Les sens et la guerre froide : de la propagande au conflit armé

Compte-rendu du colloque international « Conflict and the Senses in the global Cold War : From Propaganda to Sensory Warfare » qui s’est tenu au Centre Berlinois d’études sur la guerre froide (Leibniz Institute for Contemporary History) du 13 au 16 octobre 2020.

DOI : 10.56698/rhc.1087

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Mots-clés

Sens, guerre froide

Texte

Organisé par Bodo Mrozek, historien spécialiste des sens, à l’institut Leibniz d’histoire contemporaine, ce colloque a réuni 25 chercheur·se·s issu·e·s de 11 pays différents autour de questions croisant l’histoire des sens et celle de la guerre froide. Il s’agissait d’étudier au prisme des sensorial studies les différentes manifestations de ce conflit mondial, s’inscrivant ainsi dans une démarche attentive à l’expérience vécue et à la façon dont elle affecte le corps. Ce faisant, ce colloque répondait à une tendance actuelle des études sur les sens, relevée par Mark M Smith dans sa conférence inaugurale1, consistant à lier l’histoire des sens à celle des émotions en soulignant les interactions entre les perceptions sensorielles et les émotions qu’elles suscitent2.

Si plusieurs travaux ont été menés ces dernières années sur la dimension sensorielle des conflits armés3, le vingtième siècle a été négligé en la matière et rares sont les études qui s’aventurent au-delà de la Première Guerre mondiale4. Pour appréhender ce sujet largement inexploré, ce colloque organisé comme un atelier de travail destiné à préparer un ouvrage collectif, ménageait de longues périodes de discussions impliquant parfois des spécialistes d’histoire des sens familiers d’autres époques, comme Viktoria Von Hoffmann, bien connue pour ses recherches sur le goût et le toucher à l’époque moderne5.

Une des premières questions soulevées était la définition des objets relevant de l’histoire des sens. Si la question des contours de ce champ de recherche ne se pose pas vraiment pour les sens réputés bas, en particulier le goût et l’odorat, propres à susciter le dégoût et moins souvent étudiés dans une perspective historique, la singularité de l’approche sensorielle s’avère moins évidente en ce qui concerne la vue et l’ouïe. Les recherches présentées par Joshua Simon et Raphaëlle Auclert sur l’avant-garde artistique, de même que celles de Daton Lekner sur les diffusions radiophoniques en Chine et à Taïwan, ont montré que la nature de l’approche définissait l’histoire des sens bien plus que les sources étudiées. Inversement, la diversité et l’originalité des sources convoquées a souvent montré que l’histoire des sens permettait de mettre au jour de nouveaux objets de recherche. L’autre point méthodologique que ce colloque a d’emblée soulevé est la nécessité de fragmenter le sensorium pour circonscrire les analyses. Répondant au mouvement de division qui caractérise la Guerre froide, les études sur les sens se concentrent habituellement sur un des cinq sens, mais plusieurs communications ont ménagé des réflexions sur la torture que constitue la privation sensorielle (Walter E. Grunden et Marcel Streng) ou sur les enjeux sensoriels des supports audio-video de propagande (Cyril Codoba, Carsten Richter, José Toran).

Dans le domaine de la propagande, l’étude des sens s’avère très révélatrice, tout d’abord parce qu’elle permet de mesurer l’évolution des influences, mais aussi parce qu’elle met en évidence la façon dont la Guerre froide a transformé, jusque dans la vie quotidienne, les corps, les goûts, les habitus. Ainsi, Victoria Phillips et Kaete O’Connell ont analysé les enjeux stratégiques de la distribution de nourriture, et plus particulièrement de produits sucrés, par les États-Unis dans l’Allemagne divisée des années 1950. Se penchant sur l’olfaction, qui suscite des jugements tranchés et préside à toutes les discriminations6, Stephanie Weismann s’est intéressée à l’évolution des goûts en matière de parfum en Pologne, montrant comment leur réception opposait les produits allemands et français à la parfumerie russe.

