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Alle Guerre d’Amore : dialogue, fusion et dialectique expressive

Gianvincenzo Cresta
avril 2019

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.988

Résumés   

Résumé

Dans Alle Guerre d’Amore, je suis parti, d’une part, de l’exigence d’écrire une œuvre qui ne fait qu’un avec la musique baroque et, d’autre part, du désir de trouver une manière de passer de ma musique à la musique ancienne sans interruption, réalisant ainsi un acte de fusion insaisissable. L’objectif consistait à mettre en œuvre à la fois un dialogue, une fusion et une dialectique expressive.

Chercher un rapport avec l’histoire, réécrire gestes et textes à travers un processus d’extraction, construire une dramaturgie comme organisation des événements dans le temps, « projeter » dans le sens de planifier le devenir formel de l’œuvre, penser à la « directionnalité énergétique et expressive » de la musique, toutes ces préoccupations ont concouru à cette pièce. En outre, la vocalité reprend le rapport avec le mot afin de récupérer le naturel du chant, en ce sens que la signification de mes textes ne suit pas une logique discursive comme dans les madrigaux originaux – il s’agit d’une sorte de métatexte.

Dans Alle Guerre d’Amore, je travaille sur la linéarité et donc sur la recherche d’une narration temporelle : la musique se raconte dans le temps ; l’organisation du temps lui-même devient ainsi une forme de narration.

Index   

Index de mots-clés : Dialogue, Fusion, Signe, Geste, Texte.

Texte intégral   

Préambule

1Trouver une expression, une façon de dire, est pour un compositeur la question fondamentale. Au cours d’une formation et après, durant toute une vie, on apprend beaucoup de choses et on affine notre technique. Or, la conquête la plus complexe est de retrouver sa propre identité. Je dis retrouver, mais en réalité, il s’agit d’une découverte.

2Le compositeur découvre qui il est à travers ce qu’il dit ; rétroactivement alors, il se reconnaît. Il peut exprimer une idée esthétique, une hypothèse théorique sur sa façon de penser la musique, mais il ne se reconnaîtra lui-même, en tant que compositeur, qu’à l’instant où il se précipite dans l’écriture, totalement, jusqu’au point de fusion de la pensée et de l’écriture. En fait, il s’agit d’un chemin de recherche de l’identité d’un « moi singulier » et d’ « un moi pluriel ». Dans ce parcours à la fois singulier et pluriel, l’expression occupe une place essentielle. Le compositeur se dévoile à lui-même et se reconnaît à travers ses signes. En même temps, il se dévoile à la pluralité qui peut ainsi le reconnaître. Trouver une voie d’expression dans ce parcours de fuite me semble être une question décisive.

3Dans ce qui suit, je me propose de rendre compte de mon travail de compositeur et, plus particulièrement, de mon cheminement dans la voie de l’expression. Pour ce faire, je prendrai comme exemple une de mes compositions intitulée Alle Guerre d’Amore (2014) pour alto soliste, deux voix féminines, trois violes de gambe, théorbe et percussions baroques.

4La conception de cette œuvre s’inscrit dans la confrontation, très riche avec Gianfranco Vinay qui a été le premier à stimuler ma réflexion théorique sur le thème du dialogue et de la fusion dans mon travail.

L’idée générale d’Alle Guerre d’Amore

5Alle Guerre d’Amore a été composée en 2014 sur une commande du festival Anima Mea de Bari dirigé par Gioacchino De Padova. Il s’agit d’un festival dont la programmation est principalement centrée sur la musique ancienne, mais qui dédie chaque année un espace à de nouvelles œuvres en relation avec la musique du passé, et plus particulièrement avec la musique baroque.

