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Jeux d’écoute(s)

Mélanie Perrier et Louise Provencher
décembre 2016

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.787

Index   

Texte intégral   

1Cette intervention repose sur une écoute partagée, partition tramée en duo, à distance. Logée à l’heure du sans fil – et de la « transparence » affichée des médias.
Faut-il s’en étonner ? Brouillages divers, imprévus s’invitent. Se rappellent à nous. Mise à nu impromptu des dessous d’un régime de « communication », imposant sa loi. Peu, pas, de répit face au filtrage de ce qui est « autorisé », par devers soi, comme data susceptible d’assurer l’écoulement continu du flux. Ainsi du grésil comme répons quasi automatique aux silences d’une écoute qui cherche à établir sa durée.
Peut-être est-il là, pourtant, un mode, inattendu, favorisant une écoute flottante, pour reprendre le mot de Peter Szendy eu égard à l’attention portée aux réverbérations de ce qui se dit, à la manière dont cela se dit. À la matérialité, tant de la voix que des appareils qui la transmettent. Lorsqu’en effet, se délitent sous le coup de force de ce bruit de fond « sens » et « son » d’une parole, pour tenter d’y pallier, que faire sinon intensifier le regard, scruter les micromouvements de l’autre s’agitant, muet, devant l’écran. Jeu (d’enfants ?) cherchant, pour l’une, à mimer la signification d’un énoncé. Pour l’autre, à suivre, maladroitement, les méandres d’une expressivité. À l’encontre de qui croirait, toujours, pouvoir en fixer la taxinomie, en établir le sens précis, sourire de chacune devant l’inéluctable polysémie du geste.
En un mot, au fil de cette mise en forme où des « contraintes » peuvent se révéler simultanément ressources, tente de se dessiner ici, déjà, une manière de mettre en scène l’écoute comme geste

2Louise : Prémisse de notre interrogation : soit les difficultés à présenter un geste en principe « invérifiable » dans son effectuation même, puisque relevant, dit-on, de l’intime et / ou du secret. Second temps : rien n’est moins sûr, côté musical s’entend, si tant est qu’on peut signer une écoute en particulier par le relais de manipulations d’enregistrements, d’arrangements inquiétant au passage la posture de qui voudrait s’en tenir à une « fidélité » à l’œuvre et le mode d’écoute qui s’y trouverait par avance prescrit. Qu’en est-il cependant d’autres mises en œuvre visant à inscrire, fut-ce, peut-être, sur le mode éphémère, le partage d’une écoute dont celles qui se trament dans le champ chorégraphique ? Et de celles (dé)croisant les champs ? Question subsidiaire : peut-il y avoir écoute sans activation du feuilleté, créatif, d’une mémoire ? Fomentatrice d’un travail indéfini, créatif de (ré)interprétations d’un rapport de soi au monde, de soi à l’autre. Au(x) détours d’une partition

Ajointement danse/musique

3Pour lancer notre investigation, soit ce diagnostic de Thierry de Mey adressé à qui s’appuierait sur la démarche Cage/Cunningham misant sur une étanchéité entre musique et danse : « L’expérience Cage-Cunningham a été la recherche de la plus grande indépendance possible ; la musique et la danse étaient mises en relation uniquement le jour de la répétition générale (après s’être accordé, bien entendu, sur des processus et des timings). Ce pôle, cette attitude extrême où l’aléatoire reste le seul rapport (un rapport sans rapport), est en fait littéralement une impasse : on ne peut pas faire un pas de plus. C’est une route barrée. »1

