Les capitales, situées au sommet de la hiérarchie urbaine, exercent un pouvoir d’attraction et de rayonnement aussi bien symbolique que réel. Sur le plan symbolique, elles représentent la nation à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières. Elles focalisent le sentiment d’appartenance des ressortissants nationaux et sont volontiers perçues dans l’imaginaire des étrangers comme un résumé du pays tout entier. Sur le plan concret, elles disposent d’un réel pouvoir d’attraction sur les hommes et les activités et d’un effet de rayonnement en tant que pôle majeur de diffusion et d’impulsion. Ainsi, constituent-elles des objets de premier choix pour l’histoire culturelle en ce qui concerne les représentations, les pratiques, les productions et les circulations. Berlin, Londres, Madrid, Paris ont donné lieu à un programme de recherche triennal sous notre direction, consacré à l’histoire de leurs politiques et de leur vie culturelle depuis 19451. Celui-ci s’est inscrit dans le prolongement des travaux menés par Christophe Charle et Daniel Roche sur les capitales européennes et la culture, dont l’étude s’interrompt avec la Seconde Guerre mondiale2. Parmi les quatre capitales, retenues pour leur situation géographique et la diversité de leurs régimes politiques, deux, Berlin et Madrid, se distinguent par leur destin politique contrasté. Les charnières de 1975 (mort de Franco) et 1989 (chute du mur de Berlin) constituent des ruptures nationales profondes et des étapes vers une généralisation de la démocratie libérale en Europe. Dans le domaine culturel, cette spécificité n’exclut pas cependant l’existence de points communs entre les quatre villes. En effet, malgré les différences nationales celles-ci ont toutes connu l’installation d’une culture de masse via radio, cinéma, télévision, internet et plus globalement par l’entremise des industries culturelles. Des transferts culturels se sont opérés dans l’espace européen lui-même ouvert aux influences mondiales, sans doute parfois freinés par la guerre froide ou les dictatures. L’examen des temporalités et des contenus -à partir de quelques exemples sectoriels-, ainsi que des facteurs de causalité a rendu possible une recherche sur les ressemblances et les différences.
La construction européenne et la mondialisation fournissent un canevas propice aux ressemblances. Cette histoire culturelle urbaine se déploie en effet en pleine construction européenne, d’abord active uniquement dans la partie occidentale de l’Europe, puis dans sa partie centrale et orientale. Élargissement et approfondissement sont allés de pair avec le triomphe du modèle démocratique et libéral, l’adoption d’une économie de marché, conditions nécessaires à l’adhésion. L’élargissement de 2004 montre encore que tous les espoirs d’une Europe unie sont permis et que la croyance dans l’Europe est encore de mise. Ceux-ci ont cependant été compromis dès l’année suivante par le rejet du traité constitutionnel. Les effets de la crise économique de 2008, celle des migrants consécutive au conflit syrien, ont enclenché un retour des nationalismes et un euroscepticisme caractéristique de la dernière décennie. Le deuxième élément contextuel qui rassemble les capitales dans une évolution commune est la mondialisation. L’ouverture internationale a entraîné une mise en concurrence des villes, suscité une transformation urbaine à travers tout le continent européen3. Restauration des centres villes, revitalisation des espaces en friches, événementiel ont concouru à attirer l’attention des médias, les populations et les activités économiques. Ainsi, ces trente dernières années ont vu se métamorphoser certaines cités en villes-mondes (global city) au sens défini par la sociologue Saskia Sassen4. Avant elle, Fernand Braudel avait lui aussi identifié pour des périodes plus anciennes des « villes-mondes », capables de centraliser richesses et pouvoirs, « sans cesse en compétition les unes avec les autres » ; une « économie-monde » possédant toujours un pôle urbain, une ville au centre de la logistique de ses affaires. »5 Notre propos ne consistera pas ici à vérifier l’analyse braudélienne, à maints égards, très éclairante notamment en ce qui concerne la mise en concurrence urbaine, la concentration inégale des pouvoirs entre villes, ou encore les rapports entre celles-ci et les États. Construction européenne et mondialisation sont compris comme des éléments contextuels majeurs qui ont pu rentrer en contradiction avec les identités nationales, mais aussi l’un avec l’autre. L’ampleur du champ nous contraint dans le présent article à limiter l’approche à l’étude de l’impact du processus d’intégration européenne sur l’évolution culturelle des quatre capitales. Une étude des contenus, notamment des politiques mémorielles, des productions artistiques à teneur européenne devrait, en effet, livrer quelques pistes intéressantes. Dans quelle mesure ces territoires symboliques nationaux ont-ils contribué à diffuser l’utopie européenne et apporté leur concours au développement d’une conscience européenne ? D’emblée, la tension entre échelons national et européen se signale avec évidence, car qu’est-ce que l’utopie européenne sinon la croyance en une Europe unie délivrée des conflits entre nations ? Le terme d’utopie peut se justifier à partir du constat négatif que Julien Benda faisait en 1946 : « Je dis qu’une conscience de l’Europe n’a jamais existé chez les Européens ». Il ajoutait « …Si nous voulons mettre au jour un esprit européen, une conscience européenne, nous n’aurons pas à nous appuyer sur quelque chose qui existât, ne serait-ce que momentanément assoupi et ne demandant qu’à renaître, nous aurons tout à faire »6. C’est bien dans ce « tout à faire » que se niche l’utopie, ce non-lieu, ce non-avenu. « Une rêverie d’inventeur, songe creux, une utopie », écrivait déjà Victor Hugo à propos des États-Unis d’Europe dont il fut l’un des inspirateurs originels. Le rêve européen n’a cessé de s’alimenter pourtant autour de la quête d’une identité européenne par l’activation d’éléments culturels communs. Il parsème les textes officiels des défenseurs de la construction européenne et ceux, dès ses débuts, du Conseil de l’Europe. Les territoires urbains des capitales peuvent peut-être nous apporter une vision de terrain, une preuve par le territoire de l’existence ou non du développement, voire de l’ancrage d’un esprit européen et sans doute aussi de ses limites.
