Peter Burke, The Polymath : A cultural history from Leonardo da Vinci to Susan Sontag

New Haven et Londres, Yale University Press, 2020.

Bibliographical reference

Peter Burke, The Polymath : A cultural history from Leonardo da Vinci to Susan Sontag, New Haven et Londres, Yale University Press, 2020, xi-327 p.

Text

Dans cet ouvrage, Peter Burke poursuit son ambitieux projet d’une histoire culturelle de la connaissance, en proposant ici des développements autour de la figure du polymathe, c’est-à-dire du grand savant aux centres d’intérêt englobant de multiples domaines. Comme l’on pouvait s’y attendre de la part de l’un des fondateurs majeurs de la Cultural History, il s’agit moins d’enfermer l’objet de recherche dans une rigide conception de départ que de mettre en lumière bien des métamorphoses, en faisant constamment preuve d’un souci de contextualisation. Pour reprendre les principales césures du livre, l’horizon des « esprits universels » de la Renaissance n’est ainsi pas celui des « monstres d’érudition » du XVIIe siècle, ni celui des « gens de lettres » (terme permettant d’englober les femmes) des années 1700-1850 redoutant le pédantisme, ni celui des farouches partisans de l’interdisciplinarité à l’époque suivante (1850-2000), marquée par une compartimentalisation sans précédent des savoirs.

Le livre relève de la prosopographie, d’une galerie de portraits réclamant des cadres (pour reprendre l’une des heureuses métaphores de l’auteur) et aboutissant à une biographie collective invitant aux comparaisons. Bien qu’un chapitre liminaire soit consacré aux grands devanciers de l’Antiquité, du Moyen Age, des aires culturelles arabe, chinoise et que l’on trouve par ailleurs des considérations finales sur le monde d’aujourd’hui, l’entreprise concerne essentiellement l’univers « occidental » (l’Europe, l’Amérique du Nord et dans une moindre mesure l’Amérique du Sud), du XVe siècle au XXe inclus. Peter Burke a établi une liste de 500 noms qui vont se trouver évoqués au fil des chapitres consacrés à telle ou telle période, comme dans ceux offrant des analyses synthétiques.

S’agissant de la Renaissance, évidemment dominée par l’image de Léonard (surtout eu égard aux 7 000 pages hétéroclites de ses carnets de notes), il importe de ne pas mésestimer la place que pouvaient encore revêtir des disciplines n’ayant rien de rationnel et s’apparentant à la magie ; de s’arrêter sur certaines mythifications (Pic de la Mirandole) ; de prendre en compte la méfiance religieuse (celle d’un Calvin, faisant suite aux précédents d’un Tertullien ou d’un St Augustin) envers toute quête de connaissances qui ne serait pas inféodée aux dogmes religieux ; le rôle de l’imprimerie bien sûr ; mais parfois aussi une distance critique (cf. le personnage de Faust) ou teintée d’ironie (le Gargantua de Rabelais).

Le XVIIe siècle, cher à l’auteur, est présenté comme correspondant à l’apogée du grand savant susceptible de prétendre maîtriser largement les connaissances disponibles. C’est là une époque où l’essor des explorations stimule la curiosité, où les échanges, prenant une tournure plus académique, se multiplient. Elle n’en est pas moins marquée par une première crise aux alentours de 1650, compte tenu de « l’explosion » du savoir, synonyme « d’expansion et de fragmentation ». Le développement des connaissances est tel qu’elles ne sauraient plus être « digérées » par un seul homme, fût-ce Leibniz.

L’on va prendre nettement conscience de cela au cours des années 1700-1850, l’encyclopédie admettant et déclarant que « la science universelle n’est plus à la portée de l’homme ». L’on se méfie des excessives prétentions d’érudition. L’heure est à un ton plus léger, celui des hommes et des femmes de lettres dans le cadre des salons, des Gentlemen’s clubs, des publications destinées à un public cultivé. Cependant, la diversification des rôles (le scientifique, le « critique », etc.) rend les généralisations délicates.

