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Sandrine Loncke, Geerewol. Musique, danse et lien social chez les Peuls nomades wodaabe du Niger, Nanterre, 2015, Société d'ethnologie, 415 p., cahier couleur 16 p., avec DVD-Rom encarté.

Pierre Salivas
décembre 2016

Index   

Du terrain à l'écriture

1Le temps de l'ouvrage épouse celui du terrain, débuté à Niamey en février 1997, jusqu'à la région de l'Azawagh, en décembre 1998. Mais ces presque deux années, qui constituent le présent du texte, s'insèrent dans un avant de l'auteure, dans son passé de musicienne et d'ethnomusicologue, ainsi que dans son expérience avec d'autres populations peules du Burkina Faso. Il s'en suivra le présent terrain au Niger et une thèse soutenue en 2002 qui donne matière à cette publication de 2015. « L'épaisseur » temporelle réelle de Geerewol est donc d'une vingtaine d'années.

L'écriture

2Le choix d'une écriture dialogique, d'une « reconstruction narrative » assez proche de celle d'un roman policier, témoigne d'une longue intimité tissée avec les Wodaabe, au sein de l'un des quinze lignages wodaabe, avec une personnalité wodaabe hors du commun : Ouba Hassan. L'auteure et le lecteur vont donc évoluer d'un « je ne comprends strictement rien » à l'intime familiarité de « ce que nous avons trouvé en nous éveillant », à savoir, rien moins que l'intégralité de la culture wodaabe. Ainsi, ce « nous » fondateur désigne à la fois cette communauté peule, un « nous » commun aux Wodaabe et à l'auteure, et un « nous » qui nous prend la main, nous lecteurs, vers le chemin de la connaissance.
Comme c'est fréquent en ethnomusicologie, on connaissait cette société par certains de ses aspects spectaculaires, mais presque rien à propos des pratiques musicales, il fallut donc « reprendre l'enquête au point zéro ». C'est ainsi que trois textes s'enchâssent et se répondent en se nourrissant : la parole wodaabe, en dialogue avec celle de Sandrine Loncke, et un autre dialogue tissé de façon plus académique avec l'ethnologue Marguerite Dupire. Un dialogue multiple donc, établi avec la science, une science élaborée sous nos yeux, en train de se faire. Fait remarquable, il s'agit enfin du travail et de l'écriture d'une femme au sujet de la musique des hommes, établi dans des conditions parfois difficiles. Une écriture ouverte, entre-deux entre terrain et science, entre Wodaabe et Sandrine Loncke, entre Ouba et « Sandirin ».

Les Wodaabe

3Les « gens de l'interdit » sont l'un des peuples peuls subsahariens. Au Niger, leurs quinze lignages forment un groupe de deux cent mille individus environ, peuple pasteur nomade. Ces quinze lignages se divisent en deux lignages maximaux : huit lignages primaires aînés (Degerewol), sept lignages primaires cadets (Alijam). L'arbre lignager se poursuit en fractions, maisonnées, familles étendues et enfin unités domestiques. Cette société multicéphale d'une extraordinaire cohésion d'ensemble, symbolisée par la corde de bât, n'est pas sans rappeler la société jivaro d’Équateur avec laquelle j’ai eu le bonheur de travailler, son « vivre avec en vivant contre » selon la formule d'Anne-Christine Taylor, deux peuples à mille égards différents et pourtant si semblables...

4En revanche, si les Jivaros ne verbalisent que très peu leur catégories conceptuelles, les Wodaabe se posent en virtuoses des taxinomies. Arborescences lignagères, catégories musicales, vocabulaire musicologique explicite, il m'a fallu du temps, à l'instar de l'auteure, pour réordonner leur pensée classificatoire, et, face à une telle complexité, faire acte d'humilité. Mais parfois, « le déclic se fait » : « je sais ce que tu veux ». L'informateur a compris ce que cherchait la chercheuse et lui donne alors de très précieux éclaircissements sur la sempiternelle question : « qui chante quoi, à quel moment ? »

