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Le spectacle de l’interprétation : Cortot au piano

Inès Taillandier-Guittard
octobre 2017

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.832

Résumés   

Résumé

En se fondant sur l’analyse de documents textuels et audiovisuel relatifs au pianiste Alfred Cortot, cet article vise à étudier la dimension proprement visuelle, voire spectaculaire, de l’interprétation. Plus spécifiquement, il s’agira de corréler les éléments que l’œil perçoit, non seulement, à des caractéristiques formelles ou herméneutiques des œuvres interprétées, mais aussi à la manière dont Cortot pense le rôle de l’interprète. Dès lors, ce que l’on voit ou, plus justement, ce que Cortot nous donne à voir, modèle notre écoute et notre compréhension de la musique.

Abstract

Based on the analysis of textual and audiovisual documents relating to the pianist Alfred Cortot, this article aims to study the visual or spectacular dimension of the performance. Therefore, it is necessary to correlate what the eye perceives with the formal or semantic characteristics of the works, but also with Cortot’s ideas about the performer’s role. Henceforth, what we see or, more correctly, what Cortot allows us to see, models our listening and our understanding of music.

Index   

Texte intégral   

1Bien que personne ne puisse contester que l’interprétation relève d’une activité physique, ce n’est que relativement récemment que sont apparues, dans le champ de la musicologie, des études portant sur le corps des interprètes1. Or, paradoxalement, les critiques musicographiques de même que l’iconographie2 témoignent de l’importance de la représentation du corps musicien dans la réception de la musique – et ce, pas seulement, comme on pourrait le croire, dans le domaine des musiques populaires ; par ailleurs, ce corps est bien au centre des préoccupations des interprètes eux-mêmes, dont le travail a pu être comparé à celui de sportifs de haut niveau.  
Depuis quelques années, l’apparition dans la sphère musicologique d’interrogations liées à la dimension corporelle et visuelle de l’interprétation procède selon nous :
- d’un intérêt croissant pour l’interprétation considérée comme acte3,mais aussi comme expérience physiquepour l’auditeur ; certains tentent ainsi d’analyser la corporéitéde l’écoute, c’est-à-dire la manière dont nous percevons et entendons l’œuvre en fonction de notre propre expérience physiquedu monde4. Il va sans dire, cependant, qu’il s’avère difficile de séparer ces deux aspects de l’interprétation (production sonore d’un côté, réception de l’autre), ne serait-ce que parce que l’interprète est tout autant auditeur qu’acteur, et qu’inversement, l’auditeur, même le plus immobile, perçoit physiquement la musique, et à ce titre, subit la musique à un niveau endosomatique5. Dans une certaine mesure, cela explique également que certains musicologues se soient essayés à discerner dans les œuvres les traces d’une expérience corporelle6 ;
- d’une conception de l’interprétation comme, ainsi que le souligne Nicholas Cook, « phénomène intrinsèquement multidimensionnel7 », ce qui suppose de prendre en compte la dimension proprement spectaculaire de la performance – ce que l’on voit. Autrement dit, l’enregistrement ou la captation d’un concert, ce que l’on entend, n’est considéré que comme l’un des (nombreux) paramètres de l’interprétation.
Il ne s’agit pas, dans cet article, d’explorer ou de développer, sur un plan théorique, les voies que nous venons de présenter très brièvement, mais d’évaluer dans quelle mesure celles-ci, en élevant le corps au rang de paradigme, peuvent jeter une nouvelle lumière sur une certaine conception de l’interprétation comme alliance d’une herméneutique et d’une pratique chez le pianiste Alfred Cortot. Nous nous proposons donc de poursuivre notre réflexion dans deux perspectives différentes. Il s’agira ainsi de montrer pourquoi l’attitude de Cortot au piano est révélatrice, non seulement, d’une certaine conception de l’art de l’interprétation, une conception que Cortot ne manque pas d’expliciter au sein de divers écrits, mais aussi d’une analyse à la fois formelle et herméneutique de l’œuvre que nous voyons et entendons Cortot interpréter. Par ailleurs, nous examinerons de quelle manière le son et ce que l’on voit – ou plutôt ce que la caméra nous montre, ou ce que le critique nous relate – s’unissent dans une perception globale de l’interprétation, expérience visuelle, sonore, intellectuelle, et – pourquoi pas – imaginaire.

1. Le corps en représentation : le cadre du concert

2Il existe malheureusement peu de documents iconographiques ou audiovisuels nous permettant d’observer l’attitude de Cortot au piano : sa posture, ses gestes, sa manière de rentrer en scène, de saluer, de marcher, de se préparer avant de jouer la première note… bref, tout ce qui appartient au rituel du concert, et qui, par conséquent influe sur l’exécution et sur la réception de la musique. Il en subsiste cependant quelques traces sous la forme de descriptions élaborées par différents critiques musicaux. On peut ainsi lire, dans le Monde musical daté du 30 juin 1927 :

« Cependant, Alfred Cortot, dans une quasi-immobilité du corps, impose les mains sur les touches et les doigts viennent se poser simplement, avec le minimum d’écart, tour à tour, là où il faut – ce n’est pas plus difficile de les mettre là qu’ailleurs, n’est-ce pas ? – Que l’on parcoure la gamme des nuances depuis le pianissimo jusqu’à l’extrême intensité du son, il ne semble pas que l’effort musculaire se soit sensiblement accru ni que les gestes aient pris plus d’ampleur. La façon dont M. Cortot peut extraire du piano des sonorités à la fois volumineuses et puissantes, grasses comme une terre nourricière, sans paraître exercer un effort, est une des choses les plus rares et les plus suggestives que j’aie pu observer dans le jeu de cet instrument8 ».

3Certes, il semble que Cortot se plie aux règles de bienséance que l’on trouve par exemple édictées par Kalkbrenner au xixe siècle9 : « Surtout que l’on ne prenne pas l’affectation pour l’expression, qu’on ne lève pas le coude lorsqu’on accentue une note, qu’on ne se penche pas sur sa chaise, qu’on ne fasse pas de grimaces10 ». Ce type de recommandation se fonde certes sur une nécessité pratique (assurer une bonne exécution), mais il relève également des « usages du monde », ensemble de règles qui régit la vie en société ; ces règles incluent évidemment le maintien. Il ne s’agit pas là d’une occurrence unique. De nombreuses méthodes font en effet état, avec une remarquable constance au cours du xixe siècle, de cette obligation, pour le pianiste, de demeurer impassible, quelle que soit la difficulté de l’œuvre jouée. Les citations ci-dessous témoignent de vues similaires, la grâce étant le maître mot, tandis que le ridicule est ce qu’il faut éviter absolument :

« On doit tenir la tête droite ; ne point courber le dos ou l’appuyer contre son siège ; il faut avoir des épaules abaissées, un peu effacées, sans mouvement et sans affectation, éviter les mouvements inutiles de tête et de corps et surtout s’abstenir des contorsions auxquelles on se livre souvent en exécutant les morceaux difficiles ; autrement, en détruisant l’attitude gracieuse qu’il est préférable de conserver en jouant du Piano, on pourrait prendre des habitudes qui nuiraient à la facilité de l’exécution11 ».
« Il [le pianiste] se placera au milieu de l’instrument, et à une distance telle que ses doigts puissent courir sur toutes les touches, sans éprouver aucune gêne, et sans l’obliger à déranger son corps, pour la facilité du jeu. Ces mouvements continuels sont un grand défaut qui nuit à la pureté de l’exécution, à la grâce du maintien, et dont il importe que l’élève cherche à se garantir de bonne heure. Dès ses premières études, que son corps soit immobile sans raideur, et que son visage n’exprime jamais par des contorsions ou des signes de lèvres, les difficultés que ses doigts peuvent rencontrer12 ».
« Que le visage n’exprime jamais par des grimaces les difficultés que rencontrent les doigts, que l’on ne prenne pas l’habitude des grands mouvements de bras, de corps et de tête qui sont complètement ridicules et disgracieux13 ».
« La main toujours posée suivant les règles établies, on avancera ou reculera le tabouret, de manière à laisser à l’exécutant toute liberté pour déplacer les mains dans toute la largeur du clavier ; trop rapproché, il affecterait la position peu esthétique d’un coureur en fonctions et subirait l’entrave de son buste ; trop écarté il perdrait de sa force, et le corps tendrait à s’incliner vers les touches. Or ces airs penchés et balancés sont infiniment gracieux pour les roseaux, mais ridicules et gênants pour les pianistes14 ».