Il conviendra donc tout d’abord de souligner que les capitales sont et demeurent sur le plan culturel des territoires d’affirmation de l’identité nationale ce qui, a priori, a pu gêner l’affirmation d’une utopie européenne. Elles ont cependant plus ou moins joué le jeu du volontarisme politique européen et contribué à alimenter le rêve européen ; nous verrons les formes prises par ce volontarisme. Enfin, l’examen des circulations culturelles à travers quelques exemples choisis pourra peut-être nous dire si celles-ci ont favorisé le développement d’une conscience européenne.
Les capitales, vitrines symboliques face au monde
La vocation d’une capitale sur le plan culturel consiste à exercer un rôle de commandement plus ou moins prégnant, plus ou moins assumé, suivant les modèles politiques, centralisés, fédéraux ou mixtes7 et à optimiser le rayonnement international de la nation qu’elle représente. Elle est en quelque sorte une vitrine nationale face au monde. Christophe Charle définit une capitale culturelle comme « un espace urbain dont suffisamment d’indices convergents permettent d’établir qu’il est, à l’époque considérée, un lieu d’attraction et de pouvoir structurant de tel ou tel champ de production symbolique (voire, pour les plus importantes, comme Paris, Londres, parfois Rome, de la majorité de ces champs) ».8 A l’intérieur comme à l’extérieur, la capitale représente l’État-nation, elle en est le siège institutionnel et symbolique. Si le cas de Berlin peut sembler particulier jusqu’à la réunification, Berlin-Est a cependant le statut de capitale de la RDA et Berlin-Ouest conserve, malgré tout, énormément de prestige symbolique. Le rôle officiel des villes capitales peut ainsi varier d’intensité dans le temps et dans l’espace. Il est très affirmé en France et en Grande-Bretagne. En France, l’État est le produit d’une tradition centralisatrice ayant connu plusieurs aménagements depuis les années 19809. Le système britannique présente une macrocéphalie très prononcée, si l’on en juge par les analyses de l’historien britannique Jeremy Ahearne. Londres concentre au début du XXIe siècle 15 % de la population alors qu’elle reçoit 40 % des fonds de la Loterie nationale, principale source de financement culturel outre-Manche10. La dépense culturelle publique en France est aussi révélatrice. En 2015, le ministère de la Culture et de la Communication et ses opérateurs ont réalisé 3,2 milliards de dépenses culturelles. 67 % de ces dépenses sont allés à la région Ile-de-France qui concentre aussi la plus forte dépense régionale par habitant11. A propos de la dépense étatique, l’ancien ministre de la Culture, Jack Lang a ainsi déclaré : « … entre le Louvre, le centre Pompidou, l’opéra et les autres établissements, l’État finance à lui seul 80 % de la vie culturelle de la capitale ».12
Les cas de Berlin et Madrid paraissent plus complexes car l’une et l’autre ont vu leur domination remise en cause au gré des soubresauts politiques de leur histoire. Ceux-ci sont en effet responsables d’une certaine difficulté à être capitale. Berlin est souvent dépeinte comme « une capitale en pointillés »13 qui n’a été weltstadt (ville-monde) que sous le deuxième Reich et la république de Weimar. Exsangue en 1945, divisée par la guerre froide, Berlin, au temps de la partition, demeure capitale dans l’esprit des Allemands de l’Est, ce qui est moins évident dans la partie Ouest où Bonn est capitale officielle de 1949 à 1990. Cependant, les Alliés s’évertuent pendant la guerre froide à faire de Berlin-Ouest une vitrine sinon nationale du moins occidentale par l’ouverture de musées et d’universités, de salles de théâtre et de concerts, dotant la ville d’un grand nombre de structures artistiques et culturelles. Madrid offre le cas d’une capitale quelque peu stérilisée par la période franquiste14 et qui est dans la quasi-impossibilité d’assumer son rayonnement sur le pays comme à l’extérieur. L’isolement