Otto Freundlich (1878-1943), la révélation de l’abstraction

Paris, Musée de Montmartre, 28 février 2020-31 janvier 2021

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Otto Freundlich (1878-1943), la révélation de l’abstraction, Paris, Musée de Montmartre, 28 février 2020-31 janvier 2021

Texte

« Otto Freundlich, 1878-1943, La révélation de l’abstraction ». À la fin février 2020, les murs de Paris ont été recouverts d’affiches représentant des formes abstraites très colorées, invitant à aller admirer au musée de Montmartre « une œuvre saisissante, un destin bouleversant1. » Et quel destin en effet : un Allemand passionné par la France dès sa jeunesse, devenu l’ami des avant-gardes à Paris avant la Grande Guerre, retournant en Allemagne régulièrement jusqu’à ce qu’il soit rattrapé par le nazisme comme Juif, revenu en France en tant que réfugié, interné comme ennemi ressortissant d’une puissance ennemie en 1939-1940, puis caché dans les Pyrénées, dénoncé, déporté depuis Drancy par le convoi 50 le 4 mars 1943, exterminé à Sobibor le 9 mars 1943.

La force de l’exposition tient à ce que les spécialistes d’art ont à la fois respecté le désir de montrer l’œuvre dans toute son originalité esthétique et cherché à suivre sans aucune tautologie la chronologie des catastrophes du premier vingtième siècle, à commencer par la persécution des Juifs en Allemagne dès 1933 et le génocide où Otto Freundlich a été englouti. Œuvres et archives venues principalement du Musée de Pontoise et de l’IMEC de Caen sont exposées ensemble, ce qui donne une intelligibilité très forte au parcours de l’artiste.

Dès la première salle, organisée en flash-back, on voit combien l’œuvre et l’homme doivent être liés : en effet, après la destruction de certaines de ses premières toiles expérimentales à tendance abstraite de 1911 par les Nazis en 1937, Freundlich en a redessiné le plus possible de mémoire, avec les indications couplées sur ce qu’il désirait exprimer à l’époque et ce qu’il y voit désormais. En temps de persécution, il a repensé toute son œuvre de façon magistrale, comme un acte de résistance, tout en la prolongeant comme il le pouvait : interné puis caché après la défaite de 1940, sans aucun argent sauf le secours des amis parfois aussi pauvres que lui, quand il est devenu très difficile de se nourrir, de se loger, et quasi impossible de se procurer couleurs, pinceaux, et même parfois papier et crayons.

Et pourtant, la résilience d’Otto Freundlich passe par sa réflexion d’artiste engagé dans l’avant-garde esthétique et le militantisme de gauche et d’extrême gauche, non sans esprit critique sur certaines errances politiques : ainsi de la révolution spartakiste allemande de 1918-19 à laquelle il participe non sans douter, ce qui ne l’empêchera pas d’être affublé à tout jamais de l’étiquette de judéo-bolchévique, d’autant plus qu’il a organisé avec Max Ernst et Hans Arp, entre autres, la première exposition dada à Cologne.

Les autres salles de l’exposition reviennent à l’ordre chronologique, de ses premières expériences artistiques de jeunesse en Allemagne à son arrivée dans le Paris trépidant d’avant la Première Guerre mondiale, où il rencontre Apollinaire, Picasso, Braque, Max Jacob, Delaunay, Derain, etc. au Bateau Lavoir de Montmartre où il loue un atelier, comme tant d’artistes. Ce n’est pourtant pas vers le cubisme qu’il se dirige. Il inaugure l’ère du non figuratif avec des toiles puis des vitraux (art découvert avec passion à Chartres début 1914) de formes et couleurs vives, parfois arrondies, ou ovales – des yeux, peut-être des visages – parfois aplats carrés ou rectangulaires. La Grande Guerre le rattrape en Allemagne où il est mobilisé sur le front domestique dans une formation sanitaire. Il continue à y participer à l’avant-garde, ainsi une de ses gravures de 1917 est reprise pour la couverture de la revue Die Aktion en 1918. Elle est significativement titrée « l’homme au-dessus des étoiles ». Renversement de perspectives : des hommes à peine esquissés voient les étoiles d’en haut, depuis des nuages aux formes très stylisées, comme les éclats des astres qui sont probablement aussi ceux des obus. En 1919-1920, sa série de gravures noires et blanches « Signes » est fort remarquable dans cette lignée. Mi abstraite mi expressionniste, elle veut proclamer des signes d’espoir humaniste et spirituel à la sortie du premier carnage du siècle. Au milieu des formes de losanges, d’arrondis, d’ogives – peut-être celles des cathédrales qu’il aimait tant – des squelettes tentent de s’accrocher encore à la vie, de regarder le monde débarrassé – momentanément – de la brutalité de la guerre, mais certainement pas de l’apocalypse. Car les hommes stylisés et les « yeux cosmiques » qui se nichent entre les nuages proclament aussi que ce qui s’est passé entre 1914 et 1918 ne s’arrêtera plus jamais.