4Il semble pourtant que des règles de maintien héritées du xixe siècle ne soient pas le seul enjeu de ce compte rendu d’un concert de Cortot. Il apparaît également que le récital, aux yeux du critique – et certainement du public – prend la forme d’un rituel. Cortot « impose les mains » comme le ferait un homme d’église. Son immobilité, l’économie de ses gestes, paraissent être le signe à la fois d’une suprême maîtrise et d’une distanciation propres à susciter chez l’auditeur un sentiment d’élévation. Or il n’y a qu’un pas de la cérémonie à l’office, et de l’écoute fervente à la sacralisation, un pas que Jeanne Thieffry15 franchit aisément en dépeignant les cours d’interprétation comme un rite célébré par le pianiste. Au point que la dévotion des « fidèles » confine parfois au ridicule, comme l’attestent ces diverses citations extraites d’articles parus à l’occasion des cours publics ou des concerts donnés par Cortot :

« [Les plus folles démonstrations d’enthousiasme lui furent prodiguées. Au foyer, on alla jusqu’à demander à Cortot de bénir un enfant. Je n’ai point vu quel geste a fait sa main… épiscopal16… ».
« Quels purs accents de sonorité mystique s’essorèrent du piano, lorsqu’à la prière de M. Mangeot lui demandant de “bénir” la salle dans laquelle il était le premier artiste « officiant », le grand Maître choisit un adagio de Bach, afin de dédier notre nouvel asile au grand initiateur à qui, depuis le xviiie siècle, tout musicien doit une part de lui-même17 ! ».
« Regardez cette foule d’auditeurs entassés dans l’énorme salle. En vérité, chacun d’eux est mystérieusement lié à lui. Pendant qu’il joue, il n’est pas jusqu’au plus obscur de ces êtres qui ne se sente placé sur un plan supérieur à celui où il vit d’ordinaire18 ». 

5Si l’on peut mettre en doute la partialité de l’auteure de ces lignes, il est cependant manifeste que Cortot assigne à l’interprète un rôle spirituel. On comprend alors que ce corps parfaitement immobile soit le signe d’un détachement quasi mystique, que vient encore confirmer le portrait esquissé par Bernard Gavoty en 1953 :

« Un corps sans chair, impondérable, flotte dans l’habit noir. Une taille de jeune homme, les mains sagement croisées durant le salut, bref et courtois. Le visage ascétique, cendré, on le croirait d’argile craquelée ; deux grands plis sabrent les pommettes saillantes ; le front bref remonte vivement vers la chevelure lasse que sépare une raie médiane ; l’œil est noir, impénétrable et dévorant, l’expression ardente et fière ; le nez fort aux arêtes droites pointe, résolu ; une main vigoureuse a pétri le menton ; la bouche semble faite pour le divin silence plus que pour le bavardage, il n’en doit sortir que les mots nécessaires : imperatoria brevitas. Une contenance hermétique, impassible, comme on en voit aux Orientaux. À moins qu’il n’y ait quelques gouttes de sang indien dans ces veines-là19 ? ».

6L’aspect littéralement désincarné de Cortot, son allure de grand oiseau noir (qui évoque la soutane ecclésiastique) renforcent l’image d’un être à mi-chemin entre le monde réel et un au-delà riche et mystérieux. Pourtant, quelques lignes plus loin, Gavoty, comme le critique précédemment cité, nous livre une peinture du seul élément qui semble se distinguer de ce corps hiératique : les mains du pianiste.

« Les mains de Cortot… de près, à plat sur une table, on s’étonne de les voir fuselées, étroites et noueuses, les doigts spatulés, le cinquième de la taille de l’annulaire. Au clavier, elles s’allongent, rectilignes, contrairement au principe des “jolis doigts ronds” préconisé par certains professeurs20. D’être apparemment raidies ne les prive ni de l’éloquence ni de la souplesse. Sèches, rageuses, puis soudain caressantes – un étirement de chat voluptueux. Tour à tour fuseaux, lianes, serpents, marteaux impitoyables, mouettes tièdes et molles – jusqu’à l’instant où surgit un passage expressif. C’est miracle alors de voir la main de Cortot reprendre son souffle, comme un gymnaste après le bond. Les doigts serrés en faisceaux s’ouvrent, floralement. Et tandis que la main gauche chuchote de ravissantes confidences, la droite, rendue au premier rôle, déclame son texte. Balancée comme celle d’un chef d’orchestre, cette main conduit le discours, elle “indique” à merveille, elle s’abandonne, revient vers sa voisine comme la vedette dit un mot au comparse, s’éloigne et chante à plein gosier. Un bruit suspect hop-là ! les deux mains bondissent ensemble comme des lièvres dans un fourré21 ! ».

7Si le corps du pianiste demeure parfaitement impassible, son visage inexpressif, ses mains quant à elles semblent extraordinairement éloquentes. Gavoty cède sans doute à l’attrait des métaphores faciles, mais il n’en reste pas moins que cette description imagée des gestes de Cortot met en exergue un apparent divorce entre une extrême sobriété, une réserve et une contenance inébranlables d’une part, et d’autre part ductilité, mouvement, vie, inconstance, dramatisme, en un mot, spectacle. Les mains deviennent, sous la plume de Gavoty, de véritables personnages, animées d’intentions qui leur sont propres, autonomes.
On mesure alors toute la différence entre le regard que porte Gavoty sur la posture du pianiste et celui du critique anonyme précédemment cité. Chez ce dernier, c’est la maîtrise technique de Cortot qui est mise en exergue, et par conséquent, le critique insiste sur le fait que chaque geste, chaque mouvement est contrôlé, pensé. Avec Gavoty au contraire, c’est l’aspect contradictoire de l’attitude de Cortot qui est souligné. Or, il nous semble que Gavoty, consciemment ou inconsciemment, fait écho à une idée que Cortot expose dans divers écrits : l’ésotérisme de la musique ; sous l’enveloppe sonore se cacherait, pour le pianiste, un monde de significations22. En ce sens, Cortot lui-même crée une persona à l’image de ses convictions artistiques. Son apparence et son attitude sont la traduction d’un dualisme inhérent à l’œuvre : un hermétisme apparent, mais une richesse sémantique intrinsèque. Ainsi, l’étrange contradiction qui affleure de la description de Gavoty nous invite à penser les apparitions publiques de Cortot comme de véritables mises en scènes destinées en premier lieu à élever l’interprète au rang d’élu, dépositaire d’un savoir qu’il est seul à même de comprendre, mais encore de transmettre23. Par ailleurs, Gavoty semble nous indiquer, par cette description, que seules les mains sont aptes, non seulement, à figurer ce qui se passe à un niveau endosomatique, mais aussi à nous offrir quelques clés quant à l’interprétation de l’œuvre par Cortot. C’est ce double aspect que nous nous proposons d’examiner dans les lignes qui suivent.