diplomatique, le contrôle et la censure, un nationalisme farouche appauvrissent notamment le théâtre madrilène des années 195015. Madrid est encore un désert en 1975 si l’on en croit le photographe Juan Ramon Yuste : « Il y a eu à l’époque quelques tentatives officielles, notamment au niveau de la peinture et des galeries d’art : une exposition et puis rien… La presse ne s’y intéressait pas encore. »16 La movida va faire sortir la capitale de son « rôle austère de siège du pouvoir franquiste »17. Elle réconcilie les Espagnols avec elle. Si Madrid retrouve un rang de capitale culturelle avec l’après-franquisme, elle demeure néanmoins confrontée à une concurrence interne. La constitution de 1978 rétablit la démocratie, un système semi-fédéral assorti d’une reconnaissance des cultures régionales. Un tel renforcement régional est susceptible de faire de l’ombre à la capitale. Le poids culturel d’une ville comme Barcelone se renforce d’ailleurs au fil des décennies. 1992 est une année faste pour le rayonnement international de l’Espagne. Celle-ci met certes l’accent sur Madrid en tant que capitale européenne de la culture mais bien davantage sur Séville qui accueille l’exposition universelle et Barcelone les Jeux olympiques.
La variété de ces configurations ne doit pas faire oublier que le pouvoir politique quels que soient les périodes et les régimes, investit symboliquement la capitale. Celle-ci porte dans les représentations la charge du passé, par ses monuments, ses musées, plus largement ses lieux de mémoire. Paris et Londres sont aux yeux du monde un condensé de leur nation respective qu’elles représentent dans les imaginaires. Leurs paysages urbains (places, avenues prestigieuses, architecture), leurs monuments, leurs musées sont autant de conservatoires qui parlent au monde entier. Paris au moment des attentats de 2015 se résume aux yeux de la presse internationale à la Tour Eiffel, à ses cafés et c’est bien la vie des cafés parisiens que les terroristes ont décidé d’atteindre. Les périmètres classés UNESCO dans chacune des cités correspondent aux yeux du monde aux territoires représentatifs des villes promues : les quais de Seine à Paris, ceux de la Tamise avec l’abbaye et le palais de Westminster, la Tour de Londres…Berlin avec son île des musées. La particularité madrilène sur ce chapitre profite à l’Escorial18. Les politiques patrimoniales et mémorielles témoignent de l’importance symbolique des quatre territoires. Les musées ont correspondu à partir du XVIIIe siècle à la nécessité pour chaque nation de se doter d’outil de représentation, de manière à nourrir le sentiment d’appartenance nationale19. Le Louvre (1793), remplit cette mission autant que le British Museum (1753) ou le Prado (1819), les cinq musées de l’île au musée Berlin (construits entre 1824 et 1830). Les politiques mémorielles à fort retentissement national prennent aussi le territoire des capitales pour ancrage car celles-ci offrent « à travers la mémoire des pierres » des décors parfaits pour les rituels nationaux20. Le bicentenaire de la Révolution française en 1989 pouvait-il se dérouler ailleurs qu’à Paris et le défilé de Jean-Paul Goude ailleurs que sur l’artère des Champs Élysées21 ? La célébration des 750 ans de la naissance de Berlin au cours de l’année 1987 présente une situation beaucoup moins évidente, en raison de l’organisation d’une célébration nationale de part et d’autre du Mur, par deux systèmes idéologiques opposés. En plein refroidissement international, la partie Ouest choisit d’activer la tradition prussienne, tandis que l’Est célèbre l’histoire du mouvement ouvrier22. Des deux côtés, l’instrumentalisation mémorielle témoigne à la fois de la richesse des imaginaires urbains et politiques liés à Berlin, mais aussi du poids symbolique majeur de ce territoire pour l’histoire nationale autant d’internationale. Une vision par trop nationale du rayonnement culturel des capitales ne peut donc suffire.
