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Les reprises dans les deux premiers albums des Beatles :
un chaînon entre pop américaine et pop anglaise

Guillaume Gilles
décembre 2016

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.796

Index   

Texte intégral   

1Composés à part égale de chansons originales et de reprises d’artistes et de genres variés, les deux premiers albums des Beatles apportent un style inédit au jeune public anglais. D'une part, les reprises contenues dans ces albums ont rendu accessibles certains genres et musiciens américains encore peu connus en Angleterre, mais surtout, une fois ces chansons américaines tombées entre les mains des Beatles, elles ont acquis un son et un sens inédits. Comme des enfants s’empareraient de différents jouets dépareillés pour inventer une histoire qui les réuniraient tous en un même monde merveilleux, les Beatles innovent et découvrent leur propre style à partir d’une combinaison de chansons hétéroclites, un mélange inédit et détonant qui réunit une part importante de ce qu’il y avait de plus actuel et à la mode en matière de pop music aux oreilles de l’auditeur de 19631.
Pourtant, à choisir entre les douze albums studio des Beatles et la place qu’occupent certains dans l’histoire de la musique, quand on « parle Beatles », on pourrait avoir tendance à évacuer assez vite la musique de ces premiers albums, à commencer justement par leur répertoire de reprises. Quand bien même les Beatles doivent leur carrière à ces disques, le propos « véritable » du groupe, sa création, la musique pour laquelle ils se sont illustrés comme le plus grand groupe pop au monde n’est peut-être pas ici la plus évidente. Pourtant, l’expérience est révélatrice : en réécoutant ces deux premiers albums cinquante ans après leur sortie, dès les premières secondes de chaque chanson, qu'il s'agisse des compositions ou des reprises, la musique et le son des Beatles de ces débuts n’appartiennent qu’à eux. Bien sûr, si ce style nous est si familier, c’est parce que la mémoire de cette musique est constamment ravivée par son omniprésence dans notre vie quotidienne. Il est donc d'autant plus intéressant d’aller observer si, en dehors de ce souvenir d’une culture musicale presque « maternelle », il n’existerait pas des particularités musicales qui rendraient compte concrètement de cette empreinte stylistique si personnelle, de certains traits communs et singuliers au style Beatles qui permettent de distinguer cette première musique enregistrée des productions américaines inspiratrices. Entre appropriation des textes et des formes des versions originales, adaptations vocales, amalgame des modes de jeu américains, éléments stylistiques individuels et changements techniques et technologiques dans le contexte anglais, les reprises de ces deux premiers albums semblent contenir toutes les marques importantes d’un passement de relai entre différents genres musicaux américains et l’idée d’un british beat, c’est-à-dire d’une pulsation par définition typiquement anglaise qui, avec le british blues boom,ont fait un moment de Londres « la capitale mondiale de la culture populaire, de la musique et de la mode ».2 Par le biais d’une comparaison entre versions originales et reprises par les Beatles, cette analyse musicale tente de mettre en relief les éléments musicaux et sonores qui ont marqué la naissance du style des Beatles et du british beat avec eux.3

Les reprises des Beatles

Introduction

2Différentes raisons permettent d’expliquer la pratique et l’importance de la reprise durant ces premières années 1960 en Angleterre. Déjà, des deux côtés de l’Atlantique, peu d’artistes du circuit des majors écrivent leurs propres chansons, c’est plutôt la tâche des auteurs/compositeurs professionnels, très souvent des duos, comme Leiber & Stoller, Doc Pomus & Mort Shuman, ou un trio comme Holland-Dozier-Holland. Il existe donc une séparation assez marquée entre les auteurs-compositeurs et les interprètes qui ne favorise pas l’émancipation des interprètes dans l’écriture.
De la même manière, l’approche musicale et technique de ces musiques n’est pas encore évidente en Angleterre. La production culturelle de musique pour les jeunes étant alors récente, les producteurs sont assez frileux pour enregistrer des compositions originales et orientent les groupes à aller puiser des reprises chez les éditeurs, notamment dans la « Tin Pan Alley » de Denmark Street, le quartier des éditeurs de musique.4 Quand la jeunesse anglaise découvre peu à peu le rock’n’roll et le rhythm’n’blues américains par le biais des médias,5 à la fin des années 1950, ces genres lui apparaissent comme une nouveauté. Il s'agit d'un répertoire encore confidentiel, qui nécessite une certaine curiosité et une implication particulière pour être découvert, d'autant plus pour rejouer ces chansons avec son propre groupe, avec pour seuls repères les disques disponibles et les quelques apparitions des figures du rock’n’roll comme Bill Haley ou Elvis Presley à la télévision. Les groupes établissent alors leur réputation en concert, pas tant pour la qualité de leurs compositions que pour leur talent à dénicher des titres américains inconnus du grand public6 et à en proposer des versions qu’ils recouvrent parfois au point d’en faire oublier les versions références, comme c’est le cas avec les Beatles pour Twist & Shout par exemple.7 Pour autant qu'ils participent à cette étape d'appropriation des musiques américaines, les Beatles préfèrent enregistrer leurs propres chansons que des reprises qu'ils incorporent à leurs albums plutôt par concession, pour répondre aux habitudes des producteurs. On peut d'ailleurs constater que les vingt-cinq reprises que compte leur discographie officielle sont toutes enregistrées au début de leur carrière, entre 1963 et 1965, sur leurs quatre premiers albums et sur un EP.
Le 11 février 1963, les Beatles enregistrent donc pas moins de six reprises sur les dix qui constituent leur premier album, Please Please Me. Puis, entre juillet et octobre 1963, en sept sessions, les Beatles enregistrent With The Beatles  qui compte également six reprises. Avec douze reprises et autant de compositions, la forme hybride de ces albums témoigne de la transition qui s’opère peu à peu chez les jeunes groupes anglais. Aujourd’hui, ce type d’albums composés à moitié de reprises et de compositions serait probablement perçu du point de vue de la critique comme un manque d’authenticité et de créativité à écrire ses propres chansons. Mais, dans la Grande-Bretagne du début des années 1960, le principe de la reprise répond à un contexte spécifique qui a eu le double mérite d’être salvateur pour la reconnaissance de l’influence de la musique américaine en Angleterre et qui a surtout permis le développement de la créativité des jeunes groupes anglais vers un style autonome.8