4Mélanie : Sans partager nécessairement ce point de vue d’impasse, il me semble que ce que propose l’expérience Cage-Cunningham est un rapport de rencontre entre la danse et la musique qui n’initie pas le travail de la pièce, et participe à une nouvelle conception du spectacle, là où ce dernier serait considéré comme une conjonction immédiate d’éléments.
Louise : Si je t’entends bien, tu réinterprètes l’« indépendance » défendue par le couple Cage-Cunningham : non pas comme fin d’une piste empruntée désormais à éviter mais comme cela même qui permettrait de comprendre ce qui qui se trame ici, maintenant. Vis-à-vis distancié, muté, ou reconnu, dans les termes d’une « rencontre ». Pour signifier ce « passage de témoins », l’idée d’une conjonction d’« éléments »… Est-ce bien cela ?
Mélanie : J’utilise « éléments » pour définir les composantes en jeu dans un spectacle telles que la danse et la musique qui se mettent en rapport. Plus que d’indépendance ou d’aléatoire, il me semble qu’aujourd’hui le rapport danse /musique se joue dans un registre d’interactions, là où chaque élément advient aux côtés de l’autre et non plus l’un par rapport à l’autre.
Louise : Aux côtés, contre, peux tu préciser ? Avec, peut-être, exemple à la clef ?

5Mélanie : Eszter Salomon fournit justement une réponse créatrice à cette possibilité d’un parallélisme (cet « à côté de ») entre musique et geste dansé, décrit par Thierry de Mey. En effet,  dans Dance for Nothing (2010), à partir de la conférence sur le Rien de Cage, elle récite la lecture originale de Cage, qu’elle écoute en direct via une oreillette, tout en créant une chorégraphie de mouvements et de sons juxtaposés. Des mouvements pour eux-mêmes et par eux-mêmes, indépendamment du texte de la pièce. Elle interprète son écoute, en juxtaposant deux durées, celle de la conférence initiale (les mots de Cage, qu’elle entend et que le public n’entend pas) et celle de la performance en tant que telle.
Louise : On assiste en tous cas, à coup sûr, à un dédoublement. Salomon entend et s’entend en même temps. À moins qu’elle n’entende l’autre par le biais de sa propre écoute ; comme un phénomène d’écho. Le propre de l’écho est bien l’indétermination de la source.  Ici, où est la, ou les source(s) ? Salomon, Cage ? Nous-mêmes, en sus, qui les écoutons en « stéréo » ?

6Mélanie : L’écoute fonctionnerait donc déjà comme une activité qui se fait à même son propre écho. Au sens où l’activité de l’écoute, en dehors de ses modalités et finalités, engagerait ses propres phénomènes d’écho et de résonances. Ici on passe d’un caractère contemplatif de l’écoute à un caractère créatif de l’écoute.
Louise : Les deux ayant, qui sait, partie liées. L’écoute rendant perceptible un fuseau de temporalités, mises derechef sous tension.

Pour une « relation » d’écoute entre danse et musique

 ... Comme si une interminable conversation secrète entre deux voix fractionnait infiniment chaque seconde pourtant finie de l’écoute2.

7Louise : Souvenir impromptu… Pour en revenir à notre interrogation – suspendue – quant à l’apport du couple Cage-Cunningham. Et qui me semble s’inscrire dans la direction de ton interprétation. En 2009, Tacita Dean filme le chorégraphe qui n’a plus l’usage de ses jambes. Merce Cunningham performs STILLNESS (in three movements) to John Cage’s composition 4’33’’. Stillness.  Telle une réplique amicale, souriante de Cunningham à Cage. Celui-ci considérant, dans son entretien avec Daniel Charles dans Pour les oiseaux, que les « mouvements des corps humains » sont irréductibles à la « « danse » des sons » et qu’à ce titre, « la musique nous donne un modèle pour une vie dégagée de toute utilité – au sens d’une nécessité à laquelle on ne peut échapper. Tandis que la chorégraphie est un exemple de ce qu’il faut faire pour vivre avec l’utilité3».

