À travers les lignes des histoires des pratiques culturelles, qu’elles aient été scientifiques, sportives ou artistiques, l’amateur s’est établi, depuis quelques années, comme un objet d’étude foncièrement interdisciplinaire. Sa valeur heuristique en tant que concept se démontre dans sa capacité à rendre visible une vaste population d’acteurs historiques jusqu’alors peu étudiés de façon transversale. Dans sa démarche, l’étude des amateurs mobilise ainsi les apports de l’histoire des sociabilités et des élites nobiliaires ou bourgeoises, l’histoire culturelle et celle de ses médiateurs ou intermédiaires, l’histoire des pratiques et des espaces savants, ou encore les gender studies.
S’inscrivant plus particulièrement dans le domaine de l’histoire des sciences, le projet « AmateurS : Amateurs en Sciences (France, 1850-1950) : une histoire par en bas1 », financé par l’ANR, fait directement écho aux récents débats qui entourent les sciences participatives ou citoyennes et la fabrication et la circulation des savoirs scientifiques à l’ère numérique2. Il formule à ce sujet l’hypothèse qu’un regard historique sur l’amateurisme scientifique est à même de redonner une épaisseur temporelle à des phénomènes qui peuvent sembler exclusivement contemporains. En choisissant pour terrain la seconde moitié du xixe et la première moitié du xxe siècle, cette enquête sur les savoirs s’attache à un temps d’engouement croissant de la société pour les sciences, celui de l’amateurisme formalisé, notamment par le biais des sociétés savantes, mais aussi celui de la professionnalisation des sciences et d’affirmation de l’expertise scientifique, à l’origine de la disqualification des amateurs et, partant, de l’occultation progressive d’une part des acteurs de l’histoire sociale des sciences3. En outre, le projet AmateurS engage à une interprétation transversale de son objet d’étude, principalement abordé jusqu’alors depuis un domaine spécifique du savoir (histoire ou archéologie, sciences naturelles, astronomie, mathématiques, etc.). Il s’attache plutôt à cerner l’amateur à travers la déclinaison d’une même qualité, rappelant ici le projet littéraire de Bouvard et Pécuchet, antihéros emblématiques de l’amateurisme du xixe siècle. Le projet s’inscrit ainsi dans une perspective transdisciplinaire dans le but de restituer ce qui a fait, entre 1850 et 1950, la diversité et la cohérence de cette figure historiquement située. Pour ce faire, il rassemble en particulier des spécialistes de deux champs relativement classiques de l’histoire des amateurs, l’astronomie et l’archéologie, et ceux d’un domaine plus inédit, celui des sciences médicales, à travers les pratiques paramédicales ou l’automédication.
C’est ainsi à une compréhension élargie des figures de l’amateur que vise le premier axe de recherche du projet4. Ce dernier repose sur la constitution d’une base de données réunissant l’ensemble des monographies et périodiques dont le titre laisse supposer qu’ils s’adressent à ce public. Ont donc été retenus, parmi les ouvrages publiés en France entre 1850 et 1950, d’après le catalogue de la Bibliothèque nationale de France et le Catalogue général de la librairie française, ceux dont le titre contient les mots « amateur », « amateurisme » et « amatrice5 ». L’élaboration de cette base de données bibliographiques s’associe à une moisson documentaire d’images et de textes, et livre ainsi un panorama général des figures de l’amateur. Cette traversée de la reconstruction sémantique complexe et en partie néologique que connaît le terme d’« amateur » à l’époque contemporaine6 invite à resituer les sciences au sein de pratiques disciplinées ou non : l’amateur préfère souvent le jardinage à la botanique, la comptabilité domestique aux mathématiques, la magie et bien sûr la photographie à la physique-chimie, ou exprime ses angoisses sur l’évolution et le métissage des races à travers l’élevage de poules, mis à la mode sous le Second Empire7. Base de données et corpus documentaires seront rendus accessibles à l’issue du projet (2022) par le biais d’une plateforme numérique8.