3Répertoires des reprises des Beatles

Pop songs

Rock’n’roll - rockabilly

Rhythm'n'blues

Broadway musicals

Girls Bands:

The Marvelettes

Please Mr. Postman (Brian Holland, Robert Bateman)

The Cookies

Chains (Gerry Goffin, Carol King)*

The Shirelles

Boys (Luther Dixon, Wes Farrell)*

Baby It's You (Burt Bacharach, Mack David, Barney Williams)*

The Donays

Devil In His Heart (Richard B. Drapkin)*

Boys Band

The Isley Brothers

Twist And Shout (Phil Medley, Bert "Russell" Berns)*

Groupe Mixte

Dr. Feelgood & The Interns

Mr. Moonlight (Roy Lee Johnson)

Chuck Berry

Roll Over Beethoven (Chuck Berry)**

Rock And Roll Music (Chuck Berry)

Little Richard

Long Tall Sally (Robert "Bumps" Blackwell, Enotris Johnson, "Little" Richard Wayne Penniman)

(Medley) Kansas City / Hey-Hey-Hey-Hey! (Jerry Leiber, Mike Stoller, "Little" Richard Wayne Penniman)

Larry Williams

Slowdown (Lawrence E. "Larry" Williams)

Dizzy Miss Lizzy (Lawrence E. "Larry" Williams)

Bad Boy (Lawrence E. "Larry" Williams)

Carl Perkins

Matchbox (Carl Perkins)

Honey Don't (Carl Perkins)

Everybody's Trying To Be My Baby (Carl Perkins)

Arthur Alexander

Anna (Go To Him) (Arthur Alexander)*

Smokey Robinson & The Miracles

You've Really Got A Hold On Me (Smokey Robinson)**

Barrett Strong

Money (That's What I Want) (Barrett Strong, Janie Bradford, Berry Gordy)**

Lenny Welch

A Taste Of Honey (Bobby Scott, Ric Marlow)*

Peggy Lee

Till There Was You (Meredith Willson)**

4* Apparait sur Please Please Me
** Apparait sur With The Beatles

Les pop songs des groupes vocaux afro-américains

5Ces bluettes adolescentes à succès constituent le répertoire de reprises le plus vaste des Beatles et également celui qui inspire directement leurs premières compositions sous le nom des Beatles, comme Love Me Do ou I Saw Her Standing There. Dans l’ensemble, la recette de ces chansons américaines est celle qui visait le crossover, c’est-à-dire l’accès d’un artiste noir au succès parmi le public blanc. Dans ce contexte, il s’agissait plus précisément de s’adresser aux teenagers9, en faisant s’interpénétrer les musiques des deux communautés, blanche et noire. Pour des labels comme Motown,10 qui s’est développé durant la même époque que les Beatles, il s’agissait concrètement de mêler tradition rythmique du rhythm’n’blues, mélodies et arrangements pop, et textes écrits par des songwritters de la Brill Building pop (culture des comédies musicales de Broadway, Tin Pan Alley, NYC). Fin 1963, on assiste temporairement au succès du crossover et la distinction pop (blanche) / rhythm’n’blues (noir) est supprimée jusqu’en 1965.11 Si certaines des versions originales sont parfois déjà des tubes des deux côtés de l’Atlantique avant leur reprise par les Beatles, comme Please Mr. Postman, d’autres sont des succès mineurs en Angleterre, comme Chains, des Cookies, un choix judicieux qui permet aux Beatles de jouer sur les trois tableaux, entre reprises destinées au grand public, mais également des reprises plus obscures qui s’adressent au goût du des connaisseurs, et compositions pour un public attaché à l'écriture de chansons originales.
La teneur expressive des différentes voix qui constituent ces trios ou quartet vocaux est le principal centre d’intérêt expressif de ces chansons. Le chant lead et les chœurs disposent de différentes techniques pour  y parvenir, techniques que l’on trouve dans le doo-wop de cette époque, lui-même inspiré des polyphonies des barbershop quartets et autres musiques vocales et polyphoniques afro-américaines.12 On observe ainsi quelques traits caractéristiques :
- chant lead en solo (Boys, Baby It’s You)et/ou harmonisé avec une ou plusieurs voix (Chains)
- chœurs en soutien harmonique et/ou rythmique (Baby It’s You)
- jeu question/réponses avec le chant lead (Boys);
- inversement des fonctions chant lead/chœurs (Devil In His Heart).

6Ces différents procédés vont nourrir la passion des Beatles pour l’expression vocale et les multiples possibilités qui s’offrent pour jouer et exprimer leur feeling,13 à la fois individuel, et collectif. Rappelons que les Beatles sont un des rares groupes dont tous les membres occupent la place de chanteur leader.
Dans ce répertoire vocal des pop songs, l’accompagnement s’inscrit dans une certaine tradition du combo de rhythm’n’blues : contrebasse/basse électrique, batterie, piano, guitare électrique fortement réverbérée, pupitre de cuivres et claps qui soulignent le backbeat.14Le backing band s’en tient à un rôle d’accompagnement, finalement assez en retrait, qui laisse la primeur de l’attention aux voix, toujours conduites par une pulsation très affirmée. Le rythme des différentes batteries de ces chansons s’appuie essentiellement sur une clave caractéristique du rhythm’n’blues popularisée à travers ces groupes et dans la surf music.15  Tantôt jouée de façon « binaire » (croches straight : Please Mr. Postman et Devil In His Heart ), d’autres fois en « ternaire » (croches shuffle : Chains), cette motivation rythmique est le second élément important derrière les voix. Chanter et « danser dans les rues », pour reprendre le nom du succès de Martha Reeves and the Vandellas, illustre parfaitement la vocation de ces chansons de girls et de boys bands à secouer la jeunesse de ce début des années 1960.
Dans la majorité des cas, ces pop songs s’appuient sur un matériau harmonique restreint à une simple tournerie de quatre accords,16 qui fonctionne sur toute la durée de la chanson et qui devient le support des éléments formels de la chanson (changement de texte, de mélodies vocales et d’arrangements).