5Les musiques wodaabe présentées dans cet ouvrage sont exclusivement vocales, si l'on excepte les sonnailles présentes en fin de la grande danse rituelle geerewol, et il ne sera ici question que de pratiques masculines identitaires. Si les femmes sont au centre du rituel d'élection du plus beau danseur-chanteur, ainsi que l'objet d'une guerre symbolique, d'une « guerre pour la paix », on les entend peu chanter ou danser.
Les chants-danses festifs ruumi, en cercle, se caractérisent par une séquence non-mesurée où les voix de tête bandées comme des arcs des solistes alternent en se tuilant : lorsque le premier soliste a lentement égrené son échelle pentatonique descendante, un autre prend le relais. Lorsque des claps se font entendre, c'est le choeur qui va répondre à l'un des solistes qui se sera imposé. La « puissante vague sonore » du choeur fait alors entendre l'échelle initialement proposée sous forme de cluster, ce à quoi s'ajoutent huchements et commentaires. Cette seconde partie mesurée est soit stable (magnifique exemple 1.2), soit accelerando (ex. 1.4). « Splendide et envoûtant ». Contrairement aux autres danses, les anciens ne surveillent pas la danse ruumi : cependant, le chanteur-meneur, au centre, donne certaines indications musicales, notamment d'étirer la durée du répons du choeur. Le tempo est medium et la gestique très lente, ce qui produit une étrange dynamique, et tous prennent manifestement un grand plaisir à y participer (séquences vidéo 1 à 4). Le modus operandi des musiques wodaabe est ici déjà présent : des individus qui cherchent à s'individualiser, à sortir du lot, et un choeur hétérophonique et/ou polymusical qui y répond.
Chaque année à la fin de la saison des pluies, un grand rassemblement cérémoniel voit converger de cinq cent à trois mille Wodaabe, « seule manifestation durant laquelle est représentée la totalité des genres musicaux et chorégraphiques » : c'est le daddo ngaanyka, à chaque fois différent puisque l'un des lignages va aller « porter son chant » à un autre lignage et ainsi déclencher une guerre symbolique où durant sept jours et nuits, chants et danses ne vont pas discontinuer. Les hommes chanteront et danseront, mais ils iront également chercher librement épouse dans d'autres lignages que les leurs, alors que les femmes éliront le plus beau danseur-chanteur.

6Chaque lignage possède jalousement son « grand chant », qui est très court, chanté solo. Lié à un ancêtre fondateur, « c'est lui qui est à l'origine de la totalité du chant », à savoir, la matrice de chaque chant lignager. Lié au monde des génies, il recèle du danger, et, à cet égard, est « porté » par des personnalités fortes qui ont fait le chemin vers lui et sont à même de l’interpréter. Il est constitué d'unités phoniques sans signification. On saisit donc qu'on ne peut entendre ou enregistrer ces grands chants que dans la stricte intimité du lignage ou lors de l'attaque rituelle précédant le daddo. La phrase musicale, une échelle pentatonique descendante contenue dans l'octave, est reprise trois fois ; la voix de tête est tendue, ainsi que le vibrato, et semble se dédoubler dans certaines notes aiguës (ex. 2.1), comme si cette voix était plurielle, multiple, contenait en elle-même toutes les autres voix... en situation d'attaque rituelle, avant le point du jour, dans le silence de la nuit et celui du campement adverse encore endormi, ce grand chant prend un relief tout particulier (séquence vidéo 6).

7Les chants de lignage sont beaucoup plus accessibles mais toujours à l'abri d'oreilles étrangères, sauf en contexte de daddo. La forme sonore de ces « petits chants » est soit une alternance soliste-choeur sur une modalité responsoriale tuilée, soit en antiphonie. Les choeurs sont toujours hétérophoniques (« chanter ensemble en divergeant »), obtenus par micro-variations d'un même mode initialement émis (d'après Pierre Boulez, « la même structure changée d'aspect »). L'épaisseur hétérophonique est fonction du contexte et du nombre de participants, mais, nous dit l’auteure, procède bien d'une « volonté d'anaxectitude », selon l'expression de Deleuze et Guattari. C'est aussi le lieu par excellence de l'apprentissage, puisque, de proche en proche dans ces chants-danse en ligne, chacun copie à sa façon ce qu'il perçoit des plus aguerris situés au centre de la chaîne. Le vocabulaire wodaabe à ce sujet est très précis et explicite : « diverger, s'immiscer à l'improviste, s'entrecroiser les uns les autres, se partager les phrases musicales,élargir, resserrer, soulever, élever, abaisser le chant, étirer »... Preuve s'il en fallait que les hétérophonies sont bien des « incoordinations sonores recherchées », comme le rappelait Jean-Michel Beaudet à propos des tulé wayanpi de Guyane. Le sentiment de confusion sonore, de cacophonie, peut primer, mais en écoutant de façon plus précise, on perçoit un effet général de cascades sonores toujours en mouvement que la lenteur, paradoxalement, semble accentuer (cf. le splendide exemple 2.2 de presque vingt minutes qui n'est pas sans ressembler aux ujaj des femmes jivaro).

8Enfin, les chants de bara consistent à « chanter nombreux chacun pour soi » et comportent des paroles. Ces chants sont dits soit « de danse geerewol » et ne comportent que l'un des lignages maximaux (Alijam ou Degerewol), soit « de danse yaake », où tous les lignages sont en présence (Alijam et Degerewol). Les chants de yaake peuvent être chantés-dansés dans plusieurs contextes autres que le daddo, mais proposent, en raison du grand nombre de participants, des assemblages sonores grandioses : chaque lignage chante son chant en hétérophonie, et la somme de ces hétérophonies produit une véritable polymusique. Profusion sonore extrême, panphonie vocale auxquels se mêlent cris et injonctions, soleil au zénith, affrontement entre lignages... Une telle accumulation efface les différences par saturation de l'espace harmonique. Ces magmas sonores dans lesquels l'oreille ne peut rien saisir sont d'une grande magnificence, et procurent le sentiment d'absence de haut et de bas, la sensation d’un temps complètement lisse, d'une « multivocalité amorphe », entendue comme un temps musical suspendu. Les exemples 4.1 et 4.2 sont les plus belles polymusiques qui m'aient été donné d'entendre. Captée dans la splendide séquence vidéo n° 5, on prend conscience de l'épaisseur des rituels wodaabe...