8Stillness. Comme si, le leitmotiv d’indépendance, de non assujettissement (non-écoute ?) entre les partitions musicales et chorégraphiques, affiché en 1952, se trouvait ici, mis en sourdine, retourné… Notant ce qui, eu égard aux discours de l’époque, ne pouvait sourdre que sous l’ordre du sous-entendu…
Mélanie : Retourné ?  Est-ce l’indépendance qui est retournée ? Que serait alors l’envers de l’indépendance entre partition musicale et partition chorégraphique ?
Louise : Peut-être, j’insiste, leur rapport comme prélude à l’expérimentation des modalités d’une « rencontre », suivant l’idée que tu suggérais tantôt…

9Stillness, autre autour. La partition musicale et la partition chorégraphique travaillent, œuvrent (avec) l’espace pour en déplier les virtualités. Il est donc une pluralité d’espaces ouverts de manière chaque fois singulière au fil d’une « composition » et ce, tant en danse qu’en musique. Ce qui me rappelle cette observation d’Evelyne Andréani dans son Antitraité d’harmonie corrigeant une définition de la musique courante en musicologie, en la considérant tel « du mouvement dans le temps ».
Mélanie : Ce qui n’est pas sans parallèle avec la danse qui est elle même aussi du « mouvement dans le temps »…Outre le registre d’interactions dont je parlais tout à l’heure, il me semble que la chorégraphie se met autrement à écouter la musique et la musique, la danse…
Louise : De juste. Fil, entêté, de notre enquête…
Mélanie : À ce titre, quelle relation exactement entre l’espace et l’écoute, selon toi ?
Louise : Il n’est pas, à mes yeux, non plus qu’aux tiens, je le sais, une relation en jeu. Bien plutôt un écheveau de rapports impliquant/interrogeant ce qu’il faut entendre par l’un et l’autre. Le mot « relation » lui-même fait problème puisque s’y sous-entend l’existence postulée de deux « entités », déjà données, qui se font face, pour ne pas dire se dévisagent. Or, au premier chef, « Qui » (ou « quoi ») écoute ? Ainsi qu’on se le disait tantôt, peut-il y avoir « écoute » sans écho(s) ? D’échos sans espace(s) ?
S’agissant de la notion d’espace, elle renvoie au premier chef pour moi au réseau de tensions induit par la dynamique de la distanciation, aux mouvements d’approche contrariés par des résistances parfois imperceptibles menant, parfois, à l’immobilité tendue non seulement d’une oreille mais de corps qui simultanément se distendent, se dédoublent…se touchent sans (ef)fusion…
Histoire de s’aventurer un peu plus dans ce réseau d’intrications, ressouvenir d’une entrevue avec Preljocaj. Par-delà l’idée d’un « texte » musical à décrypter, ou plutôt au fil même de ce « déchiffrement », le chorégraphe conçoit un geste qui, tout à la fois, ou alternativement, dessine une ligne et « ouvre un pan de l’espace » - comme l’on dit un « pan » en peinture. Un geste qui, par sa résistance même, fait corps avec l’espace sonore lieu matériel, matrice de plis et déplis, pour le réinventer. Le « mouvement » exposerait l’impossibilité qu’un espace puisse se décliner au singulier.

Pour un geste d’écoute

10Mélanie : L’exemple de Preljocaj ouvre un autre registre du rapport entre danse et musique en introduisant le geste de l’écoute, non plus comme attention ou correspondance à, mais bien comme vecteur de création. J’aimerais que nous poursuivions cette piste du geste.
Louise : N’est-ce pas là aussi un renvoi au geste du compositeur, lui-même fomenté par l’entrelacs de trame(s) à (ré)agencer ?

11…le composer d’un espace musical rencontre le se raconter d’un compositeur. En effet, habiter un espace, c’est se raconter d’une certaine manière4.

12Mélanie : En effet comme le propose Hugues Genevois, « Si l’on considère que le geste est ce qui fait signe, ce qui produit, élabore, construit et reconnaît du sens, alors l’écoute même est un geste5».
Le geste ne serait ici pas à entendre comme action produisant une trace, ou une forme, mais à envisager plus largement comme posture au cœur de ce que donne (à voir ou à entendre) l’artiste. Geste et œuvre deviendraient consubstantiellement liés, et ce même dans la réception.