2. L’interprétation mise en scène

2.1 De la mise en scène à l’analyse herméneutique

8Le film qui fut réalisé en 1936, sur lequel on peut voir Alfred Cortot interprétant la Valse de l’Adieu de Chopin24, nous permet de mieux comprendre la description pittoresque que nous avait proposée Bernard Gavoty. On y peut en effet observer un Cortot absolument immobile, les yeux constamment baissés vers le clavier, le visage dénué de toute mimique, de toute expression qui soit à même de refléter une quelconque vie intérieure. Cependant, ce petit film n’a pas pour seul intérêt de vérifier la justesse d’un compte rendu. Il confirme également les hypothèses que nous avons émises concernant la portée sémantique d’un corps mis en scène. Le terme de mise en scène est d’autant plus pertinent ici que les mouvements de la caméra, les plans et les images orientent et modèlent notre perception. On ne saurait contredire François Niney, lorsqu’il affirme :

« Par conséquent, même si un cinéaste ne fait pas de mise en scène stricto sensu (profilmique), même s’il ne dirige pas une mise en scène jouée par des acteurs mais filme, par exemple, une journée de pluie à Amsterdam (comme Joris Ivens, La Pluie), il fait néanmoins un travail plus ou moins créatif par ses choix de cadrage et de montage. En ce sens, on peut dire que faire un film, c’est toujours mettre en scène puisque c’est au minimum choisir certains angles, aspects, moments pour en faire des plans, puis couper, associer et interpréter ces bouts de réalité, pour en tirer un film que l’on montre. En dépit de l’illusion de pleine réalité, qu’il peut provoquer ou cultiver, un film même documentaire relève toujours de choix esthétiques, de discriminations (…)25 ».

9Fait significatif, la caméra nous montre d’abord Cortot travaillant à son bureau, entouré de tableaux, tandis qu’une voix anonyme présente le sujet du film : « Un document français. Alfred Cortot interprète la Valse de l’Adieu de Frédéric Chopin ». Ensuite seulement résonnent les premières notes de l’op. 69, tandis que l’œil de la caméra se tourne – étonnamment – vers les jambes de Cortot, occupées à enfoncer les pédales du piano. Puis, lentement, le spectateur découvre les mains du pianiste. Le mouvement ascendant se poursuit et nous mène vers un portrait photographique de Cortot qui, via un fondu enchaîné, laisse place au (vrai) visage de Cortot, dans une attitude parfaitement identique à celle de la photographie : les yeux baissés, les traits figés dans une forme de contemplation intérieure. Et pendant ces quarante-cinq secondes (sur les trois minutes que dure le film), sont égrenées les notes de la Valse, qui semble ainsi repoussée au second plan. Cette mise en scène de l’interprétation de la Valse de l’Adieu possède, semble-t-il, une visée symbolique. En premier lieu, le réalisateur nous suggère d’emblée que le pianiste ne joue pas dans le cadre d’un concert. Ce dernier est chez lui, dans un cadre familier, ne paraissant pas avoir conscience de la caméra. La juxtaposition des plans nous donne ainsi l’impression que le réalisateur ne fait que saisir un autre instant de l’intimité de Cortot, au piano cette fois, sans public, travaillant avec partition une œuvre de Chopin, sur son propre piano Pleyel. Et si le spectateur doutait encore du cadre intimiste de cette prise de vue, la bibliothèque que l’on aperçoit en arrière-plan lui ôterait toute incertitude. Or, ce parti pris intimiste constitue déjà une ébauche d’interprétation sémantique. Car l’œuvre que Cortot choisit de jouer face à la caméra est précisément, selon lui, l’expression d’une intimité. Faisant référence au contexte d’écriture de la Valse de l’Adieu (Chopin écrit cette valse à Dresde en septembre 1835, et dédie l’œuvre à Marie Wodzinska26), le pianiste écrit ainsi, dans son édition de travail, parue deux ans plus tard :

« Et l’âme à jamais blessée de Chopin en rythme la mélancolique cadence d’une immortelle et troublante palpitation.
Aucune réelle difficulté technique ne fait obstacle dans ce morceau à la qualité de la traduction, sinon cette qualité même. Cet indéfinissable caractère d’émotion que la légende lui concède, cette tristesse résignée, ces larmes qui font effort pour s’y dissimuler derrière un sourire de tendresse, ce désespoir qui danse, seule l’interprétation la plus sensible et la plus intelligente en peut faire revivre l’accent confidentiel et nostalgique27 ».

10Et quelques lignes plus loin, Cortot évoque « une page dont le caractère poétique s’inspire tout entier du ton de la confidence28 ». En définitive, jouer cette Valse dans un lieu domestique, sans auditoire apparent, c’est pour Cortot souligner la dimension éminemment confidentielle de l’œuvre. Cortot ne semble s’adresser à personne d’autre que lui-même, absorbé dans une contemplation intérieure que l’on peut interpréter comme le signe du recueillement… ou du narcissisme. L’effet de miroir procédant du fondu enchaîné entre l’image du portrait et le visage de Cortot renforce d’ailleurs cette deuxième hypothèse. Mais que l’on ne s’y trompe pas pour autant : cette apparente intimité est un leurre. Le nœud-papillon, le costume, la boutonnière nous rappellent malgré tout la dimension littéralement spectaculaire de cette interprétation.

2.2 De la mise en scène à l’analyse formelle

11Si le cadre dans lequel est tourné ce film participe de l’interprétation de l’œuvre, il en est de même des mouvements de la caméra, mais à un tout autre niveau. En effet, nous posons ici l’hypothèse que ces derniers servent de marqueurs formels. Cette forme, la voici détaillée, par souci de clarté, dans le tableau ci-dessous29 :

Mesures

Sections

Tonalité

Remarques

1-16

A1

lamajeur

Deux phrases de huit mesures (a et a’) aboutissent à une cadence parfaite. a’ est une variation ornementale de a (même progression harmonique, même basse chromatique descendante, mêmes profils mélodiques).

16- 32

A2

lamajeur

Répétition de A1, avec quelques variations rythmiques et ornementales (mes. 18 et 27)

32-40

B1

40-48

B2

mimajeur

Répétition à trois reprises d’un segment de deux mesures (harmonie de dominante, puis tonique), puis segment cadentiel de deux mesures. B1 et B2 se distinguent par le phrasé et de minimes variations rythmiques.

48-64

A2

lamajeur

64-72

C

72-80

C

lamajeur

Répétition de deux phrases construites sur une alternance de dominante et de tonique. Ces deux phrases sont constituées de deux fragments identiques de 4 mesures, eux-mêmes divisibles en deux fois 2 mesures quasiment identiques.

80-88

D

Modulations successives puis retour à lamajeur

Ostinato rythmique, mais progression harmonique modulante.

88-96

C

lamajeur

96-104

D

Modulations successives puis retour à lamajeur

104-112

C

lamajeur

112-128

A3

Reprise de A2, avec variation de l’ornement en petites notes, mes. 123.