6J’avais déjà expérimenté cette manière de retrouver la musique ancienne dans mon travail de création. C’était le cas avec Devequt II (2009-2010) écrite pour sept voix et alto, et enregistrée sur mon CD Amore contraffatto1. J’avais alors associé les textes de Iacopone da Todi, sur lesquels la pièce est écrite, aux Responsoria pour le Samedi saint de Gesualdo da Venosa. Le lien et les rapports avec cette musique, outre qu’ils relevaient de quelque chose de spirituel, se faisaient à travers la citation de certains fragments tirés de la musique d’Ockeghem. Avec un tel rapprochement, j’ai essayé d’entrer dans une forme de relation à distance intime.

7En revanche, dans Alle Guerre d’Amore, le lien avec la musique ancienne devient beaucoup plus serré. Ici, ma musique dérive directement des madrigaux baroques. Je pourrais dire que chacun de mes morceaux en est une réverbération. J’avais l’exigence d’écrire une œuvre qui ne faisait qu’une avec la musique baroque, et que l’on passe de ma musique à la musique ancienne sans interruption, rejoindre l’acte de la fusion insaisissable. Le titre est un rappel direct aux Madrigali Guerrieri et amorosi de Monteverdi. Les guerres d’amour sont le thème central de mon travail.

8La structure de la pièce, alternant mes propres compositions et celles de la Renaissance, se présente comme suit :

1

Gianvincenzo Cresta

T'ho cercato

2

Luzzasco Luzzaschi

Cor mio deh non languire

3

Gianvincenzo Cresta

Il tempo del canto

4

Sigismondo d’India

Alla guerra, alla guerra d’amore

5

Salomone Rossi

Correnta quarta

6

G. Girolamo Kapsberger

Sonino Scherzino

7

Gianvincenzo Cresta

Come vagabonda

8

Tarquinio Merula

Su la cetra amorosa

9

Gianvincenzo Cresta

Come sigillo

10

Claudio Monteverdi

Ohime dov’è il mio ben

11

Kapsberger

Toccata II Arpeggiata

12

Gianvincenzo Cresta

Aprì la porta

13

Sigismondo d'India

Crud'Amarilli

14

Domenico Mazzocchi

Chiudesti i lumi

15

Jacques Arcadelt

Il bianco e dolce cigno

16

Gianvincenzo Cresta

Ai suoi occhi

En ce qui concerne la succession des morceaux, il ne s’agit pas d’une association fortuite. Il convient de préciser que l’objectif n’est pas de présenter un catalogue ou quelque anthologie, mais de construire une dramaturgie dans laquelle la musique baroque dialogue et se fond avec la musique contemporaine. Le choix des madrigaux baroques a été le fruit d’une collaboration avec le violiste de gambe Guido Balestracci, directeur de l’ensemble L’Amoroso qui a joué la pièce. La sélection a été faite sur la base de leurs propriétés expressives et de leurs affetti.

Les textes anciens

9Le thème de la guerre d’amour est très courant dans la littérature de la Renaissance et du Baroque. Il y apparaît de manière forte avec l’utilisation des métaphores et des hyperboles expressives très efficaces. Les textes évoquent des images sans équivoque et l’utilisation des adjectifs peut être comparée aux ornements et aux guirlandes cadentielles propres à la musique.

10On trouvera ci-après le texte de Cor mio deh non languire composé par Luzzasco Luzzaschi. Dans cette pièce, Luzzasco a écrit intégralement la basse afin de donner un support stable aux deux sopranos ; il y a tout un jeu de miroirs entre instruments et voix en vertu duquel les rôles s’échangent.

Cor mio deh non languire
Che fai teco languir l’anima mia
[…] Morrei, Morrei per darti vita
Ma vivi oimé ch’ingiustamente more […]

11Voici le texte de Ohimé dov’è il mio ben de Monteverdi

Ohimè dov’è il mio ben, dovè il mio core
[… ]

Dunque ha potuto sol desio d’honore
Darmi fera cagion di tante doglie.

[…]

Ahi sciocco mondo e cieco, ahi cruda sorte
Che ministro mi fai della mia morte.

12Et voici le texte de Chiudesti i lumi Armida

Chiudesti i lumi Armida

il cielo avaro

[…]

apri misera gli occhi, il pianto amaro.