La contribution des capitales à l’utopie européenne
En effet, leur sphère d’influence est nationale et internationale. A ce second niveau elles ont diversement apporté leur contribution au rêve européen. Ceci peut se mesurer politiquement et culturellement et l’on constatera que les deux dimensions sont intimement imbriquées. Certes, ces quatre villes n’ont pas été choisies comme capitales de l’Europe, choix qui s’est porté sur Bruxelles et Strasbourg. Paris ou Berlin, capitales de deux États-Nations qui par trois fois ont été responsables d’une guerre ne pouvaient convenir, ni Londres en retrait23 jusqu’en 1973 et encore moins Madrid sous Franco. Ces quatre villes concentrent cependant ambassades, instituts culturels, universités qui animent la coopération culturelle internationale, clé du rapprochement entre États y compris européens. La diffusion des idéaux européens passe aussi par de telles institutions. Ces « ambassades culturelles » que sont les instituts Cervantès, Goethe, British Council, instituts français sont très présentes dans les capitales, beaucoup plus qu’en province. Paris semble aujourd’hui en concentrer le plus grand nombre. Le forum des instituts culturels étrangers créé en 2002 dans la capitale française en recense 55.24 Si l’on ne peut douter de leur rôle dans la promotion des relations bilatérales, leur degré d’investissement en faveur de l’Europe est sans doute moins facile à jauger. Une étude diachronique des programmes de certains d’entre eux serait à cet égard intéressante à mener et plus particulièrement ceux du British Council à Berlin, Madrid et Paris. Les phases de rapprochement et d’éloignement de la Grande-Bretagne vis-à-vis de la Communauté européenne devraient peut-être se vérifier à l’aune des activités de celui-ci.
A ce stade, on peut supposer que l’action culturelle menée par les capitales en faveur de la construction européenne n’est ni linéaire, ni synchrone. Sans doute est-elle conditionnée par les aléas de l’histoire et des facteurs multiples tels que le degré d’investissement des États, variable lui-même dans le temps, les systèmes politiques nationaux, le poids différent des capitales dans leur espace national.
Paris joue un rôle précoce dans le volontarisme européen. Ainsi, la capitale française abrite-t-elle le 9 mai 1950 dans le salon de l’Horloge du Quai d’Orsay la déclaration Schuman. A nouveau Paris sert de cadre à la signature de la Convention culturelle européenne, le 19 décembre 1954, pilotée par le Conseil de l’Europe. Le rôle pionnier et régulier de cette instance dans la promotion d’une Europe de la culture se lit dans la Convention culturelle européenne qui stipule dans son article 1 que « Chaque partie contractante prendra les mesures propres à sauvegarder son apport au patrimoine culturel commun de l’Europe et à en encourager le développement. ». Les articles 3 et 4 de la Convention encouragent « le développement d’activités culturelles d’intérêt européen » et « la circulation et l’échange des personnes ainsi que des objets de valeur culturelle ».25
Le Traité de l’Élysée entre la France et la RFA qui scelle le couple franco-allemand est également signé à Paris, le 22 janvier 1963. Si la culture n’est pas au centre des préoccupations, le traité initie une politique en direction de l’éducation et de la jeunesse. L’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ) en est l’émanation directe, créé le 5 juillet de la même année et dont le cinquantenaire est célébré à Paris, en juillet 2013. En revanche, les cinquante ans du Traité de l’Élysée s’ouvrent par une première étape à Ludwigsbourg en septembre 2012, là où le général de Gaulle avait prononcé son discours à la jeunesse. Le président François Hollande fait pour l’occasion le déplacement et c’est ensuite à Berlin qu’il se rend en janvier 2013 pour commémorer la signature proprement dite du Traité de l’Élysée. Le statut de Berlin en tant que capitale a pu souffrir de sa position pendant la guerre froide, statut caduque à l’Ouest, conservé à l’Est sur moins de 45,6 % du territoire. Et pourtant, malgré les ambiguïtés de la partition, ou peut-être à cause d’elles, le Conseil de l’Europe choisit Berlin Ouest en 1984 pour organiser la quatrième conférence européenne des ministres des Affaires culturelles. La conférence aboutit à l’adoption de la Déclaration européenne sur les objectifs culturels, dans laquelle les droits de l’homme sont indissociablement reliés à ce qui s’apparente explicitement aux droits culturels.