On reconnaît aisément une forme menuet avec un trio dans la partie centrale (mes. 64-72), et sans l’ultime reprise des parties B puis A30. Notons cependant que Cortot n’effectue pas la reprise indiquée sur la partition31 entre les mes. 33 et 64, et supprime les mes. 97-112 ; il passe donc directement du 2e temps de la mes. 96 au 3e temps de la mes. 112 (partie grisée). Il est possible d’imaginer plusieurs raisons à cet oubli volontaire. La première est sans doute que Cortot ne disposait que d’un temps réduit (très exactement trois minutes), d’où sa décision, non seulement, de ne pas jouer les reprises, mais aussi d’écourter le trio. On peut également supposer que Cortot désire respecter l’effet de symétrie entre le menuet et le trio : s’il n’y a pas de reprise dans l’un, alors il ne devrait pas non plus y en avoir dans l’autre.
Par ailleurs, le mouvement de la caméra, déjà décrit, des pieds au visage de Cortot, occupe une durée bien précise : celle de la section A1. Il y a donc une forme de coïncidence temporelle entre l’énoncé thématique et le regard du réalisateur. Pourtant, très rapidement, cette concordance est cassée par un brusque changement de plan, qui intervient très exactement sur le sol de la mes. 23 : la focalisation abrupte sur les mains du pianiste semble renforcer l’accent expressif de cette note. Mais on pourrait aussi considérer que ce changement souligne la première cadence en la majeur.
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Exemple 1. Frédéric Chopin, Valse op. 69 no 1 (première édition française), mes. 23-24

Le début de la partie B est, quant à lui, marqué par un élargissement du champ : on peut enfin voir tout le buste de Cortot, ses bras et ses mains. Mais de nouveau, cette concordance formelle est brisée. Mes. 44, au milieu de la reprise de la section B, la caméra se fixe sur le visage de Cortot, sans aucune justification structurelle. La reprise de A, mes. 48, s’accompagne d’un éloignement de la caméra, et d’un plan similaire à celui de la mes. 32.
Il serait inutile de poursuivre cette fastidieuse investigation plus longtemps : notons simplement que l’intégralité du trio est filmée avec un plan fixe sur les mains et le clavier. En somme, si l’on exclut le mouvement initial de la caméra, le spectateur peut observer Cortot sous trois angles différents : ses mains, son visage et son buste. Il est clair que les mouvements de la caméra ou les changements de plan, jusqu’à l’ultime reprise de A, assurent deux fonctions antithétiques :
a) souligner un moment de saillance structurelle ou expressive : une cadence, une nouvelle section, la fin d’une section, un ornement (mes. 59 par exemple), une apogée mélodique, etc. ;
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Exemple 2. Frédéric Chopin, Valse op. 69 no 1 (première édition française), mes. 59

b) briser la symétrie ou perturber la régularité des carrures (c’est le cas, entre autres, mes. 44).
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Exemple 3. Frédéric Chopin, Valse op. 69 no 1 (première édition française), mes. 43-46

3. L’interprétation créatrice au regard du film

Il nous reste à examiner le passage le plus significatif de ce film : la reprise de la section A, mes. 112, que souligne, par le biais d’un fondu enchaîné, l’apparition à l’écran du manuscrit autographe datant de 1842, offert par Chopin à Charlotte de Rothschild32.
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Exemple 4. Frédéric Chopin, Valse op. 69 no 1 (première édition française), mes. 112-114

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Figure 1. Alfred Cortot interprète « La Valse l ’Adieu », de Frédéric Chopin (1936). Capture écran, 2’43’’ et 2’49

12Ce manuscrit avait été reproduit en fac simile en 1832, et Cortot en avait écrit un commentaire33. Puis, toujours en fondu enchaîné, apparaît un portrait de Frédéric Chopin, celui-là même qui orne la couverture de la biographie publiée en 1949, Aspects de Chopin. Il s’agit d’un tableau datant de 1842, peint par Teofil Kwiatowski, et faisant partie de la collection personnelle de Cortot34.
Ces deux fondus enchaînés paraissent fonctionner à la manière d’un palimpseste visuel. Au fil des remémorations, émerge l’origine même de l’œuvre : la figure de Chopin, qui semble garantir la justesse de l’interprétation. Or, cette idée de l’interprétation juste comme quête de l’origine de l’œuvre est au cœur de la démarche herméneutique de Cortot et, partant, de ses choix interprétatifs. Car cette origine, que Cortot définit tour à tour comme idée créatrice, signification, ou sentiment35, ne saurait se réduire à la simple « intention » de l’auteur, ne serait-ce que parce que cette intention dépend de l’inclination du compositeur à la formuler explicitement. Cortot regrette ainsi le laconisme de Chopin qui, selon lui, n’évoque que brièvement, et surtout bien trop trivialement, son œuvre36. Par conséquent, cette quête de l’origine ne saurait être celle d’une hypothétique vérité ou authenticité que confirmeraient les sources historiques, mais bien une découverte qui est de l’ordre de la construction sémantique. Face à l’impossibilité d’accéder véritablement aux intentions de l’auteur, le pianiste ne peut se passer d’un travail d’interprétation qui ne pourra jamais être autre chose que le point de vue singulier d’un lecteur. Aussi l’interprétation est-elle essentiellement, ontologiquement,pour Cortot, subjective. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’assertion du pianiste que l’interprète est créateur de l’œuvre, au même titre que le compositeur.

« Nous avons toujours tenu pour essentiel que [l’interprète] tâche, par un effort d’intelligence ou de divination, de pénétrer les intentions de l’auteur, ou plutôt – ces intentions, dans la plupart des cas lui demeurant indéchiffrables – à leur substituer les siennes propres, tentant ainsi, par l’hypothèse, la recherche des mobiles secrets de l’inspiration37 ».

13Dès lors, il nous faut reconsidérer la juxtaposition des trois images (Cortot, le manuscrit, Chopin) à la lumière de cette idée d’une interprétation créatrice. Si la caméra suggère une forme de sujétion du musicien par rapport à la partition et, a fortiori,au compositeur, en même temps qu’elle souligne le statut de l’interprète comme traducteur d’une intention première, elle sous-entend également une forme d’égalité quant au statut des deux hommes en présence, dont le point de rencontre serait le manuscrit autographe. Dans cette perspective, ce dernier apparaît moins comme un document d’autorité que comme le lieu d’une confrontation… dont, à l’évidence, Cortot sort vainqueur38. Car faute d’avoir le dernier mot, il a la dernière image. On ne peut en effet s’empêcher de penser que l’abrupt retour au premier plan de Cortot jouant les dernières notes de la Valse est loin d’être anodin ou fortuit. En somme, c’est une sorte de retour à la réalité qui nous est proposé ; malgré l’abondance des écrits théoriques du pianiste, et la complexité des concepts en jeu, ce dernier demeure pragmatique. La quête de l’origine de l’œuvre, la recherche de sa signification, ne sauraient se substituer à sa réalisation effective, que représente bien l’image du pianiste attelé à son piano. Si la signification est l’objet d’une exégèse, si elle ressort du domaine de la pensée, elle est surtout la conséquence d’une pratique, ou, pour reprendre l’expression de Taruskin, un acte.

4. L’esprit s’est fait chair

4.1 Pensée et geste

14Il nous faut dès lors reconsidérer la portée symbolique de la révélation progressive du corps de Cortot. Celle-ci se fait dans un mouvement ascensionnel des pieds jusqu’à la tête. Siège de la pensée, cette dernière paraît dominer, littéralement et métaphoriquement, les mains de l’interprète, confirmant ainsi le dualisme et la hiérarchie que nous évoquions en introduction de cet article. Cette hypothèse est d’ailleurs étayée par la première image du film, qui met en lumière le caractère cérébral de l’interprétation, un processus qui, suggère la caméra, naît non pas sur le tabouret du piano, mais bien derrière un bureau. Gavoty relève d’ailleurs, dans un carnet de notes personnelles, le propos suivant :

« Il faut d’abord donner un morceau à lire sans piano, pour en faire pénétrer le caractère profond, dépouillé de la séduction physiologique des sonorités. Pénétrer l’âme avant d’examiner le corps. Ainsi l’élève retient-il, prend-il l’orthographe de la musique. Il pénètre le sentiment d’une œuvre, il en suppose idéalement les sonorités. Ainsi le professeur établit-il le contact entre un élève et une œuvre39 ».

