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Marie-Noëlle Masson (éd.), L’interprétation musicale, Sampzon, Éditions Delatour, 2012

Adrien Alix
octobre 2017

Index   

1Cet ouvrage regroupe les contributions francophones au sixième Congrès Européen d’Analyse Musicale tenu à Freiburg en octobre 2017, organisé conjointement par les différentes sociétés nationales d’analyse musicale, dont l’interprétation était la thématique générale, déclinée en différentes sections, de manière à couvrir une définition aussi large que possible de la notion. Cela amène naturellement une grande diversité parmi les contributions, appréciable pour l’ampleur des domaines de recherche abordés, mais dommageable quant à la complémentarité des articles.

2Alors même que l’analyse musicale, au sens traditionnel d’analyse de l’œuvre par la partition, développe des techniques de plus en plus pointues, technicisées, l’analyse de l’interprétation en tant que performance d’une œuvre souffre manifestement d’une carence méthodologique. En conséquence, les articles les plus pertinents quant à la problématique qui nous occupe se retrouvent être ceux qui traitent de « cas limites » qui impliquent un déplacement de l’œuvre, qu’il s’agisse de musiques traditionnelles ou improvisées, ou encore de postures tangentes, lorsque l’interprète se fait co-auteur. Les musicologues qui traitent de l’interprète comme exécutant herméneute sont finalement minoritaires : la situation majoritaire de la musique classique occidentale, celle d’un instrumentiste ou chanteur face à une œuvre « du répertoire », est marginalisée au profit de situations dont la radicalité oblige à considérer les frontières du domaine de l’interprète, mais ne permet pas de cartographier le cœur de ce territoire.

3Dans son introduction, Marie-Noëlle Masson emploie une métaphore géologique pour délimiter le champ de l’interprétation musicale : elle place sur « l’adret » l’analyse de l’interprétation en tant que « performance exégétique des œuvres », sur « l’ubac […] l’analyse interprétative des œuvres ». Christine Esclapez, dans l’article qui clôt le recueil, use quant à elle d’une métaphore marine : l’œuvre est à l’interprète ce que « l’amer » est au navigateur, « un repère pour qui bouge » ; en des termes dynamiques, un référentiel à partir duquel calculer les mouvements de l’interprète. L’étude de cas présentée par Mme Masson active un certain nombre de données fondamentales qui lient l’œuvre, la tradition, l’interprète et l’analyste. A la manière d’un exercice de style oulipien, l’organiste Gerd Zacher enregistre en 1968 dix versions du premier contrepoint de L’Art de la fugue. Les « lacunes », c’est-à-dire les indéterminations de notation de la partition de Bach, sont investies de décisions d’interprétation très fortement connotées stylistiquement, de Schumann à Varèse en passant par Messiaen. La troisième version, dédiée à Brahms et intitulée ironiquement AltRhapsodie, substitue au contrepoint original une ligne mélodique dans le registre d’alto accompagnée par l’harmonie des autres voix. Mme Masson montre comment une analyse tonale qui nie le contrepoint produit une lecture concordante avec l’interprétation de Zacher : ainsi interprète et analyste dépendent-ils tous deux de traditions qui orientent leur prétendue objectivité. Le renvoi à Gérard Genette et au concept « d’objet d’immanence » complété « d’un certain nombre, virtuellement infini, de fonctions » variables éclaire singulièrement ces lectures iconoclastes. Mais l’identification stricte de la partition à cet « objet d’immanence » peut paraître réductrice : au-delà de la dimension transgressive de l’interprétation, que faire des données historiques et esthétiques attachées à l’œuvre ?

