Pour nombre de raisons, ce livre nous interpelle.
D’abord par son titre et son sous-titre et le mystère qu’ils induisent – les deux concepts d’« histoire abyssale » et d’« anthropologie sensible » nécessitant sans doute quelques explications.
Une autre raison tient au sujet qui, de nos jours, défraie parfois la chronique médiatique lorsque l’on apprend la nouvelle d’une victime emprisonnée par son tortionnaire ! Hervé Mazurel se penche sur un cas presque similaire remontant à la première partie du début de XIXe siècle, dans le contexte culturel du romantisme allemand. Il s’agit de l’histoire devenue célèbre de Kaspar Hauser, enfant séquestré pendant treize ou quatorze ans dans un cachot, sans lumière, n’ayant côtoyé que l’énigmatique « Homme » qui s’occupait de sa nourriture et de son hygiène sans montrer son visage, un enfant qui n’a eu comme seul divertissement que son compagnon, un petit cheval en bois. Quand un jour de 1828, il a alors environ seize ans, il apparaît subitement sur une place de Nuremberg, l’étrangeté de son apparence physique et de son comportement provoque une immense stupeur. À l’instar des enfants sauvages comme Peter de Hanovre ou Victor d’Aveyron, qui ont nourri l’imaginaire culturel européen depuis le XVIIIe siècle, il devient l’objet d’observations et de soins attentifs de la part de plusieurs protecteurs. Leur œuvre d’acculturation portant ses fruits, l’adolescent perçoit peu à peu les signaux culturels transmis par son milieu d’accueil jusqu’à ce qu’il soit tué, en 1833, par un inconnu. Une vie brève, entourée de mystères, qui n’a cessé de questionner ses contemporains et la postérité comme le prouvent les 300 titres et 1 500 articles qu’elle a inspirés sans compter la production cinématographique. « Kaspar l’obscur » s’est donc fait connaître et a suscité nombre d’études, en particulier de la part des psychanalystes ou des anthropologues, comme en témoignent, en France, les ouvrages de Françoise Dolto (Kaspar Hauser, le séquestré au cœur pur, Mercure de France, 2002) ou d’Élisabeth de Fontenay (Gaspard de la nuit, Stock, 2018).
Que cette vie fasse l’objet de l’étude d’un historien est certainement une raison supplémentaire de s’intéresser à ce livre. Non pas parce qu’il s’agit d’une vie à la fois brève, simple et extraordinaire, car, sous l’impulsion de la micro-histoire, la biographie historique a déjà scruté des existences des plus ordinaires, telles celles des criminels de Michel Foucault, Philippe Artières et Dominique Kalifa, du meunier frioulan de Carlo Ginzburg, du compagnon vitrier de Daniel Roche, du sabotier d’Alain Corbin ou du paysan qui s’est fait voler son identité de Natalie Zemon Davis. Contrairement à ces véritables oubliés de l’histoire, le cas de Kaspar n’a pas été ramené à la lumière du jour à partir de l’exploration, parfois pénible, de liasses entières d’archives. Depuis longtemps en effet, l’essentiel des témoignages a déjà été publié, et fort heureusement, car le chercheur n’y aurait plus eu accès après la Deuxième Guerre mondiale, quand les sources directes ont été enfouies dans les décombres des bombardements. L’auteur n’est donc pas confronté à la restitution de cette existence : il s’attache avant tout au sens qu’elle peut avoir pour l’histoire en général. En quoi donc ce cas atypique de victime d’une longue séquestration est-il révélateur du monde dont cette victime a été tenue à l’écart ? De quelle manière cette vie, qui relève principalement de la psychiatrie, peut-elle devenir l’objet d’une démarche historiographique ?
D’où la principale raison de l’intérêt du livre, grâce à l’originalité de son analyse qui applique à l’histoire les ressorts de la psychanalyse et de l’anthropologie dans le droit fil de la voie ouverte par le texte fondateur de Lucien Febvre sur « la sensibilité et l’histoire1 ». Qu’elle se réclame de l’histoire des mentalités, de l’histoire de la psychologie collective, de l’histoire psychanalytique et, plus récemment, de l’histoire des sensibilités, cette lecture prospecte les mêmes territoires : la peur et la mort, le rire et les larmes, l’odorat, le silence, les rêves, les couleurs, etc., en bref, tout ce qui conduit l’investigation vers les tréfonds de l’histoire. Dans cet esprit, une équipe réunie à partir de 2016 autour de la publication de la revue Sensibilités. Histoire, critique et sciences sociales, aux Éditions Anamosa, a fait un pas en avant, en focalisant les recherches sur ce qui permet de « comprendre ce qui, dans des sociétés précises, pour des acteurs précis et dans des circonstances précises, peut bien faire des sensibilités le principe à partir duquel se vit, s’organise, se discute, se justifie ou s’interprète collectivement telle ou telle activité humaine. Et par là découvrir comment les sensibilités interviennent, comme sens pratique et mode descriptif, dans la construction d’un monde à leur mesure » (n° 1, 2016).