15Paradoxalement, le corps est ici considéré comme un obstacle entre l’œuvre et l’interprète. Il semble, dans une certaine mesure, interdire l’accès à l’œuvre, c’est-à-dire – pour Cortot – à sa signification. De ce point de vue, Cortot reste tributaire d’une conception dualiste et hiérarchisée du rapport entre corps et âme. Pour autant, Cortot ne renie jamais la dimension physique, sinon charnelle de l’interprétation. On en veut pour preuve les nombreuses allusions à la sensualité du jeu pianistique, le geste étant comparé, dans certaines circonstances, à une caresse voluptueuse. Le pianiste écrit par exemple, à propos du Nocturne op. 33 no 3 de Fauré :

 Ce que chante à nouveau ce nocturne, poème caressant dont chaque note est troublante comme un mot d’amour, c’est l’extase partagée d’un beau soir odorant.
Nul conflit de sentiment, nulle opposition de caractère, ne vient détruire l’unité de sa chaude et sensuelle mélodie, la tranquille volupté de ses harmonies et de son rythme balancé40 ».

16Au sujet de la Barcarolle op. 60, Cortot précise :

« Dans les six mesures qui suivent, on s’efforcera de conserver au dessin mélodique toute la sensibilité de caresse musicale, rendue plus troublante encore par la subtilité des fuyantes harmonies qui semblent se dérober à sa tendre insistance41 ».

Nul doute ici que l’imaginaire propre aux genres du nocturne et de la barcarolle a motivé ces commentaires. Dans le cas de la Barcarolle, il semble qu’un érotisme latent imprègne tout autant le thème (mes. 72-77), dans sa plasticité mélodique, avec ses chromatismes retournés, ses syncopes et ses accents déplacés, le retour obsessionnel de la dominante de l’accord de si mineur42, que le rapport tactile du pianiste à son instrument.
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Exemple 5. Frédéric Chopin, Barcarolle op. 60 (première édition française), mes. 72-77

17Nul rapport hiérarchique ici : le geste et l’idée sont intimement associés, et cette association se reflète dans la double appréhension, littérale et métaphorique, du commentaire littéraire. Si la caresse est, sur le plan sémantique, le signe d’une volupté du son et l’expression d’une sensualité musicale, elle désigne, au sens propre, le geste à effectuer. Celui-ci est réalisé grâce à un doigté privilégiant le glissement du 5e et l’utilisation exclusive, pour la ligne mélodique, du 4e et du 5e43. Dès lors, Cortot nous invite à repenser le rapport hiérarchique traditionnel entre esprit et corps. S’il est vrai que ce dernier se plie aux exigences du premier, il est tout aussi vrai, à l’inverse, que le corps est vecteur et source d’une signification que le pianiste n’a de cesse de rechercher. C’est ainsi que Cortot justifie la thèse selon laquelle « la musique se révèle en dernier ressort la transmutation d’un choc viscéral en concept idéologique, manifestant ainsi son action sur notre entendement44 ». En d’autres termes, l’idée trouve son origine dans une perception extraordinaire, une expérience physique et esthétique. Les émotions qui en découlent sont donc comprises comme une source cognitive, et non comme un obstacle à la compréhension intellectuelle. On notera d’ailleurs que l’émotion est essentiellement un ressenti corporel – l’étymologie du terme le montre – mais elle peut être également désignée, par sa dimension psychologique et par sa fonction sémantique, comme une idée. Du moins s’agit-il d’une identité que Cortot établit volontiers, bien qu’elle soit contestable sur un plan strictement conceptuel – nous en convenons45.

18Certes, cette « transmutation d’un choc viscéral en concept idéologique » paraît de prime abord appartenir à la sphère de la réception. Il s’agit simplement de réaffirmer l’engagement de tout le corps dans l’écoute de la musique. Mais il va de soi que ce transfert de la sphère corporelle à la sphère spirituelle s’opère également dans l’interprétation. Thomas Manshardt, l’un des derniers élèves de Cortot46, nous en livre le témoignage, en expliquant que quiconque s’intéresse à la technique du Maître ne doit pas considérer le corps et l’esprit comme deux entités séparées. Cette thèse est énoncée à plusieurs reprises dans l’ouvrage Aspects of Cortot, en des termes à chaque fois très similaires. Ainsi, affirme Manshardt, « la nature du geste physique que l’on fait lorsque l’on joue influence le sentiment de celui qui joue47 ». Ou encore : « la manière dont le pianiste utilise les mécanismes corporels influencera le sentiment du pianiste, pas seulement la sensation physique qu’il éprouve en jouant, mais bien plus important, la sensation de cette vie qu’est la musique, lorsqu’elle est emportée par le formidable vent des émotions de l’âme humaine48 ». Enfin, Manshardt écrit, dans un chapitre consacré à la technique pianistique de Cortot, qu’« un mouvement technique doit atteindre les bonnes notes : il doit être aussi en accord avec le sentiment de la musique ; surtout, il doit être pensé par rapport et en accord avec le sentiment que l’effectuation du mouvement cause chez l’interprète49 ». Malgré une formulation un peu compliquée, l’idée que Manshardt avance est fondamentale. Il s’agit en quelque sorte du renversement du résultat établi dans l’expérience menée par Manfred Clynes50. Ce dernier, en effet, utilise un appareil permettant d’enregistrer les réactions physiques d’un auditeur à la musique (le sentographe). Plus spécifiquement, il s’agit pour l’auditeur de battre la pulsation de manière expressive, comme s’il avait réellement à jouer les diverses œuvres proposées. Clynes en vient ainsi à la conclusion qu’il existe une corrélation précise entre des états émotionnels spécifiques et des schémas neuromusculaires. Ou plus simplement, il existe une relation déterminée entre les sentiments et le geste. Or, si Clynes ne s’attache qu’à l’expérience de l’auditeur et non à celle de l’interprète – et c’est là le reproche que lui adresse Eero Tarasti51 –, le bon sens nous conduit à admettre que l’interprète est également auditeur de ce qu’il joue, et que la thèse de Clynes est d’autant plus pertinente qu’elle s’applique au domaine de l’exécution instrumentale. En un sens, Manshardt, explicitant les idées de Cortot sur la primauté du geste sur le sentiment (ou, plus précisément, sa précédence chronologique), n’invalide pas le résultat de Clynes, mais nous invite à penser le rapport entre esprit et corps, pensée et geste, sentiment et exécution, comme une relation non pas déterminée et à sens unique, mais de réciprocité52.