Pourtant, ce sont les cercles de l’œil ouvert, de l’espoir d’un recommencement toujours recommencé qui l’emportent dans les années suivantes. Elles voient la maturation de l’art d’Otto Freundlich.

En 1930, il fixe le cadre de son œuvre aussi non figurative que fondée sur l’humain : « Toute réalisation artistique a une tendance : une tendance étroite quand elle est la sauvegarde de l’artiste ; une tendance plus large quand l’artiste renonce à sa vie privée et que ses créations deviennent les signes d’un déplacement des frontières2. » C’est ainsi qu’il réalise en 1935 un triptyque « Hommage aux peuples de couleur », très engagé contre le racisme et la xénophobie. Les gouaches préparatoires deviendront une mosaïque monumentale en 1938, année où il enseigne et écrit, explicitant avec ardeur les bases de son art qu’il place entre forces et formes vitales et libératrices :

« Autrefois l’humanité déchirée par les guerres et l’exploitation ne pouvait exprimer cette idée de l’unité que dans les cultes religieux et les mythologies. Aujourd’hui cette idée de l’unité peut s’exprimer sans le déguisement mythologique par l’organisation des forces mêmes (…) Toutes les limites s’ouvrent, la vie ne commence pas avec la naissance, et elle ne s’achève pas avec la mort. (…) Tout le figuratif s’ouvre pour devenir tout action : le non figuratif, jusqu’à présent en dehors de la vie des formes, gagne maintenant en force active et vitale et entre dans une corrélation créatrice de la vie terrestre. Deux mondes jusqu’à présent séparés s’unissent3. »

Pourtant, en 1937, sa vie a définitivement basculé : le nazisme l’a désigné, marqué, exclu, moqué, a détruit ses œuvres, peintures ou sculptures où il s’essayait en ronde bosse depuis les années 1910 à des formes post figuratives arrondies et plus récemment à des « architectures » plus géométriques : « en peinture, la matière se fait esprit. En sculpture l’esprit se fait matière » disait-il. La philosophie de Freundlich a tout à fait échappé aux Nazis qui ont choisi une de ses sculptures de 1912, intitulée « Tête », et renommée avec dérision « L’homme nouveau » pour la couverture du catalogue « d’Art dégénéré » (Entarte Kunst) de Münich. Le « Kunst » écrit en énormes lettres rouge-sang, avec guillemets, barre l’œuvre, suivie de « Austellung Führer », cela ne veut dire que « guide de l’exposition ». La même œuvre du « sculpteur juif Freundlich » est placée à l’intérieur de la brochure, sous le titre « Preuves de dégénérescence », celles de la corruption morale des temps aggravée par le judaïsme des artistes. Exposition et catalogue furent déplacés partout à travers l’Allemagne jusqu’en 1941, et certaines des œuvres exposées, dont celles de Freundlich, ont été détruites.

Adolf Ziegler, le président de l’Académie des Beaux-Arts de Prusse qui avait été chargé par Goebbels de sélectionner les œuvres « dégénérées », celles qui « insultaient le sentiment allemand4 » s’exprima le 18 juillet 1937 lors du vernissage : « Nous voyons autour de nous les monstruosités de la folie, de l’impudence, de l’incapacité, de la dégénérescence. Cette exposition nous choque et nous dégoûte.5 » Les cartels renvoyant aux œuvres, parfois de très loin, illustraient ce « dégoût » : « sabotage conscient du militaire », « Fermiers allemands vus d’une perspective Yiddish », « Dérision de la femme allemande, crétine et prostituée » ; des citations d’Hitler rappelaient que ce n’était pas le « rôle de l’art de peindre toutes ces poubelles, par égard pour les poubelles, ou de peindre des gens pour montrer leur décrépitude.6 (…) Celui qui cherche la nouveauté pour elle-même ne peut que tomber dans la folie.7 »

En 1938, Paul Schultze-Naumbourg fait paraître Kunst und Rasse où sur deux pages face à face il publie des œuvres « dégénérées » de Modigliani et de Schmidt-Rotluff et des photographies de difformités faciales d’handicapés. Tout cela n’était pas tout à fait nouveau : en effet dès la fin du XIXe siècle un certain nombre de « penseurs », ainsi Max Nordau8, avaient lié modernité artistique, folie et décadence. Mais avec les Nazis, on atteignait un stade de plus, celui de la destruction des œuvres, et on découvrirait bientôt que ce serait le tour de leurs auteurs – s’ils étaient juifs. Et l’œuvre de Freundlich, heureusement réfugié en France, se trouvait au cœur de cette exposition de l’« infection juive » (A. Hitler). En 1942 encore, « la Tête » a figuré dans une brochure de propagande, « Untermensch/le sous-homme ».

