Didier Francfort, Beethoven, un encombrant génie

Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2020.

Référence(s) :

Didier Francfort, Beethoven, un encombrant génie, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2020, 128 p.

Texte

« L’historien doit faire cause commune avec le “beethovenien profane” », écrivaient Jean et Brigitte Massin en 1955, vers la fin de leur biographie du compositeur1. Les auteurs visaient alors « les musicologues », coupables à leurs yeux de réduire, voire d’ignorer la puissance « explosive » de la musique de Beethoven, à force d’appliquer « la méthode lansonienne des “sources” » consistant, selon eux, à brandir des précurseurs pour chaque trait technique ou expressif que ledit profane, dans sa naïveté émue, aurait pu croire original2. La pique contre l’héritage de l’histoire littéraire de Gustave Lanson (1857-1934) était peut-être de bonne guerre à certains égards, mais elle déformait l’histoire d’une discipline musicologique qui, loin de nier l’originalité de la musique de Beethoven, s’était au contraire largement construite au XIXe siècle à partir de cette idée même, érigée en dogme.

Didier Francfort cite cette phrase des Massin dans le premier chapitre de Beethoven, un encombrant génie, ironiquement intitulé « Un livre de plus, un livre de trop ? » À propos de cette dernière question, il faut dire que le soupçon de faire dans le superflu hante depuis longtemps la bibliographie beethovenienne, notamment lors des commémorations qui, par définition, se doivent de relancer à chaque fois la question herméneutique « Beethoven et nous ». L’auteur ne déroge pas à la règle dans ce petit ouvrage conçu pour le deux-cent-cinquantième anniversaire du compositeur, un événement qui devait se dérouler en fanfare l’année dernière, avant que d’être sabordé par la pandémie de Covid-19. De ce point de vue, le livre est un document historique de ce qui n’a pas été, une version désormais contrefactuelle d’une année 2020 où les exégètes contemporains de la culture classique auraient poursuivi leur herméneutique coutumière, faite d’adaptations minimalistes du legs du grand homme à l’« air du temps ». C’est dommage, car si en 1903 Romain Rolland disait que « le monde étouffe » et que « l’air est lourd autour de nous », pour appeler à la rescousse « le fort et pur Beethoven »3, ce souci des atmosphères « viciées » pourrait prendre aujourd’hui une signification plus littérale et plus menaçante avec la pollution de l’air et le coronavirus, des dangers face auxquels l’efficacité du remède beethovenien apparaît aussi incertaine que celle de l’hydroxychloroquine.

Didier Francfort cite les Massin et leur « monumentale synthèse sur Beethoven » pour s’en prendre, comme eux, à des musicologues sans nom, à qui il reproche cette fois de se borner aux « sources sur la réception de Beethoven par ses contemporains ou par les beethoveniens initiés qui ont écrit sur le compositeur et sur son œuvre » (p. 12). En se faisant le porte-voix desdits « beethoveniens profanes », en se donnant pour objet le « Beethoven à l’usage des non mélomanes », l’auteur entend traiter « de façon non différenciée tout ce qui parle de Beethoven et le cite » (ibid.). Le déplacement vis-à-vis des Massin est frappant, car ceux-ci avaient conçu leur livre plutôt « à l’usage des mélomanes », justement, tout en dissociant ces derniers des musicologues visés par leur critique. Francfort, pour sa part, met dans le même sac les musicologues et les mélomanes, pour opposer à leur commune culture classique les formes profanes et modernes d’admiration qu’il affectionne.

Il apporte ainsi quelques pierres au paradoxal édifice de la réception du compositeur. Dans le deuxième chapitre, « Détournements de mineurs » (sic), Didier Francfort analyse plusieurs morceaux aujourd’hui méconnus, dont La pince à linge sur la Cinquième symphonie des Quatre Barbus (1955), la version disco A Fifth of Beethoven de Walter Murphy (1976), récemment remixée par Soulwax, ou la « lettre volée (à Élise) » vers la fin des années 1950 par Darío Moreno, Dalida ou encore Mina, sous le titre Tout l’amour que j’ai pour toi. Il passe en revue également des versions plus ou moins bizarres d’autres hits du compositeur, dont la Sonate « Au clair de lune » ou l’Allegretto de la Septième, et raconte dans le détail, avec un talent digne d’un spoiler, un certain nombre de films qui, du Grand amour de Beethoven d’Abel Gance (1936) à Copying Beethoven d’Agnieszka Holland (2006), en passant par l’inévitable Orange mécanique de Stanley Kubrick (1971) et par Prénom Carmen de Jean-Luc Godard (1983), ont mis en vedette Beethoven et/ou sa musique.