4.2 Le corps entendu, ou écouter le geste

19À ce point de notre argumentation, nous sommes confrontée à une aporie. Car dire que la pensée induit un geste, et qu’inversement un geste induit une pensée ne nous dit rien de ce qui est communà ce geste et à cette pensée, une forme de substrat à la nature ambivalente, un ressenti que seul le pianiste est à même de pleinement saisir. En d’autres termes, l’analyse conjointe du son et de l’image ne peut nous offrir qu’un aperçu – fugace – d’une pensée qui se dérobe. Vouloir saisir cette pensée revient à faire œuvre d’imagination et le résultat d’une telle enquête ne pourrait que ressembler à ce que Cortot lui-même fait lorsqu’il réalise l’exégèse des œuvres qu’il interprète.
Il ne s’agit pas pour autant de se résigner à une défaite, mais simplement d’accepter les limites d’une investigation ayant pour objet l’interprétation, dès lors que cette interprétation est considérée dans sa globalité, comme un acte unique et mettant en jeu de multiples facteurs.
Ces limites posées, il nous reste à analyser l’articulation de deux éléments : le geste et le son, c’est-à-dire à chercher dans quelle mesure l’image du geste s’associe au son dans la réception. Pour ce faire, nous nous focaliserons sur seulement quelques passages de la Valse, dans lesquels on peut voir assez clairement les mains de Cortot.

Mes. 32 sq. Chopintisse un lien mélodique entre la section B de la Valse et la section A. On observe en effet que les premières notes de main droite ne sont ni plus ni moins que celles des premières mesures, transposées à la tierce mineure inférieure. Cependant, cette corrélation thématique est rapidement contrariée, l’allure conjointe du profil mélodique du premier thème laissant place à des arpèges et à des intervalles disjoints (notamment le caractéristique saut d’octave des mes. 33, 35 sq.). Par ailleurs, le legato de la partie A se voit remplacé par un phrasé beaucoup plus morcelé, mesure par mesure. Enfin, le rythme de sicilienne de la voix intérieure de main gauche accentue la dimension dansante de ces mesures.
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Exemple 6. Frédéric Chopin, Valse op. 69 no 1 (première édition française), mes. 0-1 et 31-33

À l’évidence, Cortot met en valeur le contraste avec la section précédente, plutôt que la similitude. L’un des signes de ce choix interprétatif est la modification de la partie de main droite : les deux premières notes (do et do bémol) y deviennent, sous les doigts de Cortot, deux si bémols, et le triolet de croches de la mesure suivante se transforme, sous l’effet d’une distorsion rythmique, en un si bémol orné d’un mordant.
Mes. 33-40, à la main gauche, curieusement, Cortot ne fait entendre le rythme de sicilienne qu’une seule fois (mes. 33), et joue le si bémol du troisième temps une octave plus bas. Mes. 41-48, on entend la sicilienne à deux reprises (mes. 41-42).
Or, il semble que certaines particularités des gestes effectués par Cortot accentuent, pour l’auditeur/spectateur les effets produits par ces distorsions rythmiques délibérées. Ainsi, le rythme de sicilienne est souligné par une singularité – Cortot lève exagérément le second doigt – qui a pour effet de clairement marquer un contraste avec le jeu proche du clavier de la première partie, mais aussi de traduire une forme de légèreté qui était jusque-là absente. Or, ce désir de légèreté et de contraste se trouve également à l’origine des libertés prises par Cortot au niveau du rythme : la nervosité rythmique accrue passe, dans cette interprétation, par un geste de rebond (le doigt, littéralement, paraît prendre son élan).
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Figure 2. Alfred Cortot interprète « La Valse l ’Adieu », de Frédéric Chopin (1936). Capture écran, 1’19’’

Cortot use du même stratagème lors de la réitération de ce thème, mes. 41, réitération à laquelle il confère cependant un statut différent, accentuant les éléments déjà mentionnés dans les mesures précédentes. On y retrouve un second doigt de main gauche attiré vers les hauteurs, et ce par deux fois, mais aussi, une grande respiration à la fin des mes. 41 et 43, qui s’incarne, là encore, dans un geste d’élévation. Mais cette fois, c’est toute la main droite qui semble entraînée par le lié par deux, avant de retomber sur le do de la mesure suivante. Il faut d’ailleurs noter que ce faisant, Cortot semble échanger les phrasés de B1 et de B253.Il conçoit clairement B2 comme une amplification de B1, c’est-à-dire une accentuation des aspects « malicieux » de B1, qui se traduit par « une ponctuation plus nerveuse et plus légère que dans l’énoncé antérieur54 ».
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Figure 3. Alfred Cortot interprète « La Valse l ’Adieu », de Frédéric Chopin (1936). Capture écran, 1’28’’

En résumé, ces mouvements d’élévation font partie intégrante des modalités expressives de l’interprétation. Celles-ci sont perceptibles en premier lieu à l’audition, et leur manifestation la plus claire est la liberté avec laquelle Cortot joue et transforme le rythme indiqué sur la partition55. Mais elles sont également lisibles dans certains gestes démonstratifs, qui s’inscrivent dans le prolongement d’une idée (sommairement traduite par le terme de légèreté), ou, au contraire qui en sont la source – on pourrait en effet considérer que les gestes caractéristiques que nous avons décrits sont nés d’un travail technique56, pour devenir, dans l’interprétation qui nous est proposée, le fondement d’une idée. Et il est tout aussi juste de dire que l’élévation du doigt de la main a pour conséquence, chez l’interprète, un sentiment d’élévation qui est bien de l’ordre de la sensation corporelle.
Mes. 81 sq.Là encore, Cortot privilégie l’accentuation des contrastes et la perception d’une gradation. Cette fois-ci, nulle modification de rythme : seulement un ritenuto jusqu’au point d’orgue de la mes. 88. En revanche, la progression harmonique qui nous conduit de l’accord de do majeur – dont la dimension contrastante est renforcée par l’omission du dernier do de la mes. 80, seule note commune avec l’accord le précédant – jusqu’à l’accord de dominante de la bémol majeur, s’accompagne d’un long crescendo qui culmine dans une nuance forte, sur le deuxième temps de la mes. 88. Or, divers éléments nous invitent à entendre dans cet enchaînement d’accords l’accroissement d’une tension : le chromatisme descendant à la basse, ascendant au superius, et l’effet d’accélération dû à l’ellipse de deux accords dans la marche des mes. 83-8757.
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Exemple 7. Frédéric Chopin, Valse op. 69 no 1 (première édition française), mes. 80-88

Cette tension croissante se traduit, au niveau du geste, par les deux éléments suivants :
- à la main gauche, la disparition progressive des mouvements du poignet, signes de souplesse, jusqu’à l’adoption d’une position resserrée de la main, les doigts étant parfaitement arrondis ;
- à la main droite, un cinquième et un quatrième doigt complètement plats (sur les premier et deuxième temps de chaque mesure), mais surtout formant avec la paume de la main un angle de plus en plus aigu, jusqu’à la perpendicularité.
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Figure 4. Alfred Cortot interprète « La Valse l ’Adieu », de Frédéric Chopin (1936). Capture écran, 2’25’’

20Il ressort de la combinaison de ces deux mouvements une impression grandissante de rigidité, voire de crispation. Or, cette tension musculaire apparente est le reflet, pour le spectateur/auditeur comme pour Cortot, d’une tension harmonique et rythmique croissante que le pianiste matérialise, incarne,dans le geste. Bien plus, le geste définit ici un type de tension que les mots peinent à circonscrire. En ce sens, le geste n’est pas seulement le produit d’un travail technique, il n’a pas pour seule vocation d’être fonctionnel, il est aussi l’empreinte d’une expression qui se trouve au croisement de l’idée et de la sensation corporelle.