4Mme Esclapez fait écho à ces questionnements dans l’article qui clôt le recueil. À propos du Sacre du printemps, elle développe un concept de l’interprétation comme lieu paradoxal au croisement d’une œuvre et de sa constellation contextuelle d’une part, et de la singularité de la personnalité de l’interprète d’autre part. Elle compare ainsi deux interprétations de ce mythe de la modernité musicale. L’enregistrement en 1969 par Pierre Boulez à la tête du Cleveland Orchestra du Sacre fait date ; il est le prolongement de l’analyse publiée par le même Boulez dans ses Cahiers d’apprenti, où il mesure l’œuvre à l’aune du paramètre rythmique. Cette analyse n’est pas dénuée de subjectivité et répond au moins autant aux préoccupations du Boulez compositeur qu’à celles de Stravinsky. L’autre version, également discographique (car le disque a le pouvoir de fixer et conserver une interprétation, bien qu’il en écarte les composantes visuelles et qu’il y surimpose l’action de l’ingénieur du son, dont l’impartialité est une chimère), est le fruit d’un travail de longue haleine mené par le pianiste turc Fazil Say, qui réécrit la version à quatre mains de Stravinsky et joue à lui seul les deux parties, réenregistrant l’une par-dessus l’autre. Cette démarche, qui flirte avec l’arrangement et fait intervenir des procédés techniques modernes, participe d’une histoire personnelle qui lie l’œuvre et l’interprète, son identité artistique et son intimité. Un nouveau concept métaphorique, cette fois emprunté à la photographie, enrichit le discours : l’interprète offre un « point de vue » sur l’œuvre, il définit un cadrage et met en scène l’objet qu’il donne à voir – à entendre.

5Moins directement liées à la posture de l’interprète herméneute, les contributions de Maxime Joos et Marc Rigaudière sont des essais de critique de la réception de théories analytiques, respectivement la Set theory et la Formenlehre, ou théorie de la forme. La problématique sous-jacente est celle de l’adéquation des méthodes à la réalité d’un répertoire, adéquation questionnable pour la musique du XIXe siècle, pour laquelle la théorisation de la forme va contre l’organicité déployée par les compositeurs entre forme et contenu musical. Ces deux articles ont le mérite d’interroger la pertinence des outils analytiques, qui conditionnent la pertinence des interprétations exégétiques ; interrogation qui trouve sa prolongation dans l’essai de Xavier Hascher. Celui-ci s’empare de méthodes analytiques rigoureuses pour étudier l’harmonie et le contrepoint dans le Concerto pour piano de Ravel, afin de réhabiliter la complexité de sa pensée compositionnelle et lever l’accusation d’hédonisme facile, teintée d’oppositions nationalistes entre musique allemande et musiques « du Sud », qui pèse sur la musique française du premier XXe siècle en général et sur Ravel en particulier.

6Nathalie Herold propose une autre approche innovante du « grand répertoire », en l’occurrence le répertoire romantique pour piano (Beethoven, Schumann, Chopin). Dans une perspective d’analyse interprétative, elle tente d’intégrer le paramètre du timbre à une analyse traditionnelle. Il s’agit d’un paramètre complexe, dont la responsabilité incombe de manière partagée au compositeur et à l’interprète. Au premier échoient les effets de texture, de registration, de masse harmonique, de densité verticale et horizontale, ainsi que les indications de dynamiques et de pédales ; le second hérite d’un « contrôle actif », de choix à opérer parmi un continu de possibilités. On peut regretter que Mme. Herold ne prenne pas davantage en compte le facteur matériel et historique dans la manifestation du timbre ; entre pianoforte et piano de concert moderne, les possibles et les résultantes varient de manière significative. La prise en compte du timbre dans l’analyse de ce répertoire ne modifie pas profondément les résultats d’une analyse formelle plus traditionnelle, mais elle permet d’intégrer le sonore et la perception en complément de la partition.