13Louise : « Posture », un terme sur lequel je butte. Sans doute parce que dans la langue courante, il semble connoter un registre d’incorporations générées sur le mode « automatique » du fait de conditionnements (sociopolitiques, académiques etc.). N’est-ce pas, pourtant, ce terme « seuil » qu’emploie en particulier Myriam Gourfink ? Manière, pour moi, de me rappeler que derrière l’apparente « rigidité » de telles « attitudes » se meut en sous-main, d’une part, la plasticité du corps face aux contraintes tant physiologiques que culturelles, d’autre part, la « tension » inhérente à ce que nous évoquions auparavant sous le vocable « immobilité ».
S’agissant du mot « geste », il me semble receler une plus grande « ouverture » (j’allais dire une « polyphonie »). Mais ce serait aller trop vite car de la posture au geste, et inversement, des liens sont inéluctablement à tresser. L’une comme l’autre sont sujets à réification tout comme l’occasion d’une expression. À ce titre, détail à retenir ? Tandis que Christine Roquet nous a déjà donné à entendre de manière éloquente la polysémie, irréductible, du terme « geste », celui-ci se conjugue aussi au féminin : la geste, où, potentiellement, musique, parole, mime, chant peuvent se conjuguer allègrement pour conter une histoire, déployer une narration jusque dans ses micromouvements …