Negli occhi al tuo nemico hor che non miri

o s’udir tu’l potessi, ò come caro

t’addolcirebbe il suon de suoi sospiri.

[…]

13J’aimerais attirer l’attention sur la récurrence de certains mots et expressions auxquels sont attribués des gestes musicaux précis, aussi bien dans le chant que dans des parties de contre-chant ou d’accompagnement.

14Ainsi, quand je parle d’affetti dans ce contexte, cela ne concerne pas seulement les paramètres mélodiques et harmoniques, mais il s’agit de quelque chose de bien plus complexe où se rejoignent les dimensions mélodique, rythmique, harmonique, ainsi que la façon de chanter dans la dynamique et l’agogique. Nous pouvons dire dans un langage moderne que les affetti recueillent un ensemble de gestualités. Ce niveau d’analyse m’a beaucoup intéressé et a été décisif pour la relecture et même la réécriture de ces gestes. Il s’agit de véritables topoï.

15Voici ci-dessous le texte que j’ai élaboré pour Come vagabonda. Le texte provient en partie de Luzzasco, et de Monteverdi pour le reste. Les deux derniers vers sont une élaboration d’un fragment de texte tiré de Su la cetra amorosa de Merula, madrigal qui suit Come vagabonda :

Sospiri, desire, languire

guerre d’amore

sorte

duol

consumi

m’accende

guerra del core

morire

cruda sorte

sospirar d’amore al canto tiranno

si dolce canterei d’un cor trafitto

16Le texte de Come sigillo vient de celui utilisé par Monteverdi :

Dov’è il mio core

il mio amore

chi m’asconde

chi me’l toglie

cruda sorte

desio d’amore.

17Et voici le texte de Aprì la porta extrait de Chiudesti i lumi Armida de Mazzocchi :

Apri

pianto amaro

nemico

il cielo avaro

addolcirebbe il suon

sospiri.

18J’ai pensé aux mots comme s’ils étaient des gestes qui devaient rebondir dans ma musique. Ainsi, il ne fallait retenir que les mots ou les expressions forts, immédiatement percutants. La signification de mes textes ne suit pas une logique discursive comme dans les madrigaux originaux, mais il s’agit d’une sorte de métatexte : le mot, totalement libéré de son contexte littéraire, est recueilli dans son essence d’affetto. La question était de traduire dans le strict langage musical ce qui apparaît à même le texte. J’ai dépassé la signification linguistique et j’ai construit un discours sur la base du principe de juxtaposition ou d’association des mots, mais également sur leur combinaison et superposition afin de déterminer une multiplicité de sens. Dans mes morceaux, les changements formels sont souvent déterminés par l’unicité d’un mot qui devient ainsi identifiant et caractérisant. C’est là un premier élément d’explicitation sur la manière dont le geste peut conduire concrètement à la forme en se faisant substance et non abstraction ou postulat théorique. Ici le geste est représenté par le mot et c’est celui-ci qui décide du déroulement du flux et du souffle formel, de la texture, de la dynamique, voire de l’image du timbre.

19La connexion avec le mot est à la fois interne et externe à l’œuvre. Elle est interne pour les raisons que nous venons de souligner : parce qu’elle devient un élément de cohésion du projet entier et parce qu’elle instaure un dialogue entre des musiques éloignées l’une de l’autre dans le temps ; elle est externe parce qu’en partant d’une même façon de penser la musique, elle dépasse la question du langage et opère une forme de fusion sur la plate-forme commune de l’horizon émotif.

La dramaturgie

20Une phase importante de mon travail d’écriture concerne l’organisation des événements dans le temps. J’appelle cette phase « projet », dans le sens de projeter et donc de planifier, non seulement une structure ou une architecture de l’œuvre, mais aussi son devenir formel dans le temps. En d’autres termes, nous pourrions définir cette phase en tant qu’organisatrice de la dramaturgie. De ce point de vue, Alle Guerre d’Amore a été pensée architecturalement et dramaturgiquement partant des musiques anciennes analysées sous différents aspects.