« La finalité de nos sociétés est de permettre à chacun de s’épanouir dans la liberté et l’attachement solidaire aux droits de l’homme ; un tel épanouissement passe par la culture qui constitue le facteur essentiel d’un développement harmonieux des sociétés avec les facteurs sociaux, économiques et technologiques ».26
L’histoire tumultueuse du Royaume-Uni avec la communauté européenne n’exclut pas non plus la capitale britannique qui est le siège de manifestations européennes. Ainsi, le Conseil de l’Europe voit-il le jour à Londres, le 5 mai 1949, institué par le Traité de Londres. Le Conseil déploie son activisme culturel avec des expositions européennes d’art. La cinquième se déroule dans la capitale britannique sous l’égide du Conseil de l’Europe entre juillet et septembre 1959 et Londres est pionnière en la matière par rapport aux trois autres capitales. En outre, l’entrée en 1973 du Royaume-Uni dans la Communauté européenne est précédée par l’organisation à Londres entre septembre et novembre 1972 de la quatorzième exposition européenne d’art. Ce n’est sans doute pas une coïncidence. Le Central Saint-Martin College de l’University of arts de Londres est à l’origine de la 28ème exposition, en 2006. En outre, l’historique de ces expositions révèle la participation de Paris à cinq reprises entre 1960 et 1999 ; l’édition de 1989 a été couplée, sans contradiction apparente, avec la célébration du bicentenaire de la Révolution française. Berlin-Ouest l’a accueillie à son tour à six reprises entre 1977 -la décennie 1970 est celle de l’Ostpolitik- et en 2014. Sur ces six éditions, cinq se situent après la réunification. Madrid n’a, en revanche, jamais eu les honneurs de cette exposition. Il est vrai que longtemps synonyme de dictature, la capitale espagnole a dû attendre 1986 pour voir l’Espagne intégrer la CEE. Elle obtient ensuite très symboliquement en 1992 le label de capitale européenne de la culture confirmant ainsi que la chronologie culturelle européenne est bien corrélée à celle du politique.
L’analyse révèle des disparités au niveau de la localisation des activités de coopération culturelle européenne en liaison avec le système politique. Ainsi, un examen de la coopération culturelle franco-allemande confirme le jacobinisme français face au fédéralisme allemand27. Le portail internet franco-allemand qui détaille les différentes institutions mises en place depuis le Traité de l’ Élysée nous renseigne sur leur localisation. Rares sont celles qui sont à la fois situées à Paris et à Berlin (ce qui est le cas de l’Office franco-allemand pour la jeunesse ou du prix franco-allemand du journalisme fondé en 1983). En France, elles sont le plus souvent installées dans la capitale, tandis qu’en Allemagne elles se situent en région comme L’atelier master class à Ludwigsburg (il s’agit d’un programme de formation consacré à la production et à la distribution cinématographique)28, ou Les rendez-vous du cinéma franco-allemand, basés à Hambourg. Au début du XXIe siècle, la création de nouvelles instances se fait néanmoins plus volontiers à Berlin comme en témoignent le fonds franco-allemand pour la musique contemporaine (2009), celui pour l’art contemporain (2014) et Transfabrik destiné aux spectacle vivant (2015).
Le terrain culturel confirme l’hypothèse de départ de chronologies différentes pour ce qu’il en est du rôle de capitale. Après 1975 et la disparition de Franco, après la chute du Mur de Berlin en 1989, les villes de Madrid et Berlin retrouvent en Europe une autre place. Un processus de rattrapage s’est de fait produit avec une effervescence culturelle étonnante qui n’est pas sans parenté avec les deux derniers après-guerres en Europe. On constate en effet une volonté de s’étourdir qui a eu pour nom Movida à Madrid. Berlin affiche une contre-culture très attractive. Les deux capitales étant dès lors en mesure de capter les projecteurs nationaux et internationaux. Les images mentales relatives à ces deux villes ont été, en peu de temps, transformées. De territoires négativement connotés, ils sont devenus des références en matière de créativité une fois la liberté retrouvée. L’attractivité de Berlin capitale artistique est un exemple probant de retour sur la scène nationale plus encore que sur la scène internationale. De même, le Madrid de la Movida a engendré dans le reste de l’Espagne d’autres movidas et un véritable rayonnement international du cinéma espagnol dont Pedro Almodovar a été le plus brillant ambassadeur.