Conclusion

21Il n’est pas aisé, via le seul médium du film, ou par le biais de comptes rendus, de mettre en lien tous les éléments constitutifs de l’interprétation, comprise comme phénomène impliquant à la fois le pianiste et l’auditeur : ce que l’on voit (un geste, une mimique…), ce que l’on entend (le son enregistré), ce que le pianiste ressent (physiquement et sur un plan émotionnel), ce qu’il pense, sont autant de données qui constituent, chacune, l’une des multiples facettes de l’interprétation. Dès lors, il faut considérer ce que l’on voit comme la partie émergée de l’iceberg. Non pas le reflet exact d’une pensée (qu’il en soit d’ailleurs la source ou le résultat), mais un élément inhérent à cet acte complexe, protéiforme et hétérogène que l’on appelle interprétation. Au fil de cet article nous avons donc démontré que les éléments a priori étrangers à l’interprétation, si l’on réduit cette dernière à une production sonore (attitude corporelle, cadre, voire mise en scène dans le cas étudié), participent en réalité de l’interprétation, non seulement en ce qu’ils mettent au jour, pour Cortot, à la fois une pensée de l’interprétation (c’est-à-dire le rapport entre l’interprète et le compositeur, ou entre l’interprétation et la création et dans une moindre mesure entre le pianiste et son public), et plus spécifiquement une pensée de l’œuvre, mais aussi en ce qu’ils témoignent d’une forme de corporéité de la pensée.

Notes   

1  Voir par exemple Joëlle Caullier, « La corporéité de l’interprète », in Mara Lacchè (éd.), L’Imaginaire musical entre création et interprétation,Paris, L’Harmattan, 2006, p. 133-150.

2  En témoignent, entre autres, les caricatures du xixe telles que celles de Berlioz ou de Liszt ou bien, dans les diverses critiques de concerts – quel que soit le domaine concerné – la mention de l’attitude, voire des vêtements des musicien(ne)s.

3  En témoigne le titre de l’ouvrage désormais incontournable de Richard Taruskin, Text and Act.Essays on Musical Performance,New York, Oxford University Press, 1995.

4 Voir notamment, à ce sujet, Daniel Leech-Wilkinson, « Making music with Alfed Cortot », in Heinz von Loesch et Stefan Weinzierl (éds.),Gemessene Interpretation : Computergestützte Aufführungsanalyse im Kreuzverhör der Disziplinen, Mainz, Schott, 2011, p. 140. Disponible en ligne : http://www.academia.edu/1217981/Making_Music_with_Alfred_Cortot_ontology_data_analysis, consulté en janvier 2017 ; Eric Clarke, « Meaning and the specification of motion un music », in Musicae Scientiae,vol. 5, n° 2,  2001, p. 213-234.

5  Voir David Lidov, « Mind and Body in Music », in Semiotica,n° 66, 1987, p. 69-97.

6  Eero Tarasti, « Chopin and the transcendental subject : body and transcendence in chopinian aestetics », in Irena Poniatowska (éd.), Chopin and his Work in the Context of Culture, [actes du Second International Musicological Congress, Varsovie, 10-17 Octobre 1999],Cracovie, Musica Iagellinoca, 2003, vol. 2, p. 195-214.

7  « (…) the inherently multidimensional phenomenon of musical performance ». Nicholas Cook, Beyond the Score. Music as Performance,New York, Oxford University Press, 2013,p. 312.

8  [Anonyme], « Opéra. A. Cortot – J. Thibaud », in Le Monde musical,vol. 38, no 6, 30 juin 1927, p. 244.

9  Nous nous limitons ici à l’époque romantique, mais cette relation entre posture du musicien et bienséance est bien plus ancienne. Mozart, dans une lettre datant de 1777, se moque de l’attitude d’une jeune pianiste : « Elle s’assied en face des octaves supérieures du clavier, surtout pas au milieu afin d’avoir plus d’occasions de s’agiter et de faire des grimaces. Elle roule des yeux, elle sourit. (…) Tout d’abord, il [M. Stein] était tout à fait entiché de Beecke. Maintenant il voit et il entend que je joue mieux que Beecke, que je ne fais pas de grimaces et interprète néanmoins de façon expressive. Personne – à son avis – n’a encore su jouer aussi bien de ses Piano forte ». Wolfgang Amadeus Mozart, [lettre à son père, Augsbourg, 23-25 octobre 1777], Correspondance. II,Paris, Flammarion, 1987, p. 89.

10  Frédéric Kalkbrenner, Méthode pour apprendre le piano à l’aide de guide-mains, suivie de 12 études op. 108, Paris, Pleyel et Cie, [s.d.], p. 13.

11  Louis Adam, Méthode de piano du Conservatoire rédigée par L. Adam,... adoptée pour servir à l’enseignement dans cet établissement, Paris, Imprimerie du Conservatoire de musique, 1804, p. 5.

12  Franz Hünten, Méthode pour le piano forte. Op. 60,Paris, Frère, [s. d.], p. 14.

13  Henri Rosellen, Méthode de piano contenant les principes de musique, la description anatomique de la main considérée dans ses rapports avec l'exécution de la musique de piano, un grand nombre d'exercices, gammes et arpèges dans tous les tons, alternant avec une seule série de leçons mélodiques et d'études progressives. Op. 116, Paris, Heugel, 1849, p. 11.

14  Paula Barillon-Bauché, Méthode pour apprendre à enseigner le piano, Paris, Costallat, 1906, p. 10-11.

15  Jeanne Thieffry, musicologue, pianiste et compositrice, a notamment transcrit et compilé des cours d’interprétation donnés par Alfred Cortot. L’ouvrage est paru en 1934 chez Legouix, sous le titre Cours d’interprétation.

16  Jeanne Thieffry, « Salle Pleyel. Récital Cortot », in Le Monde musical, vol. 41, no 6, 30 juin 1930, p. 238.

17  Jeanne Thieffry, « Les cours d’interprétation d’Alfred Cortot. Les œuvres de Chopin », in Le Monde musical,vol. 40, no 7, 31 juillet 1929, p. 255.  

18  Jeanne Thieffry, « Récital Cortot », in Le Monde musical,vol. 37, no 6, 30 juin 1926, p. 247.

19  Bernard Gavoty, Les Grands Interprètes. Alfred Cortot,Portraits de Roger Hauert, textes de Bernard Gavoty, Genève, Éditions René Kister, 1953, p. 5.

20  Marguerite Long par exemple.

21  Bernard Gavoty, Les Grands Interprètes. Alfred Cortot, op. cit., p. 5-6.

22  C’est à ce titre que, selon Cortot : « L’interprète ne peut se dispenser de rechercher et de dégager la signification ésotérique de l’œuvre qu’il a charge de traduire ». Alfred Cortot, « Préface », in Alfred Colling, Musique et Spiritualité, Paris, Plon, 1941, p. iv.

23  À cet égard, il n’est pas surprenant que Cortot se pose en double du compositeur, multipliant les références à la sphère religieuse. Il écrit ainsi, dans Aspects de Chopin : « Un multiple innombrable de “Chopins” en puissance tacite va se voir appelé [sic] à témoigner à sa place, et à transmettre dans tous les lieux du monde les messages d’une inspiration habitée par les prodiges d’une constante invention poétique. Tous les pianistes vont, en imagination, devenir ses porte-parole, essayant d’évoquer à leur usage personnel, les secrets de cette révélation instrumentale dont une élite avait été seule à pouvoir s’émerveiller ». Alfred Cortot, Aspects de Chopin,Paris, Albin Michel, 1949, p. 179.

24  « Alfred Cortot interprète la Valse de l’Adieu ». Ce film est disponible sur le site du CNC. En ligne : http://www.cnc-aff.fr/internet_cnc/Internet/ARemplir/parcours/Chopin/pages/extrait2.html, consulté en janvier 2017.