21Un niveau d’analyse concernait les propriétés énergétiques des madrigaux choisis : la qualité temporelle, le caractère, l’image générale du timbre, la directionnalité formelle. Le deuxième niveau concernait la superficie : les figures, les affetti, le matériau harmonique, mélodique, rythmique, la texture et ainsi de suite.

22Sur la base de toutes ces données, j’ai déterminé une architecture possible, le rythme formel, les points d’arrivée énergétiques, les vecteurs dynamiques et tous les autres aspects relatifs à la dramaturgie. L’objectif était de donner une directionnalité énergétique et expressive, de déterminer une dialectique d’expression qui consiste en un dialogue et une fusion entre la musique ancienne et ma musique.

23Le graphique 1 est une schématisation de l’œuvre entière avec les madrigaux anciens. Du haut vers le bas, on peut lire deux niveaux d’architecture, le premier binaire et le second quaternaire.

24J’ai inséré également les durées de chacune des parties pour mettre en évidence les proportions et le rythme global.

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25Le niveau inférieur montre la succession des morceaux – les miens sont en rouge. J’ai indiqué les endroits où ils sont liés entre eux, ceux où ils sont séparés, là où ils sont accrochés et la présence d’une césure.

26Les vecteurs indiquent la qualité du temps, de l’énergie et de la directionnalité. Par exemple, mes deux premiers morceaux font état de deux directionnalités différentes : le premier a une énergie neutre puisqu’il a tendance à pousser vers l’avant, bien que de façon non prononcée et explicite ; le deuxième exprime une énergie centripète. Cette dialectique temporelle place au centre le madrigal de Luzzasco qui, au contraire, exprime une qualité du temps suspendu. Ce sont les gestes qui participent à la détermination de la qualité du temps et qui l’influencent. Cette première phase est plutôt unitaire et, en effet, elle est regroupée en une seule arche.

27La phase suivante est identifiée par trois brefs morceaux au caractère vif. C’est une « clarté » expressive : le ton militaire de Alla Guerra d’Amore de Sigismondo d’India, la Correnta de Rossi et Sonino scherzino de Kapsberger ont une énergie centrifuge qui, pour la dramaturgie, est comme une page qui se tourne. Jusqu’ici, nous avons une dialectique binaire par opposition, a-b.

28Mon troisième morceau exprime de multiples qualités énergétiques/temporelles, ainsi est-il, pour cette raison, indiqué avec un vecteur dans la direction opposée. Ici, les différentes qualités du temps sont en relation étroite avec chaque geste musical et ceux-ci sont en relation avec les mots sospiri, desire, languire. De plus, il y a une relecture des affetti belliqueux à travers l’utilisation de l’ochetus entre les deux voix, une relecture du stile concitato et une relecture d’un procédé typique des madrigaux de la Renaissance tardive, c’est-à-dire le glissement chromatique.

29La Ciaccona de Merula exprime un temps circulaire et mon Come sigillo part de l’élaboration rythmique du geste de Ciaccona, mais développe une énergie centrifuge qui, progressivement, a tendance à se disperser comme une sorte de liquidation.

30Je note aussi que cette section est plus longue, qu’elle exprime des qualités temporelles différentes les unes des autres, et qu’elle se compose de trois grandes arches. Ici, le souffle formel est pensé par expansion, et c’est la section la plus conceptuelle et spéculative.

31Il y a, à ce moment-là, une véritable césure.
Avec Monteverdi et Kapsberger, on ouvre cette nouvelle phase caractérisée par une qualité de temps suspendu. Il s’ensuit mon morceau intitulé Aprì la porta, à énergie centrifuge, puis de nouveau, trois brefs morceaux, eux aussi méditatifs – dès lors, l’expression d’un temps suspendu se donne. Cette phase a pour fonction de disperser toute l’énergie accumulée lors de la phase précédente.