7Dans un souci d’efficacité et pour marquer l’auditeur dès les premières secondes, ces chansons placent souvent le refrain en début de chanson  (Please Mr. Postman ; Chains ; Devil In His Heart )et déroulent ensuite une succession de couplets et refrains sans grandes variations formelles, si ce n’est en ajoutant quelques breakbeats ou fills de batteriede relance bien placés, courts solos de saxophone pour éviter la redondance qui guette, en finissant systématiquement sur un refrain ad libitum ponctué d’improvisations vocales jusqu’au fade out final.

Rock’n’roll et rockabilly, le répertoire uptempo

8Dans le cas du rock’n’roll, les Beatles touchent à l’essentiel en reprenant des chansons qui compilent certaines des spécificités les plus marquantes du genre: des paroles qui expriment les sentiments d'émancipation des adolescents,17 les parties de guitare lead de Chuck Berry (qui deviendra l’artiste le plus repris par les Beatles à travers leur carrière), l’énergie et le rythme de Little Richard, le feeling contenu et la précision guitaristique de Carl Perkins, le piano orléanais de Larry Williams et le rythme « qui roule et qui secoue » d’Earl Palmer, batteur déterminant dans le rythme du rock’n’roll. Le panel de reprises rock’n’roll des Beatles est une représentation érudite d’un genre auquel ils doivent l’intensité de leurs prestations scéniques ainsi que l’adhésion de toute une partie de leur public qui a découvert le rock’n’roll à travers eux.

Les chansons d’auteurs-compositeurs-interprètes de rhythm’n’blues

9On ne peut pas dire que les chansons de cette catégorie aient tellement de points communs d’un point de vue strictement musical. En revanche, elles sont toutes trois interprétées par leurs auteurs-compositeurs, ce qui véhicule avec eux une certaine image de « réussite et d’authenticité ». Il s’agit d’un répertoire toujours issu du rhythm’n’blues, mais plus adulte que les chansons des girls & boys bands et plus ancré dans sa tradition afro-américaine, son héritage blues et gospel et qui évoque le vieux Sud des États-Unis. Enregistrées à Détroit, ces chansons n’en possèdent pas moins les qualités expressives et la ferveur des chansons de deep soul.18

Les chansons extraites des Broadway musicals

10Les deux ballades issues du répertoire des comédies musicales de Broadway reprisent par les Beatles ouvrent une autre fenêtre sur l'éclectisme de leurs goûts, notamment pour les Broadway musicals, un répertoire plutôt démodé ou, en tous les cas, au moins éloigné du goût des jeunes pour les genres du moment comme le rhythm’n’blues et le rock’n’roll. A Taste Of Honey, popularisée par la version de Lenny Welsh en 1962,et Till There Was You, interprétée par la chanteuse Peggy Lee, présentent toutes deux la sophistication particulière à ce répertoire. Des mélodies soignées et développées, des changements de carrures rythmiques (de 3/4 à 4/4 dans A Taste Of Honey), une harmonie à la fois jazzy et qui emprunte à la musique classique(accords Maj7, min7 et diminués, tierce picarde)et une orchestration spécifique à chaque chanson (classique et latino par exemple dans Till There Was You), sont autant d’idées qui vont largement nourrir les compositions des Beatles pour leurs propres compositions.
Les trois reprises restantes correspondent à des exemples épars et complémentaires, comme Words Of Love, une ballade de Buddy Holly dont le style inspire les Beatles pour leurs mélodies et leurs arrangements, une reprise d’un titre de country de Buck Owens choisie par Ringo, Act Naturally, et un titre du répertoire traditionnel de Liverpool, Maggie May, souvent interprété par les groupes de skiffle, comme un propre hommage des Beatles à leur début de carrière au sein des Quarrymen.   

11À travers ce panel de reprises, on peut constater que, dès ce début de carrière, les Beatles sont déjà les passeurs des tendances américaines du moment. Pour leurs deux premiers albums, leurs choix de reprises se portent dans leur majorité sur des titres très actuels, qui viennent tout juste de sortir il y a un an ou deux aux États-Unis et auxquels ils ont eu plus vite accès que les autres, non seulement parce qu’ils habitent à Liverpool, premier port marchand d’Europe, mais également car, à l’instar d’un Brian Jones chez les Rolling Stones, ils sont à l’affut de l’actualité musicale et des sorties de disques. Ces disques sont pour la plupart distribués en Angleterre par le label London-American, une filiale de la maison de disques Decca fraîchement montée. Ce système de distribution a son importance en termes de licence et de droits pour les choix des reprises en question. Si les Beatles ont donc été nécessairement orientés par les choix d’importation des labels en Angleterre, c’est bien souvent les versions des jeunes anglais qui vont l’emporter auprès du public. Les Beatles ont donc exprimé dès leurs débuts un goût éclectique, érudit, et qui anticipe sur les modes à venir, une particularité qui les identifiera au long de leur carrière, par exemple dans le retour du folk (You’ve Got To Hide Your Love Away, février 1965), l'arrivée du psychédélisme (Strawberry Fields Forever, novembre 1966)ou du hard rock (Helter Skelter, juillet 1968). On peut également déduire du choix de ce corpus différents constats qui annoncent déjà le style des Beatles à venir :
- Dans une écrasante majorité, les reprises des Beatles sont issues d’un répertoire tourné vers la musique afro-américaine (qu’il s’agisse des auteurs ou des interprètes) et des chansons qui comportent des parties vocales polyphoniques. C’est une marque stylistique qui distingue les Beatles des premiers groupes de rock’n’roll anglais, souvent calqués sur la formule du rock’n’roll américain, avec chanteur leader et backing band.19- On constate également que les chansons choisies apportent une ouverture à différents rythmes et tempos : des ballades (en majorité et cela correspond à un goût spécifique au public anglais d’ailleurs), mais également des slows (en 12/8) et des titres uptempo (en minorité), une formule éclectique et variée qu’ils développeront dans leurs albums futurs, à partir de Rubber Soul, en 1965.
- Les Beatles ont fait le double choix de reprises à succès et de reprises inconnues du grand public. Cela leur a garanti à la fois une certaine efficacitéauprès du public mais également la qualité de se démarquer des autres groupes qui avaient tendance à ne jouer que les tubes américains les plus populaires. Ces choix de reprises, qui traduisent on ne peut mieux une finesse de goût et un appétit de découverte, sont également un hommage à la musique pop afro-américaine qu'ils ont réalisé avec une érudition admirable pour une culture musicale alors minoritaire en Angleterre.
- D’un autre côté, les Beatles ont laissé tout un champ musical libre et disponible en mettant de côté le vaste terrain du blues et du blues électrique de Muddy Waters ou de John Lee Hooker par exemple. Tout leur corpus s’est ainsi tourné vers un répertoire plus proche des goûts des anglais pour les ballades et la chanson, un choix peut-être influencé par leur propre culture populaire, celle des folk songs anglaises, irlandaises ou écossaises.Ne serait-ce que par ces choix, les Beatles laissent une place toute tracée à des groupes comme les Rolling Stones ou les Animals, en l’occurrence les groupes plutôt issus du sud de l’Angleterre, plus tournés vers les reprises de blues.