Loin des stratégies d’accommodation à l’œuvre dans ces exemples de propagande sensorielle, les conflits armés agissent de façon plus violente et intense sur les sens7. Cette différence de temporalité entre la vie quotidienne et les batailles s’est retrouvée au cœur des débats, récurrents lors du colloque, sur la pertinence de la notion de « paysage sensoriel8 » dans le contexte de la Guerre froide. Comme l’explique Bodo Mrozek, la formule « sensory warfare » figurant dans le titre du colloque est dérivée de « sonic warfare » employé par Steve Goodman pour désigner les usages du son destinés à effrayer, notamment pour contrôler les foules9. Ces usages militaires des sens sont souvent liés à des recherches médicales si bien qu’ils rendent comptent des modèles sensoriels à l’œuvre autant qu’ils les façonnent. Par exemple, présentant un « nez électronique » développé pendant la guerre du Vietnam afin de repérer les ennemis, Christy Spackman souligne la façon dont cet instrument s’articule avec les recherches médicales menées à l’époque, notamment par Andrew Dravnieks, sur la « signature olfactive » des individus.

Embrassant une grande diversité de périodes, de temporalités, d’ères culturelles, ce colloque a permis de soulever des questions méthodologiques riches, mais aussi de cartographier les nombreux enjeux liés au rôle des sens dans la Guerre froide. La poursuite de ces recherches permettra de dégager, on l’espère, les grandes lignes caractérisant la singularité sensorielle de ce conflit multiforme et ses interactions avec les modèles sensoriels de l’époque.

1 L’enregistrement de cette conférence est disponible sur le site du Berliner Kolleg Kalter Krieg : https://www.berlinerkolleg.com/de/

2 Rob Boddice et Mark M. Smith, Emotion, Sense, Experience, Cambridge University Press, 2020.

3 Nicholas J. Saunders, Paul Cornish, Modern Conflict and the Senses, London/New York, Routledge, 2017 et Mark M. Smith, The Smell of Battle, the

4 Mark M. Smith souligne une exception importante : Joy Parr, Sensing Changes : Technologies, Environments, and the Everyday, 1953-2003, Vancouver

5 Viktoria Von Hoffmann, Goûter le monde : Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne, Bruxelles, Peter Lang, 2013.

6 Juliette Courmont, L’Odeur de l’ennemi 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2010.

7 Voir à ce sujet l’exposition d’art olfactif commémorant les premiers usages de gaz durant la première guerre mondiale (1915) : The Smell of War (

8 Véronique Mehl et Laura Péaud (dir.), Paysages sensoriels. Approches pluridisciplinaires, Rennes, Pur, 2019.

9 Steve Goodman, Sonic Warfare. Sound, Affect, and the Ecology of Fear, Cambridge, MIT Press, 2012.

Notes

1 L’enregistrement de cette conférence est disponible sur le site du Berliner Kolleg Kalter Krieg : https://www.berlinerkolleg.com/de/conflict-and-senses-global-cold-war-propaganda-sensory-warfare (Consulté le 9 novembre 2020)

2 Rob Boddice et Mark M. Smith, Emotion, Sense, Experience, Cambridge University Press, 2020.

3 Nicholas J. Saunders, Paul Cornish, Modern Conflict and the Senses, London/New York, Routledge, 2017 et Mark M. Smith, The Smell of Battle, the Taste of Siege: A Sensory History of the Civil War, Oxford, OUP, 2015.

4 Mark M. Smith souligne une exception importante : Joy Parr, Sensing Changes : Technologies, Environments, and the Everyday, 1953-2003, Vancouver, UBC Press, 2010.

5 Viktoria Von Hoffmann, Goûter le monde : Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne, Bruxelles, Peter Lang, 2013.

6 Juliette Courmont, L’Odeur de l’ennemi 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2010.

7 Voir à ce sujet l’exposition d’art olfactif commémorant les premiers usages de gaz durant la première guerre mondiale (1915) : The Smell of War (Poperinge, Belgique, 2015)

8 Véronique Mehl et Laura Péaud (dir.), Paysages sensoriels. Approches pluridisciplinaires, Rennes, Pur, 2019.

9 Steve Goodman, Sonic Warfare. Sound, Affect, and the Ecology of Fear, Cambridge, MIT Press, 2012.

Citer cet article

Référence électronique

Erika Wicky, « Les sens et la guerre froide : de la propagande au conflit armé », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 08 avril 2021, consulté le 23 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1087

Auteur

Erika Wicky

Marie Sklodowska-Curie Fellow 2019-2021
Université Lumière Lyon 2 / LARHRA