32Vient ensuite le dernier morceau, Ai suoi occhi, qui est l’expression de la circularité, aussi bien du point de vue du temps, de la macroforme (il se termine par une grande ligne mélodique qui est présente dans le premier morceau) que du point de vue de la conduite gestuelle : c’est un ensemble de figures composées de trois gestes qui sont continuellement élaborés au cours de la composition.

33J’aimerais m’arrêter à présent sur deux considérations. La première est que la dialectique expressive est le fruit d’une convergence de multiples paramètres et méta-paramètres, l’un d’eux étant la qualité du temps et la manière avec laquelle celui-ci dialogue à l’intérieur. La seconde considération est le fait que les gestes, une fois devenus temps, assument une dimension formelle et contribuent à générer des formes plus grandes. Dans ce cas, les gestes ont pour origine la fusion et le dialogue avec la musique ancienne. Je veux dire qu’une partie d’entre eux est une relecture de gestualités baroques, alors que d’autres naissent d’une invention opposée.

34Enfin, en bas, j’ai attribué une fonction aux différentes parties de l’œuvre selon la schématisation que Mattheson théorise en 1739 dans laquelle il décrivait la manière avec laquelle un air doit être bien exécuté.

Cantique des Cantiques : un dialogue en parallèle

35Je m’arrêterai à présent sur les titres de mes morceaux. Ils sont tous tirés du Cantique des Cantiques, l’un des plus anciens poèmes d’amour. De ce poème, il est possible d’avoir une double lecture : une première lecture l’interprétera comme l’amour entre homme et femme ; une autre lecture le considérera, en revanche, comme une clé symbolique, une représentation de l’amour divin.

36Ce qui m’intéresse ici, c’est de mener un discours en parallèle, de déterminer un plan de lecture ultérieure et de décharger le thème de son poids, cela, en opérant pour certains vers une forme de translation qui confère de la légèreté à la narration, la légèreté étant entendue dans le sens d’Italo Calvino.

Un processus d’extraction à partir des textes et des gestes

37Le graphique 2 montre la provenance d’origine des mots et des expressions que j’ai utilisés. Les deux premiers morceaux sont instrumentaux alors que le sixième utilise des vocalises. Mes morceaux sont en rouge.

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38Les sources sont au nombre de cinq : Luzzasco, d’India, Merula, Monteverdi, Mazzocchi. Notons une symétrie intéressante : Luzzasco et Sigismondo d’India anticipent des mots que j’utilise dans les morceaux suivants alors que les mots ou phrases des textes de Merula, Monteverdi et Mazzocchi, apparaissent dans les morceaux précédents. Le schéma illustre ce concept de manière simple et met en évidence une symétrie : tous les emprunts sont à l’origine de mes propres textes, mais trois des anciens précèdent trois des miens alors que trois autres les suivent.

39On détermine ainsi un processus temporel qui consiste en une narration textuelle qui suit le principe suivant : de la composition à la décomposition et vice-versa. Je veux dire que, quand les textes anciens précèdent ceux de mes morceaux, la signification passe du narratif au verbal alors que lorsqu’il se passe le contraire, la logique passe du verbal au narratif. Cela aussi est une forme dialectique fondée sur le principe de l’expression.

40Le graphique 3 met en évidence le parcours spéculatif et d’élaboration des différentes gestualités. L’acception de geste doit être lue d’une manière ample : un geste est aussi une texture. Je n’ai pas réinterprété, réécrit, ou élaboré des figures, mais j’ai avant tout pensé aux figures comme à des gestes et, à partir de là, j’ai commencé le travail d’élaboration.

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41Le premier morceau emprunte à Luzzasco un thème en mètre iambique correspondant aux mots Cor moi ; le quatrième morceau, en revanche, est une forme d’élaboration rythmique du basso de ciaccona. J’ai travaillé sur la note sol et par diminution, j’ai stylisé le rythme de la ciaccona.