Les versions des Beatles, analyse musicale

Les voix

12Les Beatles ont choisi des reprises dans lesquelles les voix et les chœurs sont les éléments centraux de l’instrumentation. Il faut une certaine audace si ce n'est de la témérité à reprendre des titres interprétés par des chanteurs reconnus pour leur technique vocale exceptionnelle, comme Smokey Robinson, Arthur Alexander, Peggy Lee ou Little Richard. Ces reprises vont donc constituer un véritable terrain d’expérimentation vocal en termes d’arrangements, de choix de tessitures et de tonalités, un terrain qui façonne le style émergeant des Beatles.
Hormis Roll Over Beethoven, toutes les chansons originales sont d’abord minutieusement transposées, c’est-à-dire que le groupe adapte la tonalité de chaque chanson, à la fois pour des raisons techniques et musicales. Six des douze reprises contenues dans leurs deux premiers albums sont ainsi transposées à la tierce ou à la quarte inférieure.20
Dans ces cas présent, l'idée était avant tout d’adapter les registres vocaux féminins des groupes références aux registres vocaux masculins. Pour Money (That’s What I Want) dont la tonalité est rabaissée seulement d’un demi-ton, de Fa Majeur à Mi Majeur, le procédé a plutôt été utilisé ici pour mettre en valeur les guitares (les tonalités de Mi-Do-La-Sol permettent de jouer les accords avec un maximum de cordes à vide). Le procédé est assez simple mais moins anodin qu’il n’y paraît, car c’est un des points qui montre que le rhythm’n’blues, une musique très marquée par les cuivres aux États-Unis, devient un genre à guitares chez les Beatles et plus généralement en Angleterre.
À l’inverse, on constate également des transpositions supérieures,d’un ton, ou d'un demi-ton, toujours pour ajuster les parties vocales aux tessitures des Beatles, mais également pour des raisons expressives. On peut observer par exemple une grande minutie chez Paul McCartney qui utilise la transposition pour donner plus de puissance à sa voix,comme dans sa version de 1964 de Long Tall Sally. Paul chante la chanson de Little Richard en Sol, au lieu de la tonalité originale en Fa, pourtant déjà assez aigue par rapport à son registre vocal. Il semble ici assez clairement qu'il ait voulu aller chercher la tonalité qui l’oblige à pousser sa voix au plus haut, une recherche de puissance vocale qui poursuivrait la démarche de Little Richard, lui-même très puissant et qui utilise son registre falsetto (voix de tête). Autre exemple de transposition supérieure dans A Taste Of Honey. La chanson est transposée de Mi (une tonalité pourtant adaptée à la guitare), à Fa#, un choix nettement moins pratique pour les guitaristes. Paul a donc dû ici faire cette transposition dans un pur souci d’expressivité vocale. On reconnaît d’ailleurs déjà très bien dans cette chanson le talent de Paul à interpréter des ballades.
Comme cela sera le cas tout au long de leur carrière, chaque Beatle occupe la place de chanteur leader sur une chanson de l’album, ce qui constitue une différence assez notable avec les groupes vocaux américains, souvent sujets à des rivalités ou à une hiérarchie dans leurs rangs.21 Mais au-delà de la distribution des chansons, comme c’est le cas dans Boys, interprétée par Ringo Starr,les Beatles transforment largement le sentiment général de l’interprétation originale. Les nouveaux timbres apportés par les Beatles sont notamment une caractéristique frappante de l’originalité de leur style.
La version originale de Boys par les Shirelles est calquée sur le modèle de What’d I Say de Ray Charles, à la différence qu’il s’agit d’une chanson plutôt douce et sage, interprétée par de jolies voix fémininesà l’intonation bluesy. Pour sa version, Ringo Starr transforme littéralement le sentiment de la version des Shirelles. Le batteur chante dans le haut de son registre vocal, avec ce timbre assez nasal qu’on lui connaît, et fait ponctuellement saturer sa voix à la façon des chanteurs de rhythm’n’blues (à partir de 1’46).
Pour les chœurs, les Beatles participent eux aussi à durcir le ton en ajoutant des cris empruntés au rock’n’roll. Paul McCartney est particulièrement friand des falsetto whoops22de Little Richard qu’il reproduit à sa manière à différents moments de la chanson. On pense également aux relances de fin de couplet interprétées à la façon de Dickie Harrell, batteur des Blue Caps de Gene Vincent, qui lançait régulièrement les solos de son guitariste soliste, le virtuose Cliff Gallup, par ces cris caractéristiques. On constate donc ici un amalgame intéressant des pratiques vocales des genres américains qui les réunit en un même style. Le résultat obtenu dans Boys est celui une chanson pop, interprétée avec les placements et mises en place du doo-wop, les accents saturés du rhythm’n’blues, et certaines marques vocales typiques du rock’n’roll. Ringo Starr, impétueux au chant, peut d'ailleurs aisément rappeler Jerry Lee Lewis dans ses interprétations de What’d I Say de Ray Charles.