14Mélanie : Pour poursuivre sur cette différence entre posture et geste, (ou de la posture au geste) à même de définir l’écoute… J’y entends un écho à Roland Barthes qui disait : « L’écoute est dès lors liée (sous mille formes variées indirectes) à une herméneutique : écouter, c’est se mettre en posture de décoder, ce qui est obscur, embrouillé ou muet, pour faire apparaître à la conscience, le « dessous » du sens (ce qui est vécu, postulé, intentionnalisé comme caché)6».
Dès lors, est-ce un état qui permet cette herméneutique ou l’action qui y participe ?
Jean-Luc Nancy pourrait également participer à cette délimitation lorsqu’il dit : « si « entendre », c’est comprendre le sens (au sens dit figuré soit au sens propre…) écouter c’est être tendu vers un sens possible et par conséquent non immédiatement accessible7 ».
Écouter serait donc tendre vers ?
Louise : Dans son dialogue avec Mathilde Monnier, Jean Luc Nancy, justement, énonçait la chose suivante : « la danse s’est distanciée du « beau geste », et peut-être même du « geste » tout court pour autant que le geste adhère encore à l’intentionnel ou au représentatif. C’est pourquoi elle s’est repérée plutôt par le « corps » : par une détermination plus ample et autoréférentielle, ni intentionnelle, ni représentative. Non pas le corps comme origine, ni comme instrument, mais le corps comme but de la danse, comme cela à quoi elle doit arriver : envoyer un corps dans l’espace (dans l’espace d’une pensée)8 ». Ce terme drainerait, nolens volens, avec lui un rapport à l’intentionnalité ou à la représentation.
Mélanie : Évidemment, il convient de faire sortir le geste d’une conception intentionnelle ou représentative. C’est peut-être l’origine de la délimitation que nous cherchons à faire entre posture et geste, entre état et action ?
Louise : Et pourtant… peut-il y avoir geste sans adresse ? De celle qui, sans tracé, ni garantie, incite à la répartie, ouverte à tous vents pour ses modalités, de son répondant ? L’écoute relèverait alors davantage du trajet, d’une praxis, tel un geste adressé 9
Mélanie : L’écoute à l’œuvre, deviendrait ainsi ce trajet qui trace et borde les interactions au moment où elles se font, tel un geste aveugle qui pourtant peut (aussi) produire de l’image. De fait, dans quelle mesure l’écoute (de la danse) ne pourrait-elle pas produire de l’image, du son, de la musique ? Histoires de peintures de la chorégraphe Aurélie Gandit, me paraît à ce titre tout à fait saisissant. Dans cette dernière pièce, la chorégraphe cherche en effet ce qui fait danse dans le discours.
« À partir des conversations radiophoniques de Daniel Arasse, [selon les termes de Marie Richeux], Gandit refait le geste, reprend ces mots, les respecte, les rythme. Qui n’illustre ni ne complète le propos, mais dialogue avec, comme elle dialogue avec les yeux qui la regardent10».
Louise : Touché. Ce qui me saisit au premier chef dans l’« espace dialogique » que compose Gandit est la (re)mise en jeu de la matérialité d’une voix de qui, bientôt, ne sera plus. Et qui le sait. Arasse y fait délicatement allusion dans le prologue de sa série radiophonique. Plus question pour lui d’y revenir par la suite. Que cette confidence teinte l’écoute d’une tonalité singulière. Entre les phrases entendues, pourtant, se fait entendre la douleur de ne plus pouvoir se mouvoir, et ressentir la joie d’un travail raffiné d’approches, en tous sens du mot. Or, justement, Gandit permet à Arasse de « revenir », hanter l’espace. Histoires de peintures est bien sûr « discours » mais aussi bien, peut-être avant tout projet « acousmatique ». À suivre la gestuelle de Gandit, me revient le sens même du projet d’Arasse. Ses mots donnent corps à l’expérience du tableau. « Le tableau pense », dit-il. C’est par le son de sa voix qu’on voit. Gandit donne corps à la voix d’Arasse. Elle renverse le voir par la visibilité du geste, pour donner matière à cette voix. Elle ramène de la mobilité au discours et fait entendre cette expérience d’Arasse. L’écoute devient ici cette matière qui se travaille, à même le corps et les sons avec lesquels il se met à dialoguer.
Mélanie : Plus qu’une réponse aux mots d’Arasse, Aurélie Gandit danserait et donnerait à voir le dessous du sens des mots ? Chaque mouvement s’inventerait comme un écho, et la musique des mots leur adresserait une prochaine réponse.
Louise : N’est-ce pas là, aussi, une « réponse » à l’auteur de Rien à voir qui nous invitait à glisser sous l’écran d’une iconologie muselant le frémissement du détail ? Débordant les conventions d’une iconologie entendue… Il me semble que Gandit fait valoir, sur le registre du geste dansé, le travail d’un « débordement ».
Mélanie : Ce débordement, sur lequel je te rejoins, me fait penser à ce que la chorégraphe Maud Le Pladec visait avec ses danseurs dans sa pièce Professor. En effet, la pièce s’ancre dans la découverte d’une musique, celle de Fausto Romitelli, avec l’idée de « traduire physiquement TOUT ce que l’on entend11». Le Pladec propose un trajet chorégraphique à l’intérieur de l’édifice sonore : l’incarner pour en intensifier l’écoute, lui ouvrir d’autres territoires imaginaires. Deux danseurs et un musicien dialoguent avec les fictions du son, les manipulent, échangent leurs rôles jusqu’à brouiller les pistes. Sont-ils chefs d’orchestre, interprètes, instruments de ce qu’on entend ? Leurs gestes, précis comme des scalpels, suivent chaque tempo, glissent sur les cordes discordantes, vibrent avec les distorsions. Se faufilant entre rythmes et images, ils s’approchent d’états hallucinatoires : apparitions, disparitions, dédoublements, métamorphoses, cavalcades dans les méandres de « l’espace du dedans », pour reprendre l’expression de Gilles Amalvi. C’est donc de cette écoute émergeante qu’il s’agit ici, celle qui donne à voir. On assiste, grâce à cet usage de l’écoute, à une intrication de l’écoute et du regard. Cela va d’un geste qui colle au son près, à un geste qui colle à la structure.
L’idée de la pièce est pourtant moins, selon moi, d’« halluciner la musique » que de « danser l’extase d’un discours », tout en laissant le corps perdre le contrôle et reprendre ses droits.
Louise : Romitelli et « le son comme « matière à forger »…
Alors que Gandit donnait à voir le récit d’un tableau « invisible », la gestuelle dans Professor vrille à cette présence invisible des instruments, que les danseurs donnent à voir. Matière « à forger », à « tramer » afin qu’une « intercorporéité » s’y (re)compose… Les objets instruments imaginaires, leurs résonances, volumes, espaces conditionnent le corps des musiciens-danseurs. Le jeu même avec un objet tangible les transforme en objets fictifs...
Mélanie : Pour prolonger cette imbrication du sonore au geste, Lisbeth Gruwez avec sa pièce It’s going to get worse and worse and worse, my friend, me parait au croisement des deux précédents exemples. En effet, ici le sonore provient de mots retravaillés, eux mêmes inspirés de My life in the bush of ghosts, de Brian Eno et David Byrne  qui en 1981, avaient mélangé des rythmes envoûtants et des voix de prédicateur. Lisbeth Gruwez et Maarten Van Cauwenberghe ont appliqué ici cette « méthode » à la danse.
Ici il ne s’agit pas de donner à voir les mots ou la musique, mais bien plutôt de poser la question inverse, à savoir comment le langage s’empare-t-il du mouvement ?

