Frédéric Chauvaud, Une si douce accoutumance. La dépendance aux bulles, cases et bandes dessinées

Paris, Éditions Le Manuscrit, 2020.

Référence(s) :

Frédéric Chauvaud, Une si douce accoutumance. La dépendance aux bulles, cases et bandes dessinées, Paris, Éditions Le Manuscrit, 2020, 276 p.

Texte

Frédéric Chauvaud est principalement connu pour ses travaux sur l’histoire de la violence, du crime et de l’expertise du corps, du XIXe siècle à la seconde moitié du XXe siècle. Professeur à l’Université de Poitiers1, il a également dirigé deux ouvrages collectifs sur la bande dessinée et le corps, avec Denis Mellier. Comme l’écrit Pascal Ory, dans la préface d’Une si douce accoutumance. La dépendance aux bulles, cases et bandes dessinées, ce nouveau livre de Frédéric Chauvaud est l’occasion de découvrir « l’addiction » de l’auteur pour la bande dessinée, en particulier franco-belge. Publié dans la collection éponyme, l’historien se penche en effet sur ce phénomène appliqué à la bande dessinée. Ce faisant, il adopte une approche singulière puisqu’il utilise la notion de « dépendance » comme grille de lecture de la bande dessinée en tant que telle et en tant que représentation. Son corpus, majoritairement francophone, réunit des œuvres attendues – le tabagisme de Lucky Luke ou l’alcoolisme du Capitaine Haddock – et d’autres moins connues ou plus récentes.

Dans ce que l’auteur qualifie lui-même de « promenade, nécessairement subjective », il nous propose un parcours s’arrêtant d’abord sur les personnages, auteurs et lecteurs, « restituant la part de plaisir et celle de la boulimie ». Puis, il revient sur la représentation de la « matière addictive » présente dans certaines bandes dessinées : alcool, tabac, drogue, sexe, en distinguant la « découverte » de la « dépendance proprement dite ». Il se penche enfin sur « les ressorts de l’addiction ».

Frédéric Chauvaud revient ainsi sur la dépendance à certains personnages, incapables de mourir que cela soit dans leur aventure ou dans un paysage éditorial caractérisé par la reprise d’un personnage populaire par une succession d’auteurs. Une exception : un créateur comme Hergé, avec Tintin, a expressément interdit sa continuation après sa disparition, ce qui ne l’empêche pas d’ailleurs d’être la victime de parodies. La dépendance à la bande dessinée est aussi liée à l’époque de sa découverte, à savoir l’enfance pour bien des lecteurs, mais aussi des auteurs. Cette dépendance se transpose d’ailleurs dans le domaine de la production à l’image du prolifique dessinateur de Rahan, André Chéret. Les pratiques de lecture de la bande dessinée, analysées à l’aune de l’enquête de 2012 et de celle de 2017 réalisée par GFK, traduisent pour certains amateurs des comportements addictifs, dont le modèle le plus abouti n’est autre que le « collectionneur ».

La bande dessinée constitue par ailleurs un espace de mise en scène des dépendances : alcool, tabac, drogues et sexe, pour reprendre les différentes thématiques passées en revue par Frédéric Chauvaud. Alcool et tabac relèvent de « l’ordinaire » pour beaucoup de bandes dessinées, y compris dans les aventures de Tintin, notamment pour certains personnages secondaires. En cela, la « bande dessinée est bien le reflet des addictions les plus courantes en fonction des époques. » La drogue n’est pas absente, qu’elle soit l’objet d’intrigues entre policiers et malfrats, les auteurs rivalisant alors d’inventivité pour nommer de nouvelles substances, ou, avec la bande dessinée américaine dite underground, l’occasion de représenter des expériences psychédéliques. Le graphisme du médium joue alors un rôle crucial. Historiquement datée, la bande dessinée psychédélique est néanmoins poursuivie aujourd’hui par son pendant onirique. Enfin, érotisme et pornographie font l’objet de nombre de bandes dessinées, notamment avec l’apparition de l’héroïne Barbarella de Jean-Claude Forest. Depuis, « le public se trouve […] familiarisé avec une nouvelle imagerie dont l’une des fonctions et d’éveiller le désir sexuel » ; autant dire que celle-ci contribue également à la reproduction de la domination masculine.

Enfin, Frédéric Chavaud envisage les « ressorts de l’accoutumance », qu’il s’agisse de sa nature d’« art séquentiel », autrement dit une « technique spasmodique » qui retient l’attention du lecteur. Ses thématiques y contribuent : « bande dessinée du réel », d’aventure, exposition de la violence, etc. La culture de la bande dessinée participe de la sorte à cette « accoutumance », que favorise la forme périodique de sa lecture – bien qu’elle soit historiquement en recul au profit du livre – ainsi que ses moments de sociabilité que sont les festivals. La popularité de la forme sérielle en bande dessinée – alors que le binge-watching de séries en ligne est devenu un phénomène contemporain – constitue de même une forme évidente de « fidélisation », voire de dépendance, pour une partie du lectorat. L’auteur en déduit la richesse de la bande dessinée comme facteur explicatif majeur de cette « addiction sans substance ».

Les passages les plus originaux du livre portent notamment sur la représentation des addictions, dont certaines ont pu inspirer des thèses d’exercice de médecine – un lieu d’investigation précoce de la bande dessinée en témoigne, entre autres, la thèse en forme de bande dessinée du psychiatre Serge Tisseron –, qui n’avait pas jusqu’ici bénéficié d’une étude globale et synthétique2. Si Frédéric Chavaud s’appuie bien sûr sur les enquêtes existantes sur le lectorat français de la bande dessinée, les questions de la réception, de la sociologie de la lecture et de la consommation pourraient être prolongées afin d’approfondir cette réflexion sur la bande dessinée.

1 Cette université propose d’ailleurs un Master Arts, lettres et civilisations avec un parcours « Bande dessinée ».

2 Signalons au passage l’article de Björn-Olav Dozo qui replace la consommation d’alcool par les auteurs eux-mêmes dans l’histoire du médium :

Notes

1 Cette université propose d’ailleurs un Master Arts, lettres et civilisations avec un parcours « Bande dessinée ».

2 Signalons au passage l’article de Björn-Olav Dozo qui replace la consommation d’alcool par les auteurs eux-mêmes dans l’histoire du médium : Björn-Olav Dozo, « Ambivalence de l’éthylisme », COnTEXTES [En ligne], 6 | septembre 2009, mis en ligne le 23 septembre 2009, consulté le 15 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/contextes/4462 ; DOI : https://doi.org/10.4000/contextes.4462

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Référence électronique

Benjamin Caraco, « Frédéric Chauvaud, Une si douce accoutumance. La dépendance aux bulles, cases et bandes dessinées », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 16 novembre 2021, consulté le 16 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1131

Auteur

Benjamin Caraco

Centre d’histoire sociale des mondes contemporains

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