7La relation qui lie la partition à ses réalisations sonores fait également l’objet de la contribution commune de François Picard et Jessica Roda, cette fois à propos des musiques traditionnelles. À travers des exemples tirés de répertoires aussi étrangers les uns aux autres que la musique sépharade, le chant breton et la cithare confucéenne, ils attirent notre attention sur les interactions entre oral et écrit, entre transcription et interprétation. Le rapport d’antériorité, et donc d’autorité, de la partition sur l’interprétation qui existe dans la musique savante occidentale ne vaut pas pour les répertoires traditionnels. Ainsi écriture et oralisation ne sont-elles que deux moments d’une « opération traditionnelle », deux maillons dans une chaîne potentiellement infinie « réception-interprétation-transmission ». Cela n’exclut pas de pouvoir restituer une interprétation traditionnellement juste à partir d’une partition, en cas d’interruption de la transmission orale ; mais la partition ne saurait en aucun cas suffire, et il faut toujours la confronter à la vivacité d’une tradition. Ce qui suppose une rencontre entre le musicologue et l’interprète, rencontre toujours fructueuse lorsque les méfiances sont dépassées et les domaines de compétence clairement définis.

8Enfin, les contributions de Mohamed-Ali Kammoun et Hamdi Makhlouf, tous deux musicologues tunisiens et docteurs de la Sorbonne, abordent le répertoire arabe contemporain du ‘ûd. Ces musiques constituent un cas limite dans la mesure où l’interprète se trouve également compositeur et improvisateur. L’analyse de l’œuvre se confond donc avec l’analyse de l’interprétation ; mieux, œuvre et interprétation se retrouvent mutuellement dépendantes, annulant de la sorte l’idée même d’interprétation qui suppose une distance par-rapport à l’œuvre, une non-consubstantialité. M. Kammoun déplace habilement le problème pour interroger la distance entre l’œuvre d’Anouar Brahem (ou son interprétation, comme on voudra) et la tradition, ou plutôt des traditions : musique arabe et jazz. Pour permettre une « fluidité de communication » entre le ‘ûdiste et le contrebassiste américain Dave Holland avec lequel il enregistre Thimar pour la maison ECM, une forme de « réduction esthétique » est nécessaire. Les esthétiques métissées, de plus en plus nombreuses et valorisées, quand elles ne découlent pas simplement d’impératifs commerciaux, appellent à une forme de compromis. M. Kammoun distingue les traits formels (modes, rythmes, formules mélodiques relevant d’une tradition) des concepts stylistiques comme l’improvisation. Les choix opérés par les musiciens définissent alors le champ des possibles de l’œuvre en devenir.

9Les perspectives très diverses ouvertes par ce recueil consacrent l’importance des méthodes analytiques pour la construction d’un discours sur l’interprétation musicale, à la condition d’une réflexion préalable sur les limites des méthodes analytiques mises en œuvre. L’intégration de l’interprétation en tant que performance sonore à la musicologie en général, et à l’analyse musicale en particulier, favorise la circulation des savoirs entre musiciens et musicologues. Elle interroge également les barrières entre savant, populaire, traditionnel, oral ou écrit ; car l’interprétation est bien l’acte commun à toutes les formes musicales.

Citation   

Adrien Alix, «Marie-Noëlle Masson (éd.), L’interprétation musicale, Sampzon, Éditions Delatour, 2012», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Vers une éthique de l'interprétation musicale, mis à  jour le : 30/03/2018, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=853.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Adrien Alix

Adrien Alix obtient en 2017 un master en contrebasse historique et violone du CNSM de Paris et un master de musicologie de l’Université de Paris 8 – Saint-Denis. Ses recherches, sous la direction de Joël Heuillon, portent sur la musique et la poétique italiennes entre XVIe et XVIIe siècles. Il publie dans le numéro de juin 2017 de la Revue du conservatoire et contribue régulièrement au site de critique Olyrix. Titulaire du DEM de viole de gambe, il se spécialise dans l’interprétation du répertoire baroque avec des ensembles français et italiens, tels le Parlement de Musique de Strasbourg, Umbra Lucis, Coin du Roi, Euridice 1600-2000, les Folies Françoises, etc. Au sein du collectif printemps du machiniste, il crée et joue sur scène la musique de la série théâtrale Les Présomptions.