Langage vs Mouvement

15Louise : Tom Ingold nous lance comme un écho : « dans le langage parlé, on dirait que le sens des mots ne se trouve ni dans leurs sons ni dans les effets qu’ils ont sur nous, mais plutôt, derrière les sons12 ».
Mélanie : De fait, on ne peut méconnaître l’incarnation toute particulière des mots dans les corps des prédicateurs et autres orateurs charismatiques. Or Lisbeth Gruwez a précisément décortiqué les gestes des prédicateurs religieux ou politiques, pour en faire une grammaire. La danse de Lisbeth Gruwez forme ainsi un curieux écho avec la bande-son qui se joue ici en live. Les mots et leur musicalité sont ainsi à chaque fois adressés à la danseuse qui se charge de les écouter. Entre la voix masculine et sa présence se crée un étrange pas de deux, à la fois en symbiose et totalement décalé. D’abord, le jargon est amical et pacifique, mais cède bientôt la place à un désir compulsif de persuasion. La voix se met à hurler, à vociférer des fragments, des phrases, dans lesquels on reconnaît la petite musique du prêche tandis que la danseuse est gagnée par la transe et produit des mouvements de plus en plus syncopés.
Louise : S’agissant d’une mise en exergue du pouvoir des prêches… Difficile ici de ne pas songer à l’analyse, magistrale, de Jean-Pierre Faye dans Langages totalitaires. Ou des expérimentations menées par un agent des services secrets britanniques pour contrer la propagande à l’heure de la deuxième guerre mondiale, J. L. Austin, qui donnera lieu, comme on sait, à une vaste littérature suite à son Quand dire, c’est faire.
À ce titre, une des vertus de l’œuvre de Gruwez repose, à mon sens, sur cette attention portée aux résonances sociopolitiques de l’écoute. Au fil du palimpseste d’une précise calibration de la gestuelle. Mise à l’épreuve en direct. Performance sur le pouvoir des mots, plus encore sur celui de leur scansion. Qui n’est pas sans rappeler, à mes yeux, l’œuvre de Meredith Monk.
Mélanie : Les trois exemples que nous avons traversés posent bien entendu cette question de l’interaction entre le sonore des mots et les gestes en écho, mais plus largement celle de la traduction qui participe par-là même de ce lien entre écoute et regard.
Il ne s’agit pas de traduire littéralement les mots en gestes, mais bien plutôt de les écouter pour danser avec eux. J’aimerais pour éclairer cette notion de traduction proposer un ultime exemple, moins dansé de prime abord, la performance de Jonathan Burrows & Matteo Fagion, Cheap lecture.
Outre la question de la traduction, Burrows & Fagion organisent leur écoute de la Conférence sur le Rien de Cage par un réarrangement, ouvrant sur une nouvelle entente, et un changement de posture entre compositeur et spectateur. En effet, Burrows nous fait entendre la conférence de Cage mais nous dit également autre chose.  Ici, la question de la traduction est littéralement posée comme point de départ. Il s’agit en effet de la lecture de la Conférence sur le Rien de John Cage. La traduction consiste ici à reprendre la structure de la conférence initiale de Cage.  Une structure composée de 5 grandes sections subdivisées en dimensions suivantes : 7, 614, 14 et 7. Le but de cette performance n’est pas de rendre hommage ou de refaire la conférence de Cage, mais bien plutôt d’éroder la méthodologie proposée. Ici les artistes reprennent un texte pour montrer que la réécoute produit des déplacements, qui affectent une gestuelle, une manière d’être. L’écoute se situe ici à deux endroits : celle entre les deux performeurs, et celle pour le spectateur/auditeur de la performance.
Louise & Mélanie : Décidément, Cage nous (re)tient. Mais nous lâche aussi bien. L’écoute tel un qui vive, moment de suspension qui ouvre à l’erreur. Cas peut-être, qui sait, exemplaire de tout « geste ».