Les capitales se trouvent également directement en première ligne lorsqu’elles portent le label “Ville européenne de la culture après attribution par les ministres de la Culture des États membres de la Communauté européenne.” Apparu en 1985, celui-ci a été renommé « Capitale européenne de la culture » en 1999 et au fil des années s’avère de plus en plus recherché par les villes. Elles y voient notamment la garantie de gagner en notoriété, un élan pour développer leur économie et, à partir des années 1990, une occasion de restaurer certains de leurs quartiers en friches29. Mais la candidature sert-elle le rêve européen ? Certes, si la question vaut pour toutes les villes labélisées, nous la posons ici plus particulièrement pour les capitales nationales. Le label a été attribué à trois des capitales parmi les quatre considérées entre 1988 et 1992, une période d’euro-optimisme. Londres fait exception tandis que Berlin-Ouest l’obtient en 1988, Paris l’année suivante et Madrid en 1992. Les deux Berlin célèbrent le 750e anniversaire de la cité en 1987 à grands renforts d’événements culturels et c’est dans la foulée que Berlin-Ouest va porter le label de « Ville Européenne de la culture », en 1988. Afin de ne pas froisser les autorités de Berlin-Est, on rebaptise l’opération « E 88 »30. L’attribution du label explique la sociologue Janet Merkel visait à démontrer le rayonnement culturel de Berlin-Ouest et à positionner la ville au cœur de l’Europe, « ceci en dépit du provincialisme avéré de sa scène artistique, de son isolement géopolitique et de sa dépendance financière grandissante vis-à-vis du gouvernement Ouest-Allemand31. » La démarche, qui intervient un an avant la chute du mur, est donc européenne plus que berlinoise à n’en pas douter. Paris remporte le label en 1989. « L’opération se résume à une série d’activités estivales », spectacles, expositions, fêtes de l’Europe, « qui passent relativement inaperçues, car Paris en 1989 est bien plus occupée à fêter en grande pompe le bicentenaire de la Révolution française »32, écrivent Matthieu Giroud et Boris Grésillon. En fait, selon eux, pendant cette première période des « villes européennes », seule Berlin-Ouest en 1988, grâce à un budget conséquent, donne du corps à l’événement. Le label est pour Madrid en 1992 une consécration de son rôle de capitale culturelle recouvré au milieu d’une année très riche en événements pour l’Espagne, une consécration de l’Espagne désormais membre de la CEE. 1992 est aussi l’année de la signature du traité de Maastricht.
Le volontarisme européen se manifeste également à travers la création des journées européennes du patrimoine. Initiées en France sous Jack Lang elles ont attiré l’attention de la Commission européenne et ont été importées dans de multiples pays d’Europe. Les Britanniques s’y sont totalement acclimatés, Londres en particulier, avec son
« London Open House ». Les capitales par les lieux de pouvoir et culturels qu’elles abritent sont, chaque année, très concernées par la fréquentation de ce temps fort. La Journée du Patrimoine 2018 a pour devise “Découvrez ce qui nous unit”. Elle se place sous le signe de l’Année européenne du patrimoine culturel dont la devise est « L’HERITAGE EN PARTAGE ». Une sémantique qui en dit long sur les objectifs assignés à ces manifestations par les instances européennes.
Circulations culturelles et utopie européenne dans les capitales européennes
Les capitales sont à la fois de puissants émetteurs et récepteurs de culture. L’accentuation des circulations sur près de soixante-dix années mérite d’être observée dans ses effets, car si un rapprochement culturel s’est opéré, il a peut-être favorisé le rêve européen de l’unité. Les flux culturels ont vraisemblablement conduit à une progression des points communs tant dans les formes que dans les contenus. Les courants artistiques, philosophiques, les modes, les goûts se sont transmis depuis 1945 à travers l’Europe et se transmettent aujourd’hui à grande vitesse d’une extrémité à l’autre du continent.33
Certes, la circulation des idées et des productions culturelles a été encouragée par la construction européenne et son élargissement. Les instances de l’Union européenne ont rencontré une réelle réceptivité de la part des capitales. Cependant, les progrès vers une culture plus homogène en Europe doivent bien davantage aux nouvelles technologies de l’information et de la communication. Cinéma, disque, radio, télévision, cassettes-audio, le numérique ont permis de transgresser les frontières les plus fermées, même au moment les plus sombres de la guerre froide et des dictatures. Ce fut le cas pour Berlin où la diffusion musicale nous montre que le rock et le punk n’ont pas été arrêtés par le Mur. Le concert de David Bowie à Berlin-Ouest, le 6 juin 1987, est emblématique de cette communion des publics ouest et est-allemands dans un même type de musique. Bowie rassemble de part et d’autre du rideau de fer une jeunesse qui communie au même rythme et déjà aux mêmes valeurs. L’effondrement du Mur est proche. La glaciation franquiste n’arrête pas à Madrid les circulations musicales qui