42Le travail que j’ai mené sur Monteverdi est beaucoup plus complexe et concerne différents aspects de figures et de gestualités. Voici tout d’abord l’intervalle et la cellule harmonique du début de Ohimé, -mi bémol et puis la-si bémol.

43Tout le début de Come vagabonda est une longue plaidoirie du rapport entre et mi bémol et entre la et si bémol.

Exemple 1: Alle Guerre d’Amore, Come vagabonda, mes. 1-8

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44Dans ce morceau, j’ai élaboré le stile concitato et donc les processus d’accumulation énergétique et de raréfaction. La Toccata II de Kapsberger m’a suggéré le début de Aprì la porta. Ici, j’ai travaillé sur la texture de Kapsberger qui est de type sonore et j’ai déterminé une écriture basée sur un microcluster en sextolet, comme une sorte de résonance/réverbération qui conclut la Toccata II. Dans ce cas, il s’agit d’une véritable ré-élaboration du timbre, plus que du geste. J’ai cité seulement quelques exemples parce que l’illustration dans le détail du travail mené sur les affetti demanderait beaucoup de temps.

45Le principe de composition qui m’a guidé dans la relecture des affetti et de la gestualité concerne plusieurs plans : le signe, le son, les relations harmoniques dans l’acception de la Renaissance tardive, les figures, le texte, la gestualité entendue comme manière de produire un ou plusieurs sons. D’une manière analogue, l’action de relecture et de réécriture ne peut se réduire à un seul procédé, mais elle est bien plus complexe. Dans certains cas, j’ai relu et donc transfiguré le matériau, dans d’autres, j’ai refonctionnalisé une écriture, par exemple, l’arpège.

46Dans la texture iambique, il y a une double fonction : ornementale et sonore. Je l’ai refonctionnalisée en clé mélodique ou comme élément du timbre (arpège d’harmonique, dans Come vagabonda) ; ou bien encore, j’ai conservé son origine de fond, mais en multipliant l’épaisseur (VIe morceau) et donc en agissant sur la densité.

47Un autre exemple de réécriture d’un geste concerne l’affetto du cri de douleur que j’ai réécrit avec des acciaccature multiples, chromatiques, descendantes et ascendantes. Voilà un exemple tiré du morceau III.

Exemple 2: Alle Guerre d’Amore, Come vagabonda, mes. 10-11

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Le rapport signe-son dans le baroque et dans le contemporain

48Une des problématiques que j’ai eue à affronter pendant le travail de composition d’Alle Guerre concernait le rapport entre signe et son. C’est une question épineuse qui concerne l’acte d’écrire. Quand une idée doit être fixée en signes, il faut éviter qu’il y ait une perte d’information. En d’autres termes, il faut tendre à ce que le signe soit l’idée même. La musique d’aujourd’hui se caractérise par une grande densité de signes et, à partir du Romantisme, ce processus d’intensification des signes semble irrépressible. La musique baroque, au contraire, est pauvre en signes et les interprètes ont un rapport particulier avec ceux-ci, rapport qui mérite réflexion.

49Le signe dans la musique baroque doit être interprété en gestes et sons, d’autant plus qu’une bonne part du rendu sonore s’y trouve implicite. Un travail comme Alle Guerre fait dialoguer deux mondes qui, du point de vue sémiographique et sémiologique, semblent opposés. L’essentialité des signes du Baroque n’est pas due à une conception approximative du compositeur, mais à un code interprétatif non écrit que les musiciens connaissaient très bien, et c’est pourquoi il n’était pas nécessaire de noter chaque chose.

50Ma question était la suivante : comment traduire en signes toutes ces gestualités que l’interprète baroque réalise sans la nécessité d’un signe ? Pour y répondre, il faut comprendre le point de vue de l’interprète de la musique baroque. La première chose est que le musicien baroque s’oriente grâce au chant en l’imitant ; la seconde concerne la directionnalité des phrases et les façons de dire : elles ont toujours un rapport avec la diction et donc avec un texte, même quand il n’y en a pas. L’utilisation de l’archet est liée indissolublement à ces deux exigences.