Sans surprise, la période allant du milieu du XIXe siècle à la fin du XXe est présentée comme un contexte de moins en moins favorable au polymathe compte tenu de la territorialisation des connaissances, de l’apparition de disciplines nouvelles défendant leur champ de recherche, sans parler des subdivisions sans fin (y compris en histoire). Pour Peter Burke, l’orée de cette nouvelle ère est donc marquée par une seconde crise, se répercutant au sein des institutions : les universités se transformant en « archipels », les associations savantes se démultipliant, de même que les revues. Le polymathe ne disparaît pas complètement pour autant, trouvant refuge dans la posture du philosophe « spécialiste des généralités », voire de l’intellectuel s’efforçant de jeter des ponts entre culture élitiste et culture populaire (à l’instar de Susan Sontag, étonnamment mise en exergue dans le sous-titre).

Les nombreux paragraphes qui sont consacrés à dépeindre telles ou telles figures (certaines allant de soi, d’autres beaucoup moins connues) au cœur de ces grandes évolutions sont d’un intérêt indubitable. Le sont plus encore les typologies proposées par Peter Burke qui a le mérite d’envisager de très pertinentes variables. Il distingue ainsi des polymathes « centrifuges », enclins à beaucoup se disperser, et d’autres « centripètes » animés par une volonté de mettre de l’ordre parmi les connaissances, de synthétiser (Auguste Comte, Herbert Spencer, etc.). Dans le même ordre d’idée, il est des savants privilégiant la profondeur à l’étendue, et inversement. L’auteur met ici en évidence ce qu’il désigne sous le label « syndrome de Léonardo », soit une tendance à se lancer avec enthousiasme dans toutes sortes de projets mais sans les mener à bien (ce qui sera aussi le cas d’un Karl Marx, difficilement porté à achever quoi que ce soit).

Il est ensuite des polymathes « actifs », emmagasinant les connaissances et produisant beaucoup, jusqu’à 70, 80, 90 livres au cours de leur existence, et d’autres « passifs » qui sont certes d’immenses savants, par exemple des bibliothécaires régulièrement consultés ou d’infatigables épistoliers, mais ne publient rien. Ensuite, l’on peut faire le départ entre des polymathes indéniablement très originaux et des puits de science qui sont plutôt des compilateurs, à la limite du plagiat parfois. Enfin, l’on note que d’aucuns mènent tout de front ou vont au contraire passer progressivement à de nouveaux domaines au cours de leur vie, selon une relative cohérence de trajectoire ou non.

Dans deux chapitres thématiques, Peter Burke s’intéresse aux conditions objectives permettant l’avènement de polymathes. Un climat domestique favorable entre autres, le père stimulant ses enfants en ce sens ou des précepteurs jouant un rôle déterminant. Il en résulte des réflexions sur les familles de polymathes, avec d’éminentes collaborations inter-générationnelles ou de célèbres cas de frères extrêmement savants (Wilhelm et Alexander von Humboldt, Julian et Aldous Huxley, Karl et Michael Polanyi…). Il est aussi nécessairement question d’enfants surdoués (de Blaise Pascal à Jean Piaget), de petit prodige qui entre à Harvard à l’âge de onze ans ou d’adolescents produisant des articles scientifiques de haut niveau.

Ceci incite l’auteur à proposer des sections relatives à la curiosité, la mémoire exceptionnelle, une capacité de concentration hors du commun (même au milieu de la foule) mais encore aux lieux propices à l’activité de polymathe : monastères, voyages inter-continentaux d’autrefois qui procurent du temps (de Walter Raleigh à Darwin), milieu curial (à condition de ne pas être accaparé par des tâches au service du prince), voire même séjours en prison, en camp (Campanella, Braudel). Le panorama dressé permet d’identifier des polymathes qui ne sont jamais passés par l’université, ont beaucoup de réticence à l’égard de l’enseignement en général (« mieux vaut lire », disait Hume) ou s’emploient à développer leurs propres méthodes d’apprentissage (comme Alan Turing). Quelques-uns font preuve d’une farouche indépendance, œuvrent délibérément seuls, optent pour le célibat, tandis que d’autres sont très entourés. Il est aussi des passages sur l’impressionnante force de travail de certains polymathes, leur capacité à lire, écrire énormément, quitte à ne dormir que trois ou quatre heures par nuit pour ne pas perdre de temps (au risque de mettre en danger leur santé, de sombrer dans la dépression, tels Darwin ou Spencer).