Le but de cette exploration est résumé dans l’avant-dernier chapitre, intitulé « Oublier le génie ? » : « Nous avons tenté ici de mettre en évidence toutes les strates d’une histoire récente qui conditionne nos façons d’écouter l’œuvre de Beethoven, un peu comme des variations sur un même thème. Le discours savant, les adaptations populaires, les débats de mélomanes portant sur les différentes interprétations d’une même œuvre, tout cela est toujours présent chaque fois que l’on écoute la musique de ce compositeur » (p. 98). Le rapport entre ces matériaux hétérogènes et l’écoute est plausible, même si le livre n’inclut pas de sources sur la réception montrant de quoi, au juste, serait faite la « présence » en question. Dans cette direction, certains apports du livre sont intéressants, comme les « détournements » évoqués ci-dessus, le rôle des commémorations, ou la mise en perspective de ce qu’ont dit des chercheurs tels qu’Olivier Revault d’Allones, Susan McClary, Tia DeNora, Pierre-Michel Menger ou Nicholas Cook.

Toutefois, l’auteur néglige le fait que l’intérêt pour les formes non savantes ou non légitimes de la réception de Beethoven est présent au sein de cette réception même depuis le dix-neuvième siècle. Déjà en 1845, des journalistes musicaux envoyés à Bonn pour l’érection de la statue du compositeur s’amusent sur un ton supérieur des « cravates Beethoven » arborées par des visiteurs anglais. Au tournant du siècle, en France, la conscience que la portée culturelle et politique de la figure de Beethoven dépasse les cercles musicaux est devenue un lieu commun. Quant à ses traces dans la culture de masse des dernières décennies, elle a été abordée à plusieurs reprises, et récemment encore dans un remarquable article sur le pianiste Liberace4. Les nombreuses études sur la réception du compositeur ont été loin de se cantonner aux seuls « beethoveniens initiés », ce que du reste les Quatre Barbus ou Wendy Carlos (l’auteure de la musique du film de Kubrick) étaient à leur façon aussi.

Beethoven, un encombrant génie n’est certainement pas « un livre de trop », mais il ressemble bien à un « livre de plus », en rejoignant tous ces auteurs qui, depuis que Beethoven est devenu un mythe, ont avancé à son sujet des critiques qu’ils croyaient nouvelles, sans s’apercevoir qu’à travers eux le mythe Beethoven continuait de parler. Ce sont peut-être Jean et Brigitte Massin qui, en 1955, auront exprimé cela avec le plus de panache : « Une des grandes difficultés de toute étude sur Beethoven, c’est qu’au moment où l’on vient d’énoncer un jugement qui semble s’appliquer très exactement au cas précis de Beethoven, on a en même temps l’impression d’avoir écrit une grosse banalité. Ce qui fait la difficulté, c’est que Beethoven constitue le type rêvé de l’homme-de-génie.5 » Autrement dit, cela fait longtemps qu’on le trouve « encombrant », ce génie, mais il semblerait bien que la seule manière de l’oublier soit d’oublier Beethoven aussi, et sa musique avec. On n’en est pas là. Le livre de Didier Francfort est plutôt l’un des derniers apports en date à une déconstruction impossible, qui participe de plein droit à l’interminable « construction du génie »6.

1 Jean et Brigitte Massin, Ludwig van Beethoven (1955), 2ème éd., Paris, Fayard, 1967, p. 827, cité in Didier Francfort, Beethoven, un encombrant

2 Massin, op. cit., p. 826.

3 Romain Rolland, Beethoven (1903), Paris, Edouard Pelleton, 1909, p. 11.

4 Edgardo Salinas, « Beyond the Candelabra: The Liberace Show and the Remediation of Beethoven », Journal of the Society for American Music, 13/1 (

5 Massin, op. cit., p. 802.

6 Tia DeNora, Beethoven et la construction du génie, Paris, Fayard, 1998.

Notes

1 Jean et Brigitte Massin, Ludwig van Beethoven (1955), 2ème éd., Paris, Fayard, 1967, p. 827, cité in Didier Francfort, Beethoven, un encombrant génie, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2020, p. 12.

2 Massin, op. cit., p. 826.

3 Romain Rolland, Beethoven (1903), Paris, Edouard Pelleton, 1909, p. 11.

4 Edgardo Salinas, « Beyond the Candelabra: The Liberace Show and the Remediation of Beethoven »,
Journal of the Society for American Music, 13/1 (2019), p. 27–53.

5 Massin, op. cit., p. 802.

6 Tia DeNora, Beethoven et la construction du génie, Paris, Fayard, 1998.

Citer cet article

Référence électronique

Esteban Buch, « Didier Francfort, Beethoven, un encombrant génie », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 30 mars 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1127

Auteur

Esteban Buch

EHESS