51Dans T’ho cercato, j’anticipe un geste de Luzzasco et, pour en faire comprendre l’articulation, j’ai inséré un texte comme signalétique interprétative.

Exemple 3: Alle Guerre d’Amore, T’ho cercato, mes. 32-34

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52Cela a été un premier passage pour raccourcir certaines distances et mettre dans les meilleures conditions les interprètes, surtout les violistes de gambe. Pour le reste, il s’agit de faire mûrir ensemble un parcours de partage des signes. On se rend compte alors que ces signes n’étaient rien d’autre que l’image de procédés que les musiciens pratiquaient habituellement, ou qu’ils n’étaient rien d’autre que l’élaboration de gestes, d’affetti, de textures qu’ils connaissent. Un dénominateur commun émerge en conséquence : la matrice vocale du phrasé qui est guidé par le mot.

Le son et le chant, la voix des instruments

53Tout d’abord, pourquoi la présence de l’alto dans un ensemble historique ? Il y a plusieurs raisons. D’abord, l’idée d’utiliser un instrument comme signal de timbre, et donc l’alto dans chacun de mes morceaux. Ensuite, la possibilité de déterminer un dialogue et une fusion de timbre entre l’alto et les violes de gambe. Enfin, le parcours de recherche idiomatique que je mène depuis plusieurs années sur cet instrument grâce à la collaboration avec Christophe Desjardins, lequel a été pour moi un vrai maître.

54Alle Guerre arrive après huit années de collaboration. Au cours de ces années, j’ai mûri la conscience de ce que j’ai toujours cherché dans l’écriture pour alto, et en général dans la musique que j’écris. L’idée du chant, du parlé et de la virtuosité instrumentale et du timbre est fonctionnelle au projet musical.

55Dans Alle Guerre, l’alto est protéiforme : il s’associe avec les voix dans une double fonction de dialogue et de fusion, se lie avec les violes de gambe et, ici aussi, il dialogue et se fond avec elle ; il se charge du chant intérieur (Il tempo del canto), en éliminant chaque oripeau et chaque forme d’ornement, assumant la pureté et l’essentialité de la ligne.

56Dans mon écriture pour alto, il y a un texte non écrit, et la direction des phrases, les souffles et l’intention de chaque geste sont recherchés dans la vocalité.

57Le fil rouge qui lie le chant baroque et mon idée de vocalité est l’expression, plus précisément, la façon de dire. La vocalité de Alle Guerre reprend le rapport avec le mot, avec sa signification et son expressivité. La gestion des lignes, aussi bien du point de vue rythmique qu’harmonique, se déplace selon un modèle tension-détente, accumulation et relâchement. Il s’agit de récupérer le naturel du chant et de faciliter le jeu énergétique en le mettant en relation étroite avec la fonction du mot.

58Dans Ai suoi occhi, il n’y a pas de texte, et les voix chantent bouche fermée. J’ai essayé d’exprimer en essence mon intention vocale. Les voix sont guidées par la matière musicale pure et donc le geste n’est pas le fruit du texte ou connecté à celui-ci, mais c’est un geste purement sonore qui contient chaque intentionnalité expressive ou textuelle.

Une dimension narrative

59Le musicologue Paolo Emilio Carapezza, en dessinant une histoire de la structuration musicale, identifie deux polarités. La première, répandue jusqu’en 1910, est une constitution linguistique qui se modèle sur le logos vivant, fondée sur un ordre logique et discursif selon un modèle de rationalité linguistique. La deuxième constitution, nouvelle, opère quant à elle suivant un constructivisme abstrait, une musique qui, à partir de Webern, se structure sur la construction et non sur la discursivité2.