Échange et discussion

16À propos de l'articulation Écouter/entendre, du dialogue geste/musique ; de la musicalité du geste et du travail du mime et de la marionnette, du fétichisme du son.

17http://193.54.159.132/vod/media/COLLOQUES/MUSIDANSE/musidanse_jeux_decoute.mp4

Notes   

1  Thierry De Mey, « How to know the dancer from the dance…* », De la différence des arts, textes réunis par Jean Lauxerois et Peter Szendy, Paris, L’Harmattan, Ircam / Centre Georges Pompidou, 1997, p. 174-175.

2  Peter Szendy, Sur écoute. Esthétique de l’espionnage, Paris, Les Éditions de Minuit, 2007, p. 153.

3 John Cage, Pour les oiseaux. Entretiens avec Daniel Charles, Paris, Éditions de L’Herne, 2002, p. 197.

4  Christian Hauer, « De la tonalité à la ‘série miraculeuse’ : espaces musicaux, ou : de l’identité narrative de Schoënberg » dans L’espace : Musique / Philosophie, textes réunis par Jean-Marc Chouvel et Makis Solomos, Paris, L’Harmattan, coll. « Musique et Musicologie », 1998, p.  254.  

5 Hugues Genevois, « Geste et pensée musicale : de l’outil à l’instrument » dans Les nouveaux gestes de la musique, Marseille, Éditions Parenthèses, 1999, note 9, p. 38.

6  Roland Barthes, L’obvie et l’obtus / essais critiques III, Ed. Seuil, Paris, 1982, p.  221.

7  Jean-Luc Nancy, A l’écoute, Paris, Éditions Galilée, 2002, p. 19.

8  Mathilde Monnier, Jean-Luc Nancy, Allitérations. Conversations sur la danse. Avec la participation de Claire Denis, Paris, Galilée, 2005, p. 114.

9  Titre de la communication de Martin Kaltenecker  du 9 avril 2010 lors du colloque « Expression et geste musical», organisé conjointement par l'université Paris-8 et la Kunstuniversität de Graz, Paris/ INHA, 8 et 9 avril 2010.

10  Émission, Histoire de danser, par Marie Richeux, France culture, 09.05.2012.

11  Maud Le Pladec, dossier de la pièce, Compagnie LEDA. 2010.

12  Tom Ingold, Une brève histoire des lignes, Paris, Edition Zones Sensibles, 2011, p.13.

Citation   

Mélanie Perrier et Louise Provencher, «Jeux d’écoute(s)», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Gestes et mouvements à l'œuvre : une question danse-musique, XXe-XXIe siècles, Jeux et frottements, mis à  jour le : 04/04/2017, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=787.

Auteur   

Mélanie PerrierLouise Provencher