13Déjà décelable dans Boys, on observe également une évolution du chant des versions originales vers une forme de dureté et de saturation. C’est particulièrement flagrant dans les parties vocales de John Lennon dans Money (That’s What I Want) et dans Twist and Shout. Lennon est enrhumé le jour de la session et il doit forcer sur sa voix pour parvenir à l’enregistrer. Comme souvent, dans l’histoire des musiques populaires,23 c’est ce concours de circonstances fortuites qui confère à cette reprise une énergie qui va finalement devenir une des caractéristiques vocales de John, ce timbre saturé qui donne vraiment le sentiment que le chanteur chante au bout de ses limites vocales et qu’il donne tout d’un point de vue expressif. « C’était excellent pour le disque », explique George Martin, « nous avions besoin de ce bruit de tissu déchiré ».24On retrouve ce timbre vocal spécifique à John tout au long de sa carrière sur différentes chansons.25Tendue, constamment sur le fil, la voix de John Lennon dans Twist and Shout annonce l’énergie saturée des années 1964-65, de la fuzz box de I Can’t Get No (Satisfaction) au ton goguenard des frères Davies dans les premières années des Kinks.
Parallèlement à ce changement de ton et de sentiment par rapport aux versions originales,on peut aussi constater des similitudes, des emprunts aux chanteurs américains, notamment une sorte de « ferveur sentimentale » investie dans leurs interprétations. La version Beatles d'Anna (Go To Him) est révélatrice de l’ardeur et du lyrisme investis par John qui reprend ici à la lettre le feeling d’Arthur Alexander, cette capacité des grands chanteurs de southern soul à transmettre les sentiments amoureux sans retenue et avec une passion communicative.26 John adapte les mélismes et les intonations du chanteur original tout en conservant son lyrisme et sa ferveur. Il ne fait aucun doute ici que les Beatles sont déjà de fins mélomanes, à la fois globalement capables de « repiquer »27 les parties, tout en sachant les adapter à leur propre feeling, ce qui est à mon sens la marque des plus grands interprètes : « On essayait très souvent de copier des trucs mais, comme on en était incapables, on finissait par créer nos propres versions ».28 D’un point de vue vocal, on peut observer une nette tendance des Beatles à transformer la mélodie bluesy en une mélodie tonale. Le chant de Chuck Berry nourri d’inflexions de blue notes disparaît par exemple sur la voix de George Harrison qui interprète une ligne mélodique figée sur les hauteurs de notes tempérées. En quelque sorte, à travers ce simple exemple, le blues devient pop.
Au bout du compte, grâce à leur audace, leur spontanéité et probablement aussi à leur jeunesse, il se dégage de cette combinaison vocale une fraîcheur inédite tout à fait cohérente avec le choix de ces chansons d’amour pour les adolescents, un âge d’ailleurs pas si éloigné pour les Beatles. On assiste ici à une sorte de déplacement de la culture musicale afro-américaine qui, revisitée, vient désormais nourrir les rêves et les préoccupations des jeunes anglais.

L’instrumentation

14La plupart des versions originales des chansons reprises par les Beatles ont une instrumentation riche car elles sont souvent produites dans de grands studios américains, à la Motown par exemple, avec les arrangements des Funk Brothers (un groupe à configuration variable de musiciens talentueux issus du jazz), ou dans les studios de Broadway comme les studios Beltone(dans lesquels on a l’habitude de tout orchestrer avec des ensembles de cordes). Même les plus petits studios américains comme celui de Muscle Shoals (d’ailleurs monté par le ci-nommé Arthur Alexander) disposent de musiciens et d’arrangeurs qui donnent à ces disques une dimension orchestrale sophistiquée.29 Chez les Beatles, l’orchestration s’appuie sur une configuration beaucoup plus minimaliste. Toutes les parties de cordes, de cuivres et de bois originales disparaissent au profit de la configuration amenée à devenir le format type d’un combo rock : guitare, basse, batterie, voix.30 Le fait de systématiser l’instrumentation à cette formation permet en quelque sorte de cristalliser la forme du groupe de rock à cette formule aussi simple qu’efficace et encore aujourd’hui d’actualité.
Ce placement central des guitares n’empêche pas que, dès ces premiers enregistrements, on entend les efforts d’arrangements des Beatles et le travail de leur producteur, George Martin.En place de l’introduction un peu creuse de la version originale de Chains, John Lennon ajoute par exemple un harmonica et apporte une nouvelle partie mélodique à la chanson. Autre exemple, dans Baby It’s You, où le solo de guitare est doublé au célesta qui remplace l’orgue strident et surmixé de la version originale (à 1’40 sur le disque des Shirelles comme celui des Beatles). C’est George Martin qui apporte ici cet arrangement, tout comme la partie de piano de Money (That’s What I Want). L’orchestre composé de flûtes et de percussions de Till’ There Was You inspire aux Beatles un arrangement beaucoup moins complexe, mais aussi intéressant, pour deux guitares acoustiques et des bongos, orchestration « proto-folk beatnik » dans le style des débuts de Marc Bolan dix ans plus tard par exemple31, et qui apporte un contraste agréable et reposant au milieu des titres à guitares électriques. Grâce à ses arrangements, encore très modestes et ponctuels à cette époque, les Beatles parviennent habilement à éviter toute monotonie dans leurs deux premiers albums.
Avant l’ouverture du rock anglais aux instruments extra-européens, classiques, électroniques durant l’ère psychédélique, il y a donc eu un resserrement de l’instrumentation qui a donné au premier rock anglais cette spécificité instrumentale minimaliste et cruciale pour la suite à donner au rock, une instrumentation qui contraste notablement avec les différents genres américains dont les Beatles s'inspirent.32