25  François Niney, Le Documentaire et ses faux-semblants,Paris, Klincksieck, 2009, p. 39.

26  Le manuscrit autographe comporte la dédicace : « Pour Mlle Marie ».

27  Alfred Cortot, in Frédéric Chopin, Valses,Paris, Salabert, cop. Éd. Maurice Senart, 1938, cotage EMS 5136, p. 61.

28  Ibid., p. 62.

29  Les parties grisées représentent les passages que Cortot ne joue pas.

30  Rappelons que la forme traditionnelle du menuet classique est la suivante : aababa / ccdcdc / aba.

31  L’édition originale française est consultable en ligne : http://www.cfeo.org.uk/jsp/browsecollection.jsp, consulté en janvier 2017.

32  Il existe sept manuscrits de la Valse op. 69 no 1 : trois autographes, deux copies réalisées par Auguste Franchomme, et deux copies anonymes. Le manuscrit autographe de 1835 a été perdu. Ne subsiste plus qu’une photocopie dans l’ouvrage de Leopold Binental, Chopin w 120-tąa rocznice urodzin : dokumenty i pamiatki, Varsovie, Wł. Łazarski, 1930, reprod. 53 et 54. Le manuscrit de 1842 en revanche est conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote Ms-121.

33  Frédéric Chopin, Trois manuscrits de Chopin, commentés par Alfred Cortot et accompagnés d’une étude historique sur les manuscrits, par Édouard Ganche. Texte et fac-similé, Paris, Dorbon aîné, 1932.

34  Jusqu’à son authentification, ce tableau a été attribué à tort à Luigi Rubio.

35  Ce flou terminologique est caractéristique des écrits de Cortot.

36  Cortot écrit notamment, dans Aspects de Chopin : « On s’exposerait à une totale déception si, parcourant le recueil des lettres d’Opienski […] on s’attendait à y rencontrer quelques vues ou considérations susceptibles de nous éclairer sur les aspirations esthétiques du compositeur ou sur le caractère dont il souhaitait que l’on revêtît l’interprétation de ses œuvres ». Op. cit., p. 67. Dans un registre similaire, Cortot évoque « cette correspondance qu’on eût souhaitée plus profusément confidente [des] sentiments ou [des] pensées [de Chopin] » (ibid., p. 278).

37  Alfred Cortot, La Musique française de piano, Paris, Presses universitaires de France, 1981 [1930-1944 pour les 3 vol. de la 1re édition], p. 381.

38  C’est aussi en ce sens qu’il faut comprendre la réticence de Cortot à l’idée d’un devoir, pour l’interprète, de « respecter » l’œuvre. Bernard Gavoty note ainsi dans l’un de ses carnets personnels : « Sur la terrasse de sa villa, un jeune homme […] pose [à Cortot] des questions “définitives” auxquelles Alfred répond, non moins définitivement. “Maître, quelle est votre conception de l’interprétation ?” “Je crois qu’il y a deux manières d’interpréter – la fidélité ou la violation – j’ai choisi la seconde” ». Notes sur Alfred Cortot non datées,Médiathèque musicale Mahler.

39  Id.

40  Alfred Cortot, La Musique française de piano, op. cit., p. 146.

41  Alfred Cortot, in Frédéric Chopin, Pièces diverses. 1re série,Paris, Salabert, cop. Maurice Senart, 1936, cotage EMS 5134, p. 30.  

42  Cet accord de si mineur se comprend comme le second degré en la majeur (tonalité des mesures précédentes). Cependant, les glissements chromatiques, la pédale et l’absence d’accord de la majeur dans les mesures concernées brouillent ce sentiment d’assise tonale. L’aspect modulant, et l’impression d’errance harmonique qui en résulte, et ce, malgré la persistance de la pédale de mi, participent sans doute de la sensualité évoquée par Cortot. Ce n’est qu’à la mes. 76 qu’est énoncée une cadence en do dièse majeur, réitérée mes. 77-78.

43  Selon les doigtés notés dans l’édition de travail.

44  Alfred Cortot, « Préface », in Alfred Colling, Musique et spiritualité,Paris, Librairie Plon, 1941,p. iii-iv.

45  La variété des termes que Cortot emploie conduit souvent à une forme d’indétermination terminologique et à une forme d’ambivalence sémantique. La raison en est simplement que Cortot ne se pose pas en philosophe de la musique, mais simplement en interprète réfléchissant sur son art. L’absence de définition stricte, dans ce cas précis, ne constitue pas une entrave à la pensée, mais au contraire, autorise des croisements et des associations sémantiques fructueuses.

46  Thomas Manshardt suivit des cours avec Alfred Cortot à Lausanne, à la fin des années 1950.

47  « The nature of the physical gesture used in playing will influence the feeling of the player ». Thomas Manshardt, Aspects of Cortot, Northumberland, Appian Publications and Recordings, 1994, p. 3.

48  « The nature of the use of the pianist’s bodily mechanism will influence the feeling of the pianist, not just his or her physical feeling of the act of playing, but far more important, his or her feeling of the life that is music as it is blown along by the grand emotional wind of human spirit ». (ibid.,p. 4).

49  « A technical movement must yield the required notes ; it must also be in accord with the feeling of the music ; above all, it must be considered according to how making of the movement causes the player to feel ». Ibid., p. 37.

50  Voir Manfred Clynes, Sentics. The Touch of Emotions,Garden City, Anchor Press, 1977.

51  Voir Eero Tarasti, La Musique et les Signes, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 241.

52  Sur ce sujet, voir également Eric Clarke et Jane Davidson, « The body in performance », in Wyndham Thomas (éd.), Composition – Performance – Reception. Studies in the Creative Process in Music, Aldershot, Ashgate, 1998, p. 74-92.

53  Alors que dans la partie B1, les mes. 33, 35 et 37 s’achèvent par un lié par deux à la main droite, elles sont liées à la mesure suivante dans l’interprétation de Cortot. Inversement, le si bémol est lié au do aux mes. 41-42, 43-44 et 45-46, alors qu’il est joué en lié par deux avec le si bémol précédent avec Cortot.

54  Alfred Cortot, in Frédéric Chopin, Valses, op. cit., p. 63.

55  Nous n’avons d’ailleurs mentionné qu’une partie des modifications rythmiques effectuées par Cortot. Il serait aussi intéressant d’examiner les variations de tempo, au niveau de la microstructure comme de la macrostructure, mais cela dépasserait le cadre de notre étude.

56  En effet, le travail de l’œuvre passe le plus souvent par une exagération des gestes.

57  Une marche régulière supposerait les basses suivantes : si bémol/mi bémol/do/fa/ré/sol/mi bémol/la bémol. Or, le et le sol sont omis. Certes, la réalisation de cette marche pose problème (notamment en ce qui concerne le choix des notes de main droite), mais quelles que soient les raisons, l’effet d’accélération est bien là. Tout se passe comme si, soudainement, il fallait sauter une marche.

Citation   

Inès Taillandier-Guittard, «Le spectacle de l’interprétation : Cortot au piano», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Vers une éthique de l'interprétation musicale, mis à  jour le : 20/10/2017, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=832.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Inès Taillandier-Guittard

Inès Taillandier-Guittardest docteure en musicologie et agrégée. Ancienne élève de l’ENS de Lyon et du CNSMDP, elle enseigne actuellement la musicologie à l’université d’Évry, ainsi qu’en classe préparatoire littéraire au lycée Corot de Savigny-sur-Orge. Ses recherches portent sur l’interprétation, comprise comme herméneutique et comme pratique.