Isabelle Antonutti (dir.), Figures de bibliothécaires

Villeurbanne, Presses de l’Enssib, coll. « Papiers », 2020.

Référence(s) :

Isabelle Antonutti (dir.), Figures de bibliothécaires, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, coll. « Papiers », 2020, 312 p., 29 €.

Texte

Dans l’un de ses romans (Some Tame Gazelle, 1950), l’écrivaine anglaise Barbara Pym, qui exerçait à la ville comme secrétaire de rédaction d’une revue scientifique, fait tourner une partie de son intrigue autour d’un « célèbre bibliothécaire ». Une telle conjonction est plutôt de l’ordre de l’exception ; il n’est donc pas étonnant qu’elle apparaisse dans une fiction humoristique. Les bibliothécaires ont la réputation d’être discrets, ainsi que le rappelle Jean-Yves Mollier, dans sa préface à Figures de bibliothécaires. Ce dictionnaire biographique donne à lire 100 notices relatives à la vie et à la carrière de bibliothécaires, du XIXe au XXIe siècles. Le XIXe siècle marque en effet le début de la professionnalisation du métier, sous l’impulsion de l’École nationale des Chartes (ENC), créée en 1821, puis du Certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaires (CAFB) en 1879.

Ce livre collectif est dirigé par Isabelle Antonutti, conservatrice et chercheuse, autrice d’une thèse sur Cino Del Duca. Elle est assistée scientifiquement par Jean-Charles Geslot, Amélie Jehan, Agnès Sandras et Cécile Swiatek. La soixantaine de contributeurs que compte l’ouvrage est principalement issue du monde des bibliothèques. À l’origine, la coordinatrice a réuni une base de 250 bibliothécaires, qu’elle a ramenée à 100. Parmi les critères qui ont guidé cette sélection, le biographié doit avoir travaillé à partir des années 1850 au plus tôt, être né au plus tard en 1930, et décédé en 2017 au plus tard. Sa carrière doit s’être principalement déroulée en France, avoir donné lieu à des réalisations marquantes ou être marquée par des responsabilités, administratives et/ou scientifiques. Enfin, la personne doit avoir laissé des écrits ou avoir fait preuve d’un engagement dans la société. Ainsi, « [c]haque portrait est emblématique, il représente une partie du métier, une institution, une formation, une ville, une époque, un mouvement » (p. 27). D’environ 5 000 signes, chaque notice se veut aussi factuelle que possible et comporte systématiquement des éléments iconographiques, reproduits avec soin, en majorité des photographies, parfois réalisées par de grands noms de cet art. Pour leur rédaction, les contributeurs ont puisé principalement aux sources administratives (les dossiers de carrière), mais aussi dans les nécrologies professionnelles et autres hommages. Dans plusieurs cas, des témoignages ont été recueillis, des archives ou des écrits personnels ont été consultés.

L’utile introduction d’Isabelle Antonutti permet de synthétiser les principaux résultats de cette étude prosopographique. Si l’histoire des bibliothèques – en tant qu’institutions ou de leurs collections – est l’objet de recherches depuis un certain temps, il n’en va pas de même pour ses acteurs, les bibliothécaires. Ce livre cherche à « comble[r] une lacune » : il propose une étude à mi-chemin entre histoire collective et histoire individuelle. C’est pourquoi « cette collecte cerne les formes du métier à travers les périodes, les institutions et les lieux ». Chaque notice est construite à l’aune de cinq thématiques : « "Travailler" pour les types de bibliothèques, "Ordonner et bâtir" pour les fonctions, "Former, publier, militer" pour l’insertion professionnelle, "Ecrire et chercher" pour les engagements sociaux et culturels. Enfin, "Vivre" propose un rapide portrait sociologique » (p. 13).

Hier comme aujourd’hui, le type de bibliothèque d’exercice tend à structurer la profession : bibliothèques nationales, bibliothèques municipales, universitaires ou encore spécialisées. Les passages entre ces différentes institutions sont possibles mais ils ne se fraient que progressivement et plutôt après la Seconde Guerre mondiale. Sans surprise, Paris et, dans une moindre mesure, les grandes villes de Province, dominent les lieux d’affectation des bibliothécaires étudiés dans cet ouvrage. Si les agents des bibliothèques populaires et scolaires ne sont pas représentés, faute de personnel qualifié sur la période, l’administration centrale est présente, en particulier via ses inspecteurs. Parmi les activités dominantes des bibliothécaires mentionnés dans ce dictionnaire l’on retrouve, compte tenu du mouvement de développement des bibliothèques d’alors, la constitution, la description et le classement de fonds ainsi que la construction d’établissements.