En France, ses amis ne l’abandonnent pas, ils lui organisent une exposition en 1938 et font entrer une de ses œuvres dans les collections du Jeu de Paume ; la souscription, coordonnée par de très nombreux artistes et écrivains tels Picasso, Max Jacob, Kandinsky, Döblin, etc. rappelait son importance artistique et les persécutions dont il était l’objet : « l’Allemagne nazie ne vit naturellement dans l’art contemplatif de Freundlich qu’une dégénérescence ».

Mais dès l’année suivante, il est rattrapé par la guerre, deux fois. En septembre 1939, il est interné en tant qu’Allemand et donc ennemi susceptible de prendre les armes contre son pays d’accueil. La pratique mondiale pendant la Grande Guerre de l’internement des étrangers ennemis dans les « camps de concentration » était de retour. De Colombes où il se retrouve avec Walter Benjamin au Loir et Cher et au Loiret, enfin à Bassens, en Gironde, Freundlich est interné comme tous les Allemands réfugiés en France dans ces « camps pour ressortissants des nations ennemies », hâtivement installés dans des stades, des granges ou des baraques militaires.

Sa compagne, Jeanne Kossnick-Kloss lui écrit alors :

« Au fond c’est par notre travail d’artiste que nous pouvons le mieux servir, même en ces temps terribles et inquiétants causés par cette guerre cruelle, afin que la liberté d’esprit soit conservée. Il faut alors doublement faire triompher l’esprit sur la matière. »

Freundlich lui-même, Jeanne, et leurs amis avaient tout fait pour qu’il soit naturalisé français, sa patrie d’élection depuis des années, en vain. Le réfugié juif du nazisme n’était qu’au début de ses épreuves. Même s’il a été libéré début mai 1940, grâce notamment à l’intervention une fois de plus de Pablo Picasso, après la défaite de la France et la clause 19 de l’armistice, il fait désormais partie des Allemands que les Français s’engagent à livrer aux Nazis, en violation de toutes les conventions internationales. Aussi le proscrit se réfugie dès juin 1940 à Saint-Paul-de-Fenouillet dans les Pyrénées-Orientales, toujours à la merci d’une dénonciation, sans le sou, terriblement isolé, et les tentatives pour lui permettre de rejoindre les États-Unis grâce à Varian Fry et son comité américain de secours échouent, comme pour Walter Benjamin qui se suicide tout près de Perpignan par où Freundlich est passé lui aussi.

Moins isolé que le philosophe sans doute, ou plus combattif, c’est alors qu’il redessine de mémoire ses toiles détruites ou perdues, et qu’il continue pendant deux ans à vivre, c’est-à-dire penser, agir en artiste, malgré le resserrage de l’étau. Le 23 février 1943 il est arrêté à Saint-Martin-du-Fenouillet où, avec Jeanne, ils avaient trouvé des logeurs plus accueillants qu’à Saint-Paul, village voisin. On ne sait pas qui l’a dénoncé, mais c’est probablement dû aux représailles des Nazis à la suite de l’attentat contre deux gradés de la Luftwaffe à Paris le 13 février. Il fallait immédiatement trouver 2 000 Juifs, ce qui explique le temps très court entre son arrestation, son passage de quelques jours à Gurs puis à Drancy, et sa déportation par le convoi 50 le 4 mars 1943. Ce train est le premier de quatre partis depuis la gare du Bourget/Drancy en direction de Majdanek et Sobibor, dans la région de Lublin.

Comme la quasi-totalité des 4 003 déportés de ces convois, Freundlich est assassiné à Sobibor à son arrivée, le 9 mars, dans les derniers mois avant le démantèlement en juillet du deuxième site d’extermination de l’Aktion Reinhard : neuf chambres à gaz et des bûchers géants pour se débarrasser des corps. Sobibor, comme Belzec, avait été conçu par des médecins et ingénieurs formés à l’extermination lors de l’opération T4 « d’euthanasie » des handicapés, les malades mentaux, « les asociaux » qui avait débuté en 1938, un an après l’organisation de l’exposition contre l’art dit « dégénéré. » Les Nazis – et l’inspecteur général de ces camps, Christian Wirth – étaient d’une logique implacable : le Juif Freundlich, « dégénéré » par essence qui avait symbolisé leur lutte contre « l’art dégénéré », était exterminé grâce à ceux qui avaient mis au point les premières chambres à gaz.