Le rythme

15Le rythme s’adapte lui-aussi à son nouveau contexte avec certaines variantes qui permettent de parler véritablement d’une pulsation « à l’anglaise », en ce sens qu’elle s'éloigne du groove typiquement afro-américain des versions originales qui composent l’essentiel du répertoire. Même si la critique n’a jamais été tendre avec le jeu de Ringo Starr, son approche du rythme et de la batterie est tout de même tout à fait originale et représentative d’une émancipation intéressante. Comme il l’explique lui-même, Ringo concentre son jeu sur le feeling qui se dégage du chant bien plus que sur le développement de sa propre technique qui reste rudimentaire.33 Le chant subissant déformation en comparaison aux versions originales, il est d'autant plus logique que la batterie en fasse de même.
Comme au sein de son groupe précédent, qui était un des plus réputés de Liverpool, Rory Storm and The Hurricanes, Ringo utilise sa cymbale crash medium comme s’il s’agissait d’une cymbale ride, en marquant plus ou moins toutes les croches de chaque pattern, produisant un son bruyant et imposant qui se systématise à travers les différentes reprises et chansons originales. Le batteur joue également la pédale de charleston entre-ouverte, pas seulement pour marquer certains accents comme il est de rigueur habituellement dans les versions originales, mais en la laissant entre-ouverte en permanence.34 Une étude sur les modes de jeu des batteurs de cette époque, à la fois dans le skiffle et les premiers groupes de rock’n’roll, serait tout à fait intéressante pour observer de quelle façon cette transition s’est d’ailleurs opérée. Ces deux particularités rythmiques du mode de jeu de Ringo apportent en tous cas de nouveaux intérêts. En comblant l’espace médium-aigu, les cymbales procurent un tapis sonore aux accompagnements des Beatles. En liant l’ensemble instrumental, le jeu de cymbales de Ringo Starr couvre également les maladresses instrumentales et vocales des autres membres.35 Cela permet également au batteur de se dégager de la contrainte de précision technique du jeu à la charleston. L’attaque des croches jouées plus ou moins straight ou shuffle est plus diffuse que dans le jeu de charleston serrée du rhythm’n’blues. L’importance de la technique instrumentale s’en trouve amoindrie. La sonorité bruiteuse qui se dégage de cette charleston ajoute une énergie à l’ensemble et consonne avec les autres instruments du groupe, les timbres aigus et étroits des voix des chanteurs et de l’agressivité des medium-aigus des guitares.
Peut-être parce qu’il fallait compenser le manque de dynamique rythmique des cymbales résonantes, les Beatles généralisent également l’utilisation des claps dans leur musique. Présents pour surligner l’accentuation du backbeat au cœur de l’expression rythmique dans la musique afro-américaine, les Beatles l’appliquent désormais régulièrement à tous les temps de la mesure, ce qui change radicalement le propos rythmique.36 Nous ne sommes alors plus dans le balancement régulier de l’accentuation du backbeat,mais dans le martellement de la pulsation, une démarche qui s’inscrit dans la poursuite de celle entamée dans le rock’n’roll américain quelques années auparavant, notamment dans le style de Little Richard.37Ces deux caractéristiques rythmiques sont des marques importantes du style Beatles et du british beat sur lesquelles le rock ne reviendra plus.

Le son

16En comparaison aux productions américaines, le son des Beatles n’est pas d’une grande sophistication, on peut même dire qu’il est assez archaïque. L’idée de George Martin, fraîchement débarqué pour produire le jeune groupe, est d’enregistrer de façon à restituer au mieux le son live des Beatles. Cette direction dans la production était la meilleure idée, si tant est qu’il eut été possible de concevoir autre chose avec les limites technologiques des studios d’Abbey Road à cette époque. À cause du conservatisme d’EMI, qui en était le propriétaire, les studios viennent seulement de passer aux magnétophones deux pistes, ce qui a simplement permis aux Beatles d’enregistrer la musique sur l’une, les voix sur l’autre, avec quelques combinaisons supplémentaires, grâce à la technique du drop.38 Les enregistreurs passent en quatre pistes en octobre 1963 et il faut d’ailleurs un certain temps aux Beatles avant qu’ils comprennent et exploitent la réelle potentialité de cette évolution. Compte tenu de ces paramètres techniques, le son live s’est donc d’une certaine façon imposé de lui-même mais il paraît finalement plus évident de parler de « jeu live » que de « son live ». Dans les deux premiers albums des Beatles, le registre des haut-mediums, qui correspond à des fréquences particulièrement agressives (de 2Khz à 4Khz), est particulièrement élevé, contrairement au son des versions américaines globalement plus chargées en bas médiums qui fixe un son beaucoup plus rond et chaud. D’une certaine façon, cette sonorité aigue, typiquement radiophonique, est cohérente avec l’ensemble des particularités musicales que nous venons de décrire et trouve également une logique avec le backline utilisé, notamment les amplis de la marque anglaise VOX AC-30, réputés pour leur brillance. George Martin utilise également l’égalisation des fréquences de la console pour faire ressortir les voix du mixage en rehaussant les aigus et en coupant des graves. D’une certaine façon donc, on peut dire que le son assez aigre et agressif obtenu est également une marque de fabrique à l’anglaise qui tranche avec l’égalisation des enregistrements de rock’n’roll et du rhythm’n’blues.
L’autre spécificité qui donne au son des Beatles son style particulier est l’absence d’écho et de réverbérations longues de type chamber ou hall, pourtant elles aussi très à la mode dans les enregistrements originaux. Ces effets de spatialisation sont également absents dans les studios d’Abbey Road et vont donc trouver une sorte d’équivalence anglaise à travers la technique du double tracking (« doublage de piste »), qui consiste à enregistrer puis superposer deux prises de voix lead, pour les mixer ensuite sur une seule piste.39 Par les légers décalages d’intensité, de rythme et de hauteur entre les deux prises, le double tracking renforce la présence de la voix, la place au centre du mixage et lui donne également une profondeur tout à fait singulière. Cette empreinte sonore spécifique va considérablement se développer dans le rock anglais40 et marque aussi d’une certaine façon la fin du règne du slapback, le procédé d'écho développé par Les Paul, popularisé par Sam Philips, qui était devenu un véritable phénomène de mode dans les studios américains au cours de la deuxième moitié des années 1950. Si le procédé de doublage, qui n’est utilisé que sur un seul titre de Please Please Me (A Taste Of Honey), se prête en lui-même assez mal au concept d’enregistrement live voulu par George Martin,41 l'effet devient un élément d'importance dans la couleur sonore du son des Beatles, et il d'ailleurs très vite utilisé plus intensément sur With The Beatles (Please Mr. Postman, Roll Over Beethoven, Devil In His Heart) sans en généraliser l’utilisation à toutes les chansons pour autant.42
Le son des Beatles trouve donc toute sa complémentarité avec les caractéristiques musicales que nous avons pu observer, bruyant, expressif et décomplexé, trois bonnes raisons pour ressortir Roll Over Beethoven et reprendre le message de Chuck Berry au pied de la lettre en le destinant cette fois aux jeunes Anglais. Les Beatles font ici une nouvelle fois passer par dessus bord la culture musicale de l’ancien temps et la pop américaine avec elle, quitte à ce que George Harrison en saborde quelque peu l’introduction et adapte le message du rock’n’roll en une de ces ballades sautillantes qui ont, aujourd’hui encore, tout le charme de leur maladresse.