Plus d’un tiers du corpus est passé par l’ENC ; les autres sont plutôt issus des facultés de lettres et sciences humaines. Progressivement le passage par des formations professionnelles, comme le CAFB s’opère. Les membres cités dans le corpus publient très souvent, sur des sujets savants ou sur leurs pratiques professionnelles, plusieurs contribuent à l’enseignement dans le domaine. « La polyactivité figure parmi les critères de sélection car ce bouillonnement ne nuit pas à l’exercice de la profession mais au contraire montre un engagement dans la société » (p. 21) écrit Isabelle Antonutti. Certains bibliothécaires se distinguent surtout par leur œuvre intellectuelle – à l’instar d’Henri-Jean Martin pour l’histoire du livre ou de Jean Adhémar en histoire de l’art. De tempérament souvent curieux, de nombreux bibliothécaires se sont investis dans les sociétés savantes de leurs époques. D’autres, plus rares, participent à l’action politique, comme le bibliothécaire de l’École normale supérieure, le socialiste Lucien Herr.

Quels sont les profils de ces bibliothécaires ? Le corpus ne comprend qu’une minorité de femmes (21), compte tenu de la focale retenue, puisqu’il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que la profession se féminise et davantage encore pour qu’elles accèdent plus massivement à des postes de direction. Quelques dynasties familiales font aussi l’objet de notices comme les Hahn à la bibliothèque de la faculté de médecine de Paris, qui en occupent successivement la direction pendant 85 ans. Les origines sociales sont souvent liées aux classes moyennes et à la fonction publique. Si les lieux de naissance sont divers, beaucoup sont décédés à Paris, leur dernier lieu d’exercice du fait de la concentration d’établissements dans la capitale. Enfin, relevons un grand nombre carrières longues et honorées de décorations (Légion d’honneur en particulier).

Ces cent notices reviennent évidemment sur des figures attendues de la profession : Georges Bataille (écrivain et conservateur à la bibliothèque municipale d’Orléans), Julien Cain (administrateur de la Bibliothèque nationale), Lucien Herr (déjà cité) ou encore Eugène Morel (promoteur de la lecture publique). Toutefois, un tel dictionnaire permet surtout de découvrir de nombreux professionnels aux carrières diverses : celles de Paul Boudel en Indochine, de Myriem Foncin présidente de l’Association des bibliothécaires français (ABF), du dilettante Charles-Edmond Chojecki à la bibliothèque du Sénat et bien d’autres. Il donne aussi à lire de beaux portraits de contemporains comme celui d’Henri-Jean Martin ou du couple Brigitte et Noë Richter. Le lecteur ne pourra qu’être frappé par le grand nombre d’érudits que compte la profession ; alors que les conservateurs titulaires d’un doctorat semblent aujourd’hui en augmentation, une telle évolution constitue presque un retour aux sources par rapport aux origines savantes de la profession. Ces premiers bibliothécaires font souvent preuve d’un notable engagement personnel lors de la fondation de leur bibliothèque ou pour la constitution de ses fonds, via des dons par exemple, précieux témoignage de leur dévouement et/ou de leur vocation. Surtout, si ces parcours sont le reflet de l’évolution du métier et de sa professionnalisation, ils donnent une impression de modernité des actions précédemment engagées. Notons que, dans de nombreux cas, c’est un lointain successeur qui a écrit la notice de son prédécesseur, ou a minima, un professionnel exerçant dans le même établissement.

À la fin de son introduction, Isabelle Antonutti évoque la constitution d’une base de données ou le projet de publier un second volume. On ne peut que saluer une telle idée qui, en autorisant par exemple l’exercice pour des figures plus proches de nous, permettra de faire apparaitre davantage le rôle des femmes, de faire émerger aussi des figures plus discrètes (le critère de notoriété ayant guidé cette première livraison) mais tout aussi représentatives de la profession (le « manager », le spécialiste d’« informatique documentaire », des agents à différents échelons hiérarchiques, etc.). Par ailleurs, grâce à ces mêmes sources, on peut aussi imaginer le prolongement d’une telle démarche avec des études plus quantitatives à partir de cohortes plus massives : autrement dit une histoire sociale de la profession esquissée par l’introduction. En définitive, Figures de bibliothécaires est une entreprise collective réussie qui suscitera sans nul doute des travaux complémentaires. Voilà l’espoir que caresse le lecteur de ce livre.

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Référence électronique

Benjamin Caraco, « Isabelle Antonutti (dir.), Figures de bibliothécaires », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 16 novembre 2021, consulté le 25 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1129

Auteur

Benjamin Caraco

Centre d’histoire sociale des mondes contemporains

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