En octobre 1939, quand Max Jacob, Français israélite, avait appris que Freundlich était interné, il lui avait écrit : « Ce n’est pas un des moindres malheurs de la guerre que de voir un homme de ta valeur et de ta qualité morale ravalé au niveau du bétail humain. La guerre est une terrible faux, une niveleuse.9 » En novembre, Freundlich déclarait sobrement à son ami Gaston Chaissac du camp d’internement de Francillon en Loir et Cher : « Vous voyez que je ne suis plus à la maison ». Suivait une longue description de l’artiste comme il le voyait, comme il l’avait toujours vu :

« Ici commence le procédé artistique vraiment actuel qui oblige l’artiste à tant de sacrifices et qui sont tout de même indispensables pour arriver à cette beauté qui contient en elle-même aussi un bonheur, un bonheur de l’être où l’individu n’est plus de ce fait isolé, qui se sent isolé, et parce qu’il ne connaît pas les moyens de sortir de son isolation, ou ne les veut pas apprendre, l’individu devient destructeur au lieu de constructeur. »

Le Musée de Montmartre a bien mal choisi sa période pour exposer Freundlich ; ou au contraire, prenons le Covid-19 pour une métaphore de la peste brune qui avait fini par le dévorer. L’exposition ouverte juste avant le premier confinement, ré-ouverte en juillet a refermé définitivement à cause du second.

1 Otto Freundlich, la révélation de l’abstraction, Paris, Hazan/musée de Montmartre, 2020.

2 Otto Freundlich dans Cercle et Carré, n°2, 15 avril 1930.

3 Otto Freundlich, « D'un enseignement », Anthologie,1938, pp. 8-9, p.9.

4 Cité par Mario-Andreas von Lüttichau, « ‘Crazy at any price’, The Patholologizing of Modernism in the Run-up to the ‘Entartate Kunst’ Exhibition in

5 Ibidem, p. 36.

6 Ibidem, p. 38.

7 Cité par George Mosse dans “Beauty without Sensuality, the Exhibition Entartete Kunst" dans Stephanie Barron (dir.) Degenerate Art, Los Angeles, Los

8 Max Nordau, l’auteur de Entartung, Dégénérescence, était un médecin et sociologue, ironiquement juif et co-fondateur du sionisme avec Théodore Herzl

9 Max Jacob, bien que converti au catholicisme et vivant en oblat séculier auprès du monastère de Saint Benoit sur Loire, rattrapé par la fureur

Notes

1 Otto Freundlich, la révélation de l’abstraction, Paris, Hazan/musée de Montmartre, 2020.

2 Otto Freundlich dans Cercle et Carré, n°2, 15 avril 1930.

3 Otto Freundlich, « D'un enseignement », Anthologie, 1938, pp. 8-9, p.9.

4 Cité par Mario-Andreas von Lüttichau, « ‘Crazy at any price’, The Patholologizing of Modernism in the Run-up to the ‘Entartate Kunst’ Exhibition in Munich in 1937 » , dans Olaf Peters (dir.), Degenerate Art, the Attack on Modern Art in Nazi Germany, Orestel, New-York, 2014, p. 37

5 Ibidem, p. 36.

6 Ibidem, p. 38.

7 Cité par George Mosse dans “Beauty without Sensuality, the Exhibition Entartete Kunst" dans Stephanie Barron (dir.) Degenerate Art, Los Angeles, Los Angeles County Museum of Art, 1991, pp. 25-31, p. 25.

8 Max Nordau, l’auteur de Entartung, Dégénérescence, était un médecin et sociologue, ironiquement juif et co-fondateur du sionisme avec Théodore Herzl.

9 Max Jacob, bien que converti au catholicisme et vivant en oblat séculier auprès du monastère de Saint Benoit sur Loire, rattrapé par la fureur anti-juive est transporté à Drancy où il meurt d’une pneumonie le 5 mars 1944, juste avant d’être déporté vers Auschwitz-Birkenau.

Citer cet article

Référence électronique

Annette Becker, « Otto Freundlich (1878-1943), la révélation de l’abstraction », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 15 mars 2021, consulté le 23 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1125

Auteur

Annette Becker

Université Paris-Nanterre

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