Conclusion

17Les reprises des Beatles représentent une étape charnière tout à fait révélatrice des changements importants et subtils opérés dans la pop pour la décennie des années 1960. Il faut écouter en profondeur les disques en question pour observer les différentes transformations qui caractérisent le style Beatles et le british beat, dont on ne peut finalement pas dire qu’il ait été fondamentalement construit avec la volonté de prendre les styles américains à contrepied. C’est plutôt le contexte de récupération de ce matériau par les Beatles qui a changé la donne. L’amour et l’érudition des Beatles pour la musique américaine les a conduit à tout mélanger, condensant entre autres le rhythm’n’blues, le rock’n’roll et les broadway musicals en un seul style cohérent et bel et bien inédit. La relative ignorance des modes de jeu caractéristiques à chaque genre a permis aux Beatles de découvrir les leurs, souvent plus brutaux, plus bruyants, et plus raides que ceux de leurs prédécesseurs. Mais ce qui est unilatéralement partagé et que l’on retrouve aussi bien dans les versions originales que dans les reprises des Beatles, c’est l’émotion, cette ferveur du sentiment nécessaire à l'expressivité pop, que les Beatles ont su capter dès leurs débuts, une émotion qui a permis à leur style de devenir opérant et de réunir un public dans ce contexte anglais. On a pu constater une cohérence remarquable dans la posture vocale, instrumentale, rythmique et sonore qui, par sa fougue et son innocence, transpose une grand partie de ce qui plaisait à différents publics aux Etats-Unis à l’ensemble de la jeunesse anglaise. Il se dégage donc de cette analyse deux particularités propres au style Beatles et à son innovation : une extraordinaire compétence à catalyser les musiques de leur époque et une vitalité dans la création qui fait de ces deux premiers albums des Beatles, si ce n’est les premiers, au moins deux albums influents du garage rock. Comme le dit un jour John, si les Beatles n’étaient pas très forts techniquement, en tant que musiciens purs et en tant qu’êtres humains voués à faire du bruit, ils étaient aussi bons que n’importe qui.43 Relançant cette perspective esthétique et populaire de l’autre côté de l’Atlantique à une flopée de groupes américains prêts à reprendre à leur propre compte les chansons des Beatles, c’est avec encore un peu plus de dégradations et de déflagration que la musique rock s’exprimera, preuve que tout était déjà là, entre les mains des quatre jeunes hommes et pour quelques belles années encore à venir.  

Notes   

1  Quelques autres albums de 1963 constitués de nombreuses reprises de genres différents : Gerry and the Pacemakers, How Do You Like It ?; The Searchers, Sugar & Spice ;Billy J. Kramer & the Dakotas, Listen ...

2 Jeremy PRICE, « Lonnie Donegan, Rock Island Line et la corne d’abondance », Volume ! [En ligne], 7 : 2 | 2010, mis en ligne le 15 octobre 2012, consulté le 29 janvier 2015. URL : http://volume.revues.org/740

3  La compilation Under The Influence - The Original Versions of the songs the Beatles permet d’écouter en un même disque toutes les versions originales des chansons reprises par les Beatles.

4  « C’était comme ça que les choses se passaient : l’auteur de la chanson était chez un éditeur, l’éditeur connaissait le producteur qui faisait enregistrer la chanson au groupe. », citation de Neil ASPINALL in The Beatles, Anthology par les Beatles, Le Seuil, Paris, 2000, p. 76.

5  Des émissions comme Saturday Club de la BBC, les soirées anglophones de Radio Luxembourg, ou des revues comme le Melody Maker et le NME.

6 Charlie GILLETT, The Sound of the City, histoire du rock’n’roll, tome 2 : L’apogée, Paris, Albin Michel, 1986, p. 11-12. Charlie Gillett affirme également que les britanniques ne présentent alors pas un intérêt particulier pour la pop music, ni même pour leur propre culture populaire.

7  La BBC reste encore assez frileuse à ces musiques pour les jeunes, réservant l’essentiel de ses programmes musicaux aux goûts plus flegmatiques des adultes pour la musique classique. La BBC Radio 1 spécialisée dans la musique et destinée à un public plutôt jeune ne commencera à émettre qu’à partir de 1967 pour répondre à la popularité grandissante des radios pirates en Angleterre, comme Radio Caroline ou Radio London.

8  C’est largement grâce aux groupes anglais, notamment grâce aux Rolling Stones que des musiciens de blues américains, jusqu’ici inconnus du public anglais, sont découverts et exposés à travers toute l’Europe.

9  Les « teen-agers » sont les adolescents âgés de treize, thir-teen, à dix-neuf ans, nine-teen, mais le terme s’applique aussi à ceux en âge de penser de façon autonome vivant encore sous la coupe de leurs parents.

10  En Angleterre, jusqu’en 1965, les disques Motown sortent sous les marques London-American (1959-61), Fontanta (1961-62), Oriole (1962-63) et Stateside (1963-65).

11  Jean-Paul LEVET, définitions de « Crossover », in Talkin’ that talk, Le langage du blues, du jazz et du rap, Paris, Outre Mesure, 2010, p. 126.

12  Le doo-wop est un genre de rhythm’n’blues vocal des années 1950.  

13  Dans ces genres musicaux, le feeling est un paramètre important : « L’essentiel était le sentiment (feeling) caché sous la surface des choses. C’est le feeling qui donne le rythme, c’est le feeling qui indique la mesure ; c’est pour cela que la soul music reste jusqu’à aujourd’hui un domaine musical aussi particulier. » Peter Guralnick, Rhythm & blues et rêve sudiste de liberté, trad. française par Benjamin Fau, Paris, Allia, 2003, p. 17.

14 Backbeat pour accentuation des temps deux et quatre de la mesure. Citation de Howard Grimes, batteur chez Stax et Hi Records, recueillie au Stax Museum, à Memphis, en août 2010. « Le backbeat, c’est l’ambiance de l’église, les gens qui frappent des mains. Quand ils n’avaient pas de pianos dans les églises, on entendait les gens qui tapaient du pied ou qui frappaient des mains. Le bruit des pieds était sur le beat, et les mains frappaient les “et”. Chez moi, ça venait de ma mère. Elle faisait des fêtes à la maison, et je l’entendais claquer des doigts. Tout le monde était très joyeux, et moi, je ne savais pas que c’était ça, le backbeat. »

15  Clave r’n’b / twist / surf   g    ee g   q   

16  Tournerie de type anatole I-VI-II-V sur Please Mr. Postman ou II-V-I-I sur Devil In His Heart.

17  « Hail, hail, rock’n’roll / Deliver me from the days of old » (« Salut, salut, rock’n’roll / Délivre-moi du passé »), paroles de School Days, Chuck Berry.