9Dans le contexte moins nombreux de la geerewol proprement dite, les attaquants et leurs alliés ne peuvent pas chanter avec leurs hôtes : il n'y a pas de partie adverse pour « submerger le chant ». Néanmoins l'hétérophonie est affirmée et la compétition, non plus inter-collective, devient inter-individuelle, sauf lorsque certains lignages alliés optent pour la stratégie de changer de partie vocale afin de se faire immédiatement entendre et ainsi mettre en valeur les chanteurs-danseurs qui pourraient être élus par les femmes. Cette stratégie peut se propager et produire une forme légèrement différente de la polymusique en situation de yaake, puisque l'on y perçoit encore l'hétérophonie sous-jacente (exemples 5.4 et 5.5) : un temps lisse avec quelques reliefs, perspectives, moins magmatique. Mais surtout, ce procédé s'interrompt brutalement pour faire place à une seconde séquence muette uniquement composée du son des sonnailles homorythmiques (l'exemple 5.7 montre bien cette transition brutale). Au couchant du dernier jour, la tension atteint son paroxysme : se mêlent pêle-mêle les boucles hétérophoniques, les huchements, cris, exhortations mi-criées, bourdonnements, bruits de sonnailles et clics vocaux (séquence vidéo n° 7) qui vont précéder l'élection du jeune Jawmu, désigné « seul et unique vainqueur ». Sa danse lente, en apesanteur, la captation de la lumière par son visage écarlate, les mouvements de ses yeux exorbités y sont probablement pour autant que son chant... Mais l'énergie considérable du rituel va se poursuivre jusqu'au point du jour, qui signe sa véritable fin.

10Tourné entre 2006 et 2008, le film documentaire de 90 minutes contenu dans le DVD qui accompagne l'ouvrage permet de mettre des visages sur les personnages qui nous sont devenus familiers au cours de la lecture. Il éclaire maints aspects de la vie quotidienne que seule une grande intimité peut rendre possible. Dans le grand rituel geerewol, outre la gestuelle faciale spectaculaire, c'est surtout l'esthétique de la lenteur qui m'a semblé remarquable : on pourrait même croire certaines séquences tournées au ralenti, ce qui n'est pas le cas. Mais ces séquences nous permettent d'avoir une idée de l'ampleur sonore, d'en préciser les contours et de visualiser les interactions en jeu, notamment l'omniprésence des aînés qui cadrent et « dirigent » le rituel, plus exactement les gestes du rituel. Car la polymusique, elle, ne se dirige pas, elle se propage « de façon organique », « de proche en proche ».

11Geerewol est un ouvrage qui fera date. Un ouvrage multiphonique, à l'instar des rituels wodaabe. Leur façon d'être ensemble sonorement montre de façon particulièrement convaincante que l'on peut vivre la musique en recherchant la diversité. Paradoxe des polymusiques que de générer de la diversité tout en créant du lien social, d'être ensemble tout en restant autonome. Paradoxe également de ces différents lignages qui parviennent à conserver une remarquable homogénéité stylistique, suivant l'arbre lignager et sa « matrice ancestrale commune ». Ce modèle – si modèle il peut y avoir – semble cependant en constante redéfinition, toujours fluctuant, en fonction du contexte, à l'image d'un langage commun et de ses variantes dialectales. Ainsi se décline «  toute une palette de modes d'être – ou de ne pas être – ensemble », toute une « géométrie relationnelle » au sein des hétérophonies et/ou des polymusiques qui caractérisent les grands rituels wodaabe. « Que l'on chante avec autrui, à côté de lui, sans lui ou contre lui, la performance musicale collective est conçue comme un acte relationnel permettant à l'ensemble de la société d'éprouver son appartenance commune, tout en redéfinissant continûment ses contours internes ».

Citation   

Pierre Salivas, «Sandrine Loncke, Geerewol. Musique, danse et lien social chez les Peuls nomades wodaabe du Niger, Nanterre, 2015, Société d'ethnologie, 415 p., cahier couleur 16 p., avec DVD-Rom encarté.», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Gestes et mouvements à l'œuvre : une question danse-musique, XXe-XXIe siècles, Hors-thème et compte-rendu de lecture, mis à  jour le : 03/02/2017, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=802.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Pierre Salivas

Initiée en 1994 par l'ouvrage de Bernard Lortat-Jacob, « Musiques en fête. Maroc, Sardaigne, Roumanie », la collection « Hommes et Musiques » de la société d'ethnologie de Nanterre s'ouvre à présent à l'Afrique avec ce septième opus dédié à la société et aux musiques des Peuls Wodaabe, sous la plume alerte de Sandrine Loncke.