ses notes personnelles prises « à chaud », qui sont les véritables sources de son travail ; ainsi en est-il de la scène qui se présente à ses yeux le premier automne après l’indépendance : « L’Algérie où je débarquais, en ce premier automne d’après l’indépendance, offrait une ambiance étrange à qui l’abordait pour la première fois… » (p. 124). On y devine son émotion en arrivant dans un pays neuf, qui vaut invitation faite au lecteur à partager des réflexions personnelles.

Son récit introduit une distance entre lui-même et les événements passés qu’il relate à la faveur de l’humour qu’il manie tant à l’égard des faits exposés que de lui-même comme observateur, équipé de l’héritage culturel dont il est le bénéficiaire. On retiendra ses pointes désopilantes dans le récit des cérémonies de Vatican II auxquelles il assiste et dont il raille le formalisme : « La journée s’acheva sur un autre moment de la pompe pontificale : la procession organisée par le pape et les prélats de Sainte-Croix-de-Jérusalem à Saint-Jean-de-Latran. (…) entre deux épaules, nous vîmes passer à pas lents, penchés sur le texte saint, violets, tous les évêques de la Terre, puis la masse rouge des cardinaux, puis enfin le pape, très brun de peau sous sa calotte blanche » (p. 146). Ces observations goguenardes seraient-elles possibles sans l’austérité de la culture protestante de sa famille maternelle ou la solide culture laïque paternelle ? Et, disons-le, la pompe vaticane fait-elle vraiment défaut aux cérémonies élyséennes ? Quoi qu’il en soit, pourtant, la dernière session du concile de Vatican II à Rome en 1965, qui aurait pu n’être qu’une anecdote, prend sous sa plume la valeur d’un témoignage historique.

Ce premier tome de Mémoires cultive sa singularité. Son auteur y occupe une position d’observateur. Sans doute privilégiée, mais là n’est pas l’essentiel. Cette position évolue, c’est ce qui compte. Les propos qu’il recueille dans le cabinet ou le bureau de son père sont ceux d’un invité déférent et discret. Lors des voyages qu’il réalise en Asie lorsqu’il bénéficie d’une année supplémentaire à Normale Sup, une évolution se dessine. Le futur mémorialiste peut commenter, rappeler sa surprise devant certains propos lancés à la cantonade par Claude Cheysson ou s’attrister devant le spectacle déplorable des troupes américaines au Vietnam ou exprimer son empathie pour les Cambodgiens, avant que leur pays ne soit fracassé par une dictature sanguinaire. L’observation devient pour ainsi dire participative, le regard et la plume prennent parti, annoncent l’action attendue ou redoutée par l’observateur. Cette évolution enrichit subtilement le métier d’historien mais annonce aussi le discernement de celui qui va participer au devenir de son pays.

Du grand art de parler de soi pour expliquer le monde qui va.

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Référence électronique

André Rauch, « Jean-Noël Jeanneney, Le rocher de Süsten. Mémoires, 1942-1982  », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 15 mars 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1152

Auteur

André Rauch

Université de Strasbourg

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