60Cette approche a conduit à la segmentation et à la perte de la dimension du récit ; en effet, la musique structuraliste se caractérise par une discontinuité prononcée. Michel Imberty estime que le spectralisme a éprouvé le besoin de retrouver une continuité et l’a fait en plaçant le son comme élément unifiant et de cohérence3. Pour moi, l’analyse de ce nœud historique conduit à entrer dans le problème du langage et de l’esthétique. Dans ma musique, la récupération de la dimension narrative est un élément déterminant.

61Le problème, qui est pour moi central – au-delà de la technique de composition – est de trouver une langue. Dans Alle Guerre, je travaille sur la linéarité et donc sur la recherche d’une narration temporelle. Je veux dire par là que le concept de narration n’est pas un problème qui concerne le niveau local de la musique, mais c’est une question macroformelle, et même architecturale. En ce sens, elle n’a rien à voir avec le temps. La musique se raconte dans le temps, l’organisation du temps lui-même est une forme de narration.

62En observant la schématisation d’Alle Guerre (graphique 1), et en s’arrêtant plus particulièrement pour observer les descriptions de la qualité du temps, on peut noter que certains morceaux ou groupes de morceaux ont pour fonction de rompre la continuité : ils se placent comme des blocs, comme des grands moments de verticalité, alors que d’autres, en revanche, soit se placent en continuité, soit représentent des zones de suspension.

63Il y a des croisements et des interférences de la verticalité sur l’horizontalité et vice-versa. Ce principe concerne la forme de chaque morceau, mais surtout, c’est un principe macroformel. Cette action sur les différents plans et niveaux de composition met en relation les gestes et la forme, en déterminant une réciprocité prégnante. Ainsi, la pensée de la forme renvoie-t-elle à une pensée de la narration, dans le sens le plus ample possible.

64En conclusion, la narration telle que je l’ai conçue dans Alle Guerre, est le fruit de deux concepts philosophiques et esthétiques, et donc de composition : le principe du dialogue et le principe de la fusion. Le premier suppose une confrontation, le second est une forme de réverbération. Ce principe dialectique donne lieu à une forme de narration qui, au demeurant, est une voie d’expression.

Bibliographie   

Carapezza Paolo Emilio, Le costituzioni della musica: disegno storico, Palermo, S.F. Flaccovio Editore, 1974.

Imberty Michel, Musica e metamorfosi del tempo – da Wagner a Boulez: un percorso fra musica, psicologia e psicanalisi, Lucca, Libreria Musicale Italiana, 2005.

Discographie

Amore contraffatto, Solistes XXI de Rachid Safir, Christophe Desjardins, alto. Digressione music DCTT23, 2013.

Notes   

1 Amore contraffatto, Solistes XXI de Rachid Safir, Christophe Desjardins, alto. Digressione music DCTT23, 2013.

2 Paolo Emilio Carapezza, Le costituzioni della musica: disegno storico, Palermo, S.F. Flaccovio Editore, 1974.

3 Michel Imberty, Musica e metamorfosi del tempo – da Wagner a Boulez: un percorso fra musica, psicologia e psicanalisi, Lucca, Libreria Musicale Italiana, 2005.

Citation   

Gianvincenzo Cresta, «Alle Guerre d’Amore : dialogue, fusion et dialectique expressive», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, La composition musicale et la Méditerranée, Introspections analytiques de compositeurs, mis à  jour le : 25/09/2019, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=988.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Gianvincenzo Cresta

Gianvincenzo Cresta (1968) est compositeur et enseignant de la Théorie de l’Harmonie et l’Analyse au Conservatoire D. Cimarosa d’Avellino. Après avoir obtenu des diplômes de piano et de composition, Cresta s’est consacré à l’étude de la musique de la deuxième moitié du XXe siècle et a publié un certain nombre de livres, d’essais et d’articles sur des problématiques historiques et analytiques. Il est l’un des compositeurs les plus actifs de sa génération. Son catalogue comprend des œuvres pour ensembles, voix, orchestres et électronique. Sa musique est jouée dans les festivals les plus importants.