contournent la censure. Ainsi, le visuel des pochettes de disques est-il souvent changé pour permettre aux musiques anglo-saxonnes de pénétrer en terre espagnole. La jeunesse espagnole qui se rend à Londres en rapporte les dernières modes musicales. La Beatlemania, phénomène mondial, n’a épargné ni l’Espagne, ni l’Europe de l’Est. Les Beatles commencent à se faire connaître de la jeunesse espagnole par la radio, la presse, le disque. Les premiers concerts de musique rock à Madrid remontent à 1962, ils sont organisés dans le Cirque Pride.34 Les Beatles débarquent à Madrid le 2 juillet 1965. Le prix élevé des places semble avoir limité le nombre de spectateurs à 10 000. Des radios comme radio Iberia, un magazine comme Fonorama les ont fait découvrir dès 1963 à une jeunesse enthousiaste.35 Les quatre chanteurs de Liverpool ont refusé les logiques de guerre froide, comme en témoigne leur disque Back in the USSR sorti en 1968. Leurs disques s’arrachent au marché noir de l’autre côté du rideau de fer.36 La jeunesse et les voyages des jeunes à travers l’Europe ont aussi beaucoup favorisé les circulations des musiques occidentales y compris à Berlin-Est. L’historien américain Richard Ivan Jobs parlent avec justesse des « ambassadeurs à sac à dos »37. Il mentionne le festival international de le jeunesse organisé par les autorités est-allemandes en 1964 à Berlin Est, dans le but de rapprocher les jeunes de part et d’autre du mur. 500 000 jeunes dont certains venus de l’Ouest ont eu droit à trois jours de concerts de musique rock, à des projections de films et à des activités sportives. Le magazine de l’Ouest Der Spiegel résume l’ambiance en titrant : « Sun, sex and socialisme »38. Une radio diffusant de la musique rock est créée pour l’occasion, DT-64, qui poursuivra ses activités plus ou moins régulièrement jusqu’en 1989. Certes, les rythmes de pénétration des influences artistiques et culturelles ont peut-être été plus lents à Berlin et Madrid, les influences se sont tout de même exercées. Ainsi, le retard madrilène peut se vérifier par exemple avec le Pop Art et au retentissement de la visite d’Andy Warhol à Madrid en janvier 1983, venu inaugurer une exposition dans la galerie de Fernando Vijande.
Les transferts musicaux laissent deviner d’autres déséquilibres entre capitales. En effet, il semblerait bien que ce soit Londres qui donne le tempo à l’ensemble de l’Europe. Par l’ancienne capitale de l’empire britannique arrivent notamment la musique jamaïcaine, le reggae qui gagnent ensuite les autres métropoles européennes. La New Wave britannique influence également la « nouvelle vague allemande » (Neue Deutsche Welle) avec notamment pour égérie la provocante Nina Hagen. La Neue Deutsche Welle adhère au mouvement antimilitariste mobilisé contre l’installation des fusées Pershing II de l’OTAN en RFA39. De même le mouvement punk qui émerge aux USA transite par Londres avant de gagner les trois autres capitales. Il n’en va pas de même cependant pour le slam et le raï dont la paternité des banlieues françaises est semble-t-il avérée. Quoi qu’il en soit, la nuance s’impose et il faut bien sûr envisager des va-et-vient entre toutes ces villes. La musique électro particulièrement active à Berlin a pu fertiliser par les circulations de musiciens et les vecteurs de communication les autres scènes musicales.
Les pratiques urbanistiques et patrimoniales qui s’emparent des capitales européennes depuis les années 1980 peuvent être classées, nous semble-t-il, parmi les phénomènes de circulation favorables aux similitudes. Patrimonialisation et gentrification sont allées bon train depuis les années 1980 : les quartiers de Kreuzberg à Berlin, de King’s Cross à Londres40, du Marais, de Belleville, ou de la Goutte d’or à Paris, illustrent ce phénomène41. Ces pratiques identiques qui aboutissent à une rénovation des capitales n’ont cependant rien de strictement européen car le phénomène touche aussi bien le continent américain. Ce n’est donc pas de ce côté que l’idée européenne a pu sortir renforcée mais davantage du côté du patrimoine. L’interrogation peut ainsi s’appliquer aux sites et monuments classés au patrimoine mondial. Bien sûr, les critères qui rentrent en ligne de compte dans le classement sont d’abord mondiaux, mais on s’aperçoit à l’examen des descriptions qu’en donne l’UNESCO, que le critère européen pèse dans la décision. Londres a obtenu le label pour le palais et l’abbaye de Westminster (1987), la Tour de Londres (1988), l’observatoire de Greenwich (1997), les jardins botaniques royaux de Kew (2003). A Paris, le périmètre UNESCO comprend la cathédrale Notre Dame et les rives de la Seine (1979), à Berlin les châteaux et parcs de Postdam et Berlin (1990), l’Île des musées (1999), les cités du modernisme (2008). Concernant Madrid, l’UNESCO englobe des sites éloignés du centre de la capitale tels que l’Escurial (1984), l’université d’Alcala de Henares (1998) situé à 30 km, ou encore le paysage culturel d’Aranjuez (2001). Plusieurs indices signalent que la reconnaissance de leur exceptionnalité patrimoniale repose bel et bien sur leur dimension européenne. Ainsi lit-on sur la fiche du Monastère et site de l’Escurial (Madrid) :