Le deuxième axe de la recherche collective envisage l’écriture d’une histoire subjective des mondes des amateurs, en abordant la question des identités et des définitions dans une perspective « par en bas ». Il s’agit ici de restituer le point de vue des amateurs sur la science qu’ils font, les mondes sociaux qu’ils habitent, leur identité savante, leur rapport aux professionnels ou à d’autres amateurs qu’ils jugent eux-mêmes illégitimes. L’histoire sociale des amateurs amène en particulier à souligner la coexistence de deux systèmes de valeurs durant la période considérée : un amateurisme d’élite, hérité du xviiie siècle, reposant sur la morale aristocratique de l’otium ; un amateurisme des classes moyennes, conforme à la valorisation bourgeoise du travail sérieux et spécialisé9. Dans cette optique, une première journée d’étude a permis d’évoquer comment l’amateurisme, vécu individuellement ou en groupe, s’est redéfini au cours de son histoire à travers de multiples transformations institutionnelles des professions et des associations d’amateurs, l’émergence de nouveaux objets d’étude ou de nouvelles théories parfois spécifiques aux amateurs, ou des épisodes de conflits10. La thèse de la vie extraterrestre connaît par exemple un fort engouement de la part des astronomes amateurs dans les années 1860, tout en étant fortement contestée par les tenants d’un savoir professionnel officiel délivré par les observatoires d’État11. Durant l’entre-deux-guerres, la science des ondes stimule à la fois l’élaboration d’une nouvelle discipline thérapeutique, la radiesthésie médicale, que travaillent des amateurs équipés de pendules, dans le sillage de l’abbé Bouly, et dans un autre registre technique l’émergence de pratiques radioamateurs. Outre ce travail de frontière permanent, le territoire de l’amateurisme, thème d’une journée d’étude à venir, offre une pluralité d’échelles d’analyse, de la science au village jusqu’aux réseaux extrêmement étendus des sociabilités savantes, souvent internationales qui conduisent l’œil du chercheur à se décentrer des circuits traditionnels de fabrication et de circulation des savoirs. La Société astronomique de France présidée par Camille Flammarion offre ainsi un réseau mondial serré d’observateurs amateurs du ciel, réseau concurrent de celui des observatoires professionnels, mimétique du point de vue des pratiques savantes, mais alternatif quant aux doctrines promues.
Associée à l’histoire sociale, l’histoire matérielle des sciences amateurs constitue le troisième axe du projet. Celui-ci envisage ensemble : les objets collectés par les amateurs de sciences, les objets employés, instruments et dispositifs expérimentaux, qu’ils soient appropriés, vendus ou bricolés, mais également leurs innombrables productions matérielles, en tant qu’inscriptions et artefacts élaborés (carnets, dessins, photographies, maquettes, etc.). Inégalement conservés, ces objets ont pu exceptionnellement trouver une place dans des collections instituées, ou attendent encore, dans leur grande majorité, d’être découverts dans des archives familiales, au sein d’héritages parfois encombrants. Interrogés d’une part comme un moyen d’investigation, ils ouvrent la voie à une remontée vers le travail de l’amateur, de l’objet au geste et à un savoir-faire, qui participe d’une manière spécifique à une divulgation des sciences par la pratique, mise en œuvre de façon parfois conforme ou parfois hétérodoxe vis-à-vis de standards académiques exogènes12. D’autre part, la vie sociale des objets, au sein de circuits d’exhibitions, d’échanges gratuits ou monétisés, permet de rendre compte des usages sociaux et cognitifs qu’en font les amateurs13.
Une dernière thématique traverse enfin les trois axes qui ont été présentés ici successivement : celle des « amatrices14 ». Imbriqué dans la reconfiguration sémantique évoquée plus haut, le terme d’« amatrice » a en lui-même donné lieu à d’importants débats sur son « bon usage15 ». Au croisement de l’histoire des amateurs et de celle des femmes en sciences, dont la professionnalisation reste exceptionnelle avant 1950, l’amateurisme au féminin permet dès lors de rendre compte d’un éventail de situations vécues, que cette qualité ait été revendiquée, choisie ou subie.
Les premiers résultats du projet AmateurS ont ainsi permis de remettre au jour une pluralité de mondes savants, que relie l’interface de l’amateur. Historiquement lié à un contexte social et culturel, son intégration à la dynamique contemporaine des savoirs en fait le compagnon nécessaire de l’institutionnalisation des valeurs bourgeoises du travail. Plutôt qu’en récepteur passif d’un enseignement vertical, l’amateur s’affirme au contraire, dans sa conformité, comme dans sa turbulence, en producteur de savoirs et d’objets scientifiques, sources de profits symboliques et même, plus fréquemment qu’il ne le semble, monétaires.