18  Le terme fait doublement référence au sud profond et à la profondeur de la musique.

19  Tommy Steele enregistre certains très beaux rocks dans un style proche de celui d’Elvis en 1956 (Rock With The Caveman)et si l’on peut argumenter que ce rock anglais serait copié sur celui des Américains (Charlie Gillett), avec des musiciens comme Marty Wilde (très inspiré par le look et les attitudes d’Elvis), Joe Brown (qui copie la voix de Buddy Holly), ces artistes amènent le genre sous un aspect certes adouci, mais qui ne manque pas de charme pour autant. Billy Fury est certainement le personnage qui incarne le mieux l’appropriation de la musique américaine par les jeunes Anglais jusqu’aux Beatles.

20  Transpositions à la tierce inférieure : Twist & Shout ; Boys ; Baby It’s You ; You’ve Really Got A Hold On Me.

21  On peut le constater chez des groupes de la même époque et à la carrière comparable comme les Supremes ou les Temptations.

22 Terme qui illustre un des cris spécifiques au style de Little Richard. Anthony HEILBUT, The Gospel Sound: Good News And Bad Times [première édition en 1971], New York, Hal Leonard Corporation, 2002, p. 166.

23  Quelques exemples: la chute de l’amplificateur de Willie Kizart du pick-up qui confère à Rocket 88 la distorsion fuzz de sa guitare, le moment où Elvis découvre son propre style en singeant celui d’Arthur Crudup lors d’une séance d’enregistrement, l’oubli de King Tubby de la piste vocale sur la gravure d’une dubplate des Paragons qui lui donnera l’idée du dub en développant le procédé à des fins créatives…

24  Citation de George Martin in The Beatles, Anthology par les Beatles, Le seuil, Paris, 2000, p. 93.

25  Dans des chansons comme Dizzy Miss Lizzy, A Hard Day’s Night (1’50) ; refrains de Help ; tout au long deEverybody's Got Something to Hide Except Me and My Monkey; fin de Come Together…

26  On peut retrouver la ferveur sentimentale de cette chanson dans d'autres plus grands succès comme When A Man Loves A Woman de Percy Sledge ou I’ve Been Loving You Too Long d’Otis Redding.

27  L’idée de « repiquage » est à comprendre dans son acception musicale populaire comme l’adaptation, aussi personnelle ou commune soit-elle, d’un enregistrement. Il peut s’agir par exemple d’un fragment musical, d’une spécificité rythmique ou d’une chanson entière, son texte et sa forme.

28  Citation de George Harrison in The Beatles, Anthology par les Beatles, Le Seuil, Paris, 2000, p. 93.

29  Les Beatles ont choisi deux reprises probablement difficiles à trouver parmi les premiers 45 tours sortis chez London-American et Oriole. You’ve Really Got A Hold On Me et Money (That’s What I Want) compilent l’essentiel de l’instrumentation Motown : patterns de batterie caractéristiques et tom basse mixé up-front/ chœurs / basse / guitare lead et guitare rythmique sur le backbeat / triplets au piano / cuivres / tambourin.

30  On peut observer ces réductions instrumentales à travers la suppression du riff de piano de Anna (Go To Him), du piano de Please Mr. Postman, du solo de saxophone de Boys.

31  T-Rex, Deborah (1968).

32  Hormis dans le rockabilly le plus strict (voix, guitare acoustique et électrique, contrebasse) la plupart des genres américains, rock’n’roll compris, disposent d’une palette instrumentale plus développée (voix, guitare acoustique et électrique, contrebasse, piano, saxophone…)

33  Interview de Ringo Starr in The Beatles, Anthology par les Beatles, Le Seuil, Paris, 2000, p. 80.

34  L’effet est particulièrement affirmé dans Please, Mr. Postman.

35  C’est tout à fait flagrant sur Roll Over Beethoven où la guitare rythmique et soliste peine à prendre leur place.

36  On peut entendre ces claps sur tous les temps dans Roll Over Beethoven, Hold Me Tight.

37  Le pattern de batterie de Lucille est l’archétype de cette évolution rythmique : « Le meilleur endroit pour entendre le beat du rock-and-roll émerger figure sur Lucille, Slippin’ and Slidin’, and The Girl Can’t Help It de Little Richard, où le jeu de Earl est une flambée, une percée exhaltante », Tony SCHERMAN in Backbeat: Earl Palmer’s Story,Da Capo Press, 2000, p. 85.

38  Technique qui consiste à enregistrer sur les blancs de la piste vocale préalablement enregistrée.

39  L'effet est notamment présent sur Please Mr. Postman, Roll Over Beethoven, Devil In His Heart et A Taste of Honey.

40  On trouve le premier exemple de doublage chez Buddy Holly, dans Words Of Love (1957) et peut-être l’utilisation du procédé  à son plus haut niveau de créativité dans la version de The Train Kept A-Rollin par les Yardbirds (1965). Ici, l’effet n’est plus là pour doubler la voix de Keith Relf, mais le chanteur apporte d’autres subtilités expressives vocales en se dégageant des intonations et parfois même du texte de la première piste.

41  Olivier JULIEN, in « Le son Beatles et la technologie multipiste », Les Cahiers de l’OMF (Paris, Observatoire Musical Français), n° 4, 1999, p. 8.

42  En 1966, Ken Townsend, développe l'ADT, pour Artificial Double Tracking («Doublage Artificiel»), afin d'automatiser le procédé du doublage, une évolution qui a permis  d’économiser beaucoup de temps lors des séances d’enregistrement.  

43  Interview de John Lennon in The Beatles, Anthology par les Beatles, Le Seuil, Paris, 2000, p. 80.

Citation   

Guillaume Gilles, «Les reprises dans les deux premiers albums des Beatles :
un chaînon entre pop américaine et pop anglaise», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Gestes et mouvements à l'œuvre : une question danse-musique, XXe-XXIe siècles, Hors-thème et compte-rendu de lecture, mis à  jour le : 05/05/2017, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=796.

Auteur   

Guillaume Gilles