Ceci dit, Peter Burke reconnaît volontiers qu’il entre parfois une part d’exagération dans les représentations ayant pu être données de plus d’un polymathe, soi-disant véritables encyclopédies ambulantes, ce qui n’est pas sans poser la question des sources disponibles et des témoignages de proches, de disciples. À plusieurs reprises revient l’image d’étudiants ayant l’impression que leur professeur (Marcel Mauss, par exemple) « sait tout ». Cependant, d’un point de vue objectif, force est de reconnaître que maints grands savants maîtrisent effectivement un nombre étonnant de langues, se révélant à même de lire mais aussi d’écrire dans nombre d’entre elles (ce qui constitue de longue date un indice important de « l’appartenance à l’espèce »).

Le livre se conclut sur la rare persistance du phénomène de nos jours, en lien avec ce qui constitue vraisemblablement une troisième crise (digitale). À l’heure des moteurs de recherche sur Internet, des encyclopédies rédigées par des amateurs, le rapport à l’érudition prend un tour très particulier. Les connaissances s’avèrent fréquemment superficielles, tandis que les universités dont les premiers cycles imposent un tronc commun pluridisciplinaire sont de plus en plus exceptionnelles. Restent au sommet des « Instituts d’Etudes avancées », quelques revues généralistes ayant du mal à survivre, des Fondations finançant des programmes de recherche mobilisant des chercheurs de diverses spécialités. Dans l’ensemble, le contexte actuel, créant sans fin de nouvelles branches du savoir (qui ne sont plus guère que des « tiges » fort ténues bien souvent), sur fond de développement des études identitaires ou de genre ne favorise guère les polymathes. Peter Burke en identifie quelques-uns encore actifs (Bruno Latour, entre autres), mais pour ajouter aussitôt que les moins âgés d’entre eux sont nés dans les années 1950...

Je ne saurais terminer ce compte rendu sans souligner que pour écrire un tel livre, il faut disposer soi-même d’une remarquable érudition, qui n’étonnera nullement les habitués des ouvrages de Peter Burke. Ce dernier rappelle en avant-propos son propre itinéraire d’étudiant en histoire à Oxford, faisant preuve de curiosité et suivant des cours dans diverses disciplines : ceux de Gilbert Ryle (le plus culturaliste des philosophes, qui devait tant influencer Clifford Geertz), ceux de J.R.R. Tolkien (en littérature médiévale), ceux de Michael Argyle (en psychologie) ou d’Edgar Wind (en histoire de l’art). Notre auteur devait ensuite être partie prenante de l’expérience pluridisciplinaire menée à l’université du Sussex dans les années 1960-70, avant de rejoindre celle de Cambridge.

Son dernier opus comblera à n’en pas douter tous ceux que fascinent les savants hors normes, la constitution d’immenses bibliothèques personnelles aussi, qui sont comme le résumé d’une existence vouée à l’accumulation des connaissances. Il est probable que plus d’un lecteur trouvera à redire à la liste, qui pourra sembler quelque peu arbitraire, des 500 polymathes sélectionnés. J’ai pour ma part été étonné de ne pas y voir figurer un Gaston Bachelard, par exemple, notamment eu égard à son grand écart entre l’épistémologie des sciences et ces nombreux ouvrages sur la poétique des éléments, tandis que la présence de certain(e)s surprend quelque peu. Mais c’est là une critique que l’auteur a évidemment devancée, la jugeant inévitable.

References

Electronic reference

Jean-Pascal Daloz, « Peter Burke, The Polymath : A cultural history from Leonardo da Vinci to Susan Sontag  », Revue d’histoire culturelle [Online],  | 2021, Online since 15 mars 2020, connection on 12 octobre 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1133

Author

Jean-Pascal Daloz

Directeur de recherche au CNRS (UMR SAGE, Strasbourg) – Faculty Fellow, Center for Cultural Sociology, Yale University

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