C’est dans ce vaste programme de travail que s’inscrit l’analyse d’Hervé Mazurel, par ailleurs membre du comité de rédaction de la revue Sensibilités. Avec Kaspar l’obscur, il explore avec témérité un personnage qui, n’étant relié ni à son temps, ni à un groupe, ni à une génération, n’est pas révélateur de l’histoire sociale ou culturelle, comme pouvaient l’être, par exemple, les protagonistes cités de la micro-histoire. Un personnage qui, en revanche, est « riche d’enseignements sur les relations de l’inconscient et de l’histoire » (p. 23).
Ce n’est pas tout. Le fait que l’exemple choisi se trouve à la limite de l’histoire, si ce n’est, à certains égards, en dehors de l’histoire, offre la possibilité « d’en apprendre beaucoup, en creux, sur l’historicité qui se trouve logée jusqu’aux tréfonds de nous-même » (p. 24). C’est à ce titre que Kaspar pourrait assumer la signification paradigmatique – essentielle, aux yeux de Carlo Ginzburg –, selon laquelle chaque étude de cas justifie son intérêt dans la perspective de l’histoire globale. Le grand défi du livre est de le prouver. Pour ce faire, l’auteur multiplie les angles d’observation de son personnage dans les deux temps de sa courte vie : la longue période de son existence cachée, restituée à partir des suggestions issues de témoignages ultérieurs, et les cinq années de « liberté », quand son évolution a été suivie, pas à pas, par ses protecteurs. Son analyse, d’une belle facture stylistique, ne relève pas de la biographie traditionnelle. L’auteur, loin de dévoiler les étapes d’un parcours trop court pour se prêter à cet examen, s’attache plutôt à l’évolution des composantes de la personnalité de Kaspar : le corps physique avec ses postures et ses gestuelles, sa manière de percevoir l’environnement – ses acuités sensorielles, ses goûts –, la vie des émotions, l’accommodement à la présence de l’autre, enfin, le cheminement de son apprentissage.
Il en résulte un saisissant portrait sensible et psychique, celle de l’incroyable métamorphose de l’enfant qui, ayant grandi dans un cachot, commence bien tardivement une brève existence sociale au cours de laquelle s’accomplissent le façonnement de ses perceptions et la « refonte globale de son affectivité » (p. 167). Les fines observations de l’un de ses protecteurs, l’éminent juriste et criminaliste Anselm von Feuerbach, père de l’illustre fratrie à laquelle appartient le philosophe Ludwig Feurbach, en sont la source la plus précieuse. Ce maître, imprégné des idées néo-humanistes allemandes du début du XIXe siècle, a de surcroît joué un rôle important dans le modèle éducatif choisi pour l’instruction du jeune « sauvage », avant qu’il ne soit confié à un mentor conservateur. Le cas Kaspar illustre de ce point de vue les conséquences « d’une controverse très prégnante dans l’espace germanique, entre les tenants d’une éducation plus flexible et humaniste et ceux d’une formation traditionnelle et autoritaire » (p. 206). Et, au-delà, ce cas justifie pleinement le rôle des études en matière d’acculturation – vaste chantier, annoncé magistralement par Alphonse Dupront2 – dans ces deux directions d’exploration intimement liées : le « fond de l’âme humaine », d’un côté, et les relations de l’individu avec le monde qui l’entoure, de l’autre.
L’analyse des profondeurs psychiques de Kaspar montre bien ce qu’une histoire des sensibilités peut apporter de nouveau par rapport à la psychanalyse, comme on peut le constater dans cette contestation du prétendu complexe d’Œdipe du malheureux enfant : « Outre qu’elles sont porteuses d’anachronismes psychologiques, les interprétations psychanalytiques sauvages de cas historiques anciens, célèbres ou non d’ailleurs, aboutissent presque inexorablement à écraser la ″différence des temps″ [l’auteur cite ici Roger Chartier]. On fait fi ainsi, outre des mutations de la sphère de l’intime, de toute l’histoire des métamorphoses de la famille comme structure affective ; on passe sous silence l’ampleur et la profondeur des transformations historiques qu’ont connues sur le temps long les relations des parents et des enfants, et, avec elles, les complexes psychoaffectifs qui en découlent » (p. 248-249).
En revanche, l’autre versant de l’acculturation – celui qui conduit à comprendre, à travers l’expérience de Kaspar, « l’arraisonnement du monde » – aurait certainement mérité un espace et une réflexion plus développés que ceux qui lui sont consacrés à la fin de l’ouvrage. Certes, l’auteur met bien en évidence les contradictions entre l’axiome selon lequel « l’histoire d’une société se reflète dans l’histoire interne de chaque individu » (Norbert Elias), et la biographie d’un personnage paradoxal dont le corps « n’était pas encore possédé par l’histoire ». Sa conclusion est riche d’enseignements : en effet, Kaspar révèle « par son aberration même, par contraste donc, jusqu’à quelles obscures et secrètes profondeurs descend en nous-mêmes l’influence de l’histoire » (p. 271-271). Aussi bouleversante qu’audacieuse, cette idée pourrait, à elle seule, faire l’objet d’une démonstration plus approfondie. Elle sera peut-être au cœur des contributions à venir concernant l’histoire des sensibilités. Ce livre nous les aura en tout cas sûrement préparées.