« Critère (vi) : Le Monastère et le site de l’Escurial de Madrid sont directement associés à de très importantes personnalités de l’histoire européenne et mondiale, comme Charles-Quint, empereur du Saint-Empire romain germanique, et tous ses descendants des Maisons d’Autriche et de la Maison de Bourbon qui ont occupé le trône d’Espagne, en particulier Philippe II ».42
De même, l’UNESCO souligne que le site Maritime Greenwich « témoigne de l’architecture européenne à une période importante de son évolution, illustrée par le travail de grands architectes tels que Inigo Jones et Christopher Wren qui, inspirés par les développements en Europe, ont formé l’évolution architecturale des générations suivantes, tandis que le parc illustre l’interaction de l’homme et de la nature sur une durée de deux siècles43. » On rappellera aussi que le parc royal à Greenwich a été dessiné par André Le Nôtre. Le label UNESCO est donc révélateur des représentations qui s’attachent à un moment donné au patrimoine ; l’espace européen et ses héritages sont mis en avant par cette instance internationale. Force est de constater que l’imaginaire européen ne se construit pas seulement en Europe mais également hors d’Europe et que notre sujet doit s’envisager à toutes les échelles. Enfin, et toujours concernant les pratiques, le succès des Journées européennes du patrimoine promues par le Conseil de l’Europe offre un autre exemple d’une adoption généralisée44. Les capitales, à la fois siège du pouvoir politique (les lieux politiques sont parmi les plus fréquentés lors de ces journées) et sites mémoriels par excellence, attirent lors de ces journées énormément de public. Le rêve européen a bien sûr été moteur, du moins du côté des instances européennes, pourtant, force est de constater qu’en matière de patrimoine le niveau national a pris très vite le dessus. Les célébrations patrimoniales dans les capitales et notamment les Journées européennes du patrimoine sont le plus souvent orientées vers la nation plus que vers l’Europe ou le monde45. De nombreux indices suggèrent en effet une appropriation identitaire de ces journées dédiées davantage à la découverte du patrimoine national et local qu’européen. Le rapport de Susan Williamson rédigé pour le Conseil de l’Europe conclut le 2 novembre 2010 : « Toutefois, malgré le succès des opérations nationales « Portes ouvertes »46, on ne constate pas de renforcement de la dimension européenne : dans l’ensemble, les manifestations sont de nature locale.47 »
Au terme de cette réflexion sur quatre capitales européennes, l’intérêt d’une analyse multi scalaire, nationale, européenne, mondiale est apparu avec force. Il en ressort que mondialisation et/ou européanisation ont entraîné un processus vers davantage d’homogénéité tandis que la dimension nationale s’inscrit -ou tente de s’inscrire- dans une résistance aux deux autres. Il est en effet possible de conclure à une érosion des cultures nationales dans les capitales, où formes, contenus, actions politiques ont contribué à émousser les différences. Cependant, le volontarisme européen guidé par l’utopie de l’unité est sans doute moins la cause de ces mutations que l’ouverture générale des communications et la multiplication des échanges. L’utopie européenne a sans doute moins fait pour le rapprochement des peuples européens que les circulations culturelles elles-mêmes. La tendance à davantage d’homogénéité qui en résulte ne signifie pas pour autant progrès d’une conscience européenne.
Le modèle de ville qui se dessine depuis l945 est encore, mais pour combien de temps, un modèle de type européen principalement fondé sur la richesse patrimoniale du vieux continent, tel est la confirmation par exemple de l’UNESCO. Certaines capitales ont été plus précocement que d’autres ouvertes à la mondialisation et plus précocement cosmopolites notamment dans les pays à la tête d’un empire colonial. Londres et Paris sur ce point paraissent avoir eu une certaine avance, tandis que Berlin et Madrid ont inéluctablement suivi le mouvement de l’ouverture aux flux migratoires. La dimension internationale est un élément qui complexifie en permanence la donne mais n’entre pas toujours en contradiction avec l’identité européenne, elle-même marquée du sceau de la diversité.
Si le rêve européen est devenu à certains moments sur le territoire des quatre capitales une utopie concrète (signature et commémorations de traités, expositions européennes, attribution du label capitale européenne de la culture …), c’est surtout par la volonté politique européenne qui a réussi à s’accorder à celles des nations désireuses d’établir une paix durable sur le continent. Cependant, les capitales n’ont finalement porté que modérément les idéaux européens. Elles demeurent en retrait comparées à des villes comme Bruxelles48 ou Strasbourg, ou encore des villes de taille inférieure labellisées capitales européennes de la culture, comme Lille 2004. Les capitales nationales restent symboliquement identifiées, quoi qu’on fasse, et jusqu’à nouvel ordre, à la nation.