Logo du site de la Revue d'informatique musicale - RFIM - MSH Paris Nord

Du mouvement au geste. Penser entre musique et danse

Christine Roquet
décembre 2016

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.783

Index   

Texte intégral   

1Hors du champ de la danse, le geste humain in vivo demeure un champ de recherche assez peu exploré. Lorsque le geste fait l’objet d’études ou trouve une place non négligeable dans l’élaboration théorique, il s’agit le plus souvent de représentations de gestes (peintures, gravures, bas-reliefs, photographies) et peu de choses ont été écrites sur le geste in vivo, sur ce que Guillemette Bolens appelle « la réalité incarnée au moment du geste »1, mais ce « peu » n’est pas un désert, nous le verrons…

Mouvement, geste, gestuelle, gestique…

2Dans l’opinion commune, une distinction est traditionnellement admise : le mouvement est global -un mouvement de tout le corps-, alors que le geste est segmentaire -un geste de la main pour dire adieu. Mais, en fait, comme nous le voyons en consultant un dictionnaire courant, un flou sémantique demeure et les termes mouvement, geste, signe, acte, sont plus ou moins synonymes. Ainsi, le Robert définit un geste comme « mouvement global du corps (principalement des bras, des mains, de la tête) volontaire ou involontaire, révélant un état psychologique, ou visant à exprimer, à exécuter quelque chose »2. Et la gestique est ici « un ensemble de gestes codés, comme moyen d'expression »3. L’exemple donné est celui de la gestique d'un chef d'orchestre, le terme est proposé comme synonyme de gestuelle c’est-à-dire :« l'ensemble des gestes expressifs considérés comme des signes »4. Il paraissait donc indispensable d’en revenir à l’étymologie, ce qu’a su faire précisément Jean-Claude Schmitt dans La raison des gestes dans l’Occident médiéval5.

3Dans cet ouvrage, qui explore l’histoire des gestes depuis l’Antiquité jusqu’au Moyen-Age d’après leurs représentations, J-Cl. Schmitt réfléchit à cette question : « qu’est-ce que faire un geste au Moyen-âge ? »6. L’auteur prend soin d’analyser finement les catégories sémantiques de gestus, de gesta, qui ont donné « geste », de gesticulatio (gesticulation) ainsi que celle de motus (mouvement)7. « En latin, [explique Schmitt] le mot central est gestus, qui désigne sans les distinguer, au sens large un mouvement ou une attitude du corps, et en un sens plus particulier le mouvement singulier d’un membre, avant tout de la main »8. Le terme de motus peut être synonyme de gestus mais peut désigner plus largement toute espèce de mouvement (de la terre, des étoiles, d’un animal, de l’âme, etc.).Les deux termes ont pour équivalent grec le terme de kinesis et, de l’Antiquité au Moyen âge, l’usage des termes latins (gestus, motus) ne se fixera pas, même si « la singularité du geste humain tend à être reconnue et que le vocabulaire latin apporte dans ce sens une contribution essentielle, que la culture médiévale, en définissant beaucoup mieux encore ce qu’est un gestus, va amplifier de manière décisive »9. En ancien français, au XIIème siècle, le mot gest est synonyme de celui de « contenance, peut-être [précise Schmitt] parce que les contemporains restaient plus attachés à la perception globale de la contenance qu’à celle de gestes précis »10 ; si les gesticulationes sont des « mouvements désordonnés et légers des membres (ceux des histrions et des bateleurs) »11, le « contenu très riche de la notion de geste [comprend lui] contenance et manière du corps, maintien et port, ou port et manière »12. La dimension expressive du gestus, qui n’apparaît pas dans le motus, trouvera son apothéose dans la définition qu’en donnera l’Encyclopédie en 1752 : « un mouvement extérieur du corps et du visage, une des premières expressions du sentiment donné à l’homme par la nature. Elle est et sera toujours le langage de toutes les nations. On l’entend dans tous les climats. Le sens de la voix, les mouvements divers du visage et du corps ont été les expressions de ce qu’il a senti. Ils furent la langue primitive de l’univers au berceau »13. Nous n’analyserons pas ici ce discours très particulier d’humanistes éclairés et la pensée de l’expressivité qui en constitue le cœur ; pour une analyse approfondie des enjeux de l’usage du concept d’expressivité, il peut être fait appel à l’ouvrage fondamental du philosophe Michel Bernard, L’expressivité du corps (Chiron, 1986).

Un flou sémantique à épouser ?

4Dans le vaste champ des danses, les danseurs et/ou théoriciens emploient, dans leurs discours, souvent indifféremment les deux termes de mouvement et de geste. Ainsi, Léandre Vaillat14, historien de la danse, parle de geste (ou d’action) ; Laban, auteur de Mastery of movement, emploie dans une large part le terme de mouvement, puis celui d’action dans le chapitre sur l’analyse de l’ « effort » ; Doris Humphrey emploie le terme de mouvement avant d’ouvrir un chapitre intitulé « la motivation et le geste » et de tenter une classification des gestes (voir Construire la danse15) ; Laurence Louppe parle aussi de manière non différenciée du geste et du mouvement dansé ; Anne Boissière également, qui présente son ouvrage Approche philosophique du geste dansé16, par ces mots : « la dimension de la relation à l’autre apparaît constitutive de la formation du mouvement, à travers le contact, le jeu, et plus généralement à travers des dispositifs qui instaurent un cadre soutenant l’échange et la spontanéité des gestes ». L’emploi du terme grec de kinesis (dans la notion de « kinésphère » chez Laban, par exemple) permet d’échapper au problème du juste choix sémantique et l’indécision des penseurs en danse évite judicieusement la clôture de la définition, car, comme le souligne Georges Didi Huberman17, il y a du définitif dans la définition : « je n’aime pas définir [dit-il], j’aime approcher, appréhender, interroger, ressentir et analyser les aspects multiples d’une chose, d’une œuvre, d’une image, d’un mot », d’un geste, pourrions-nous ajouter. Reprenant à notre compte ce que l’historien amateur de danse déclare à propos de l’image, nous pourrions dire alors : « il n’y a pas [de geste] d’image en général. Il n’y a donc pas d’ontologie possible, de définition universelle du [geste]. [Les gestes] sont toujours pluriels, ils prennent position, c’est-à-dire qu’en se situant les uns par rapport aux autres dans un montage ils créent des configurations [des mélodies cinétiques expressives] ». Dans une lecture esthétique (c’est-à-dire ancrée dans l’aesthesis) des œuvres chorégraphiques, c’est à nommer et décrire ces mélodies expressives que s’attache l’analyse de gestes singuliers, ceux des interprètes. Il s’agira donc ici de chercher à ouvrir l’éventail d’un mot et non d’en refermer le sens… Et, dans les plis de l’éventail, nous trouvons plusieurs idées : l’idée que le geste est une entité globale, une « configuration »pour reprendre le terme de Didi Huberman ; qu’il n’est pas dissociable d’un contexte ; que le geste est également indissociable du travail de la perception et que tout n’y est pas visible ou lisible d’emblée.

Le geste comme complexité

5Dans la construction du système fort complexe de son anthropologie du geste18 (une anthropologie re-ligieuse, c’est-à-dire qui étudie les liens de l’ « Homme » dans le « Cosmos »), Marcel Jousse fait débuter le chapitre « la gesticulation universelle de l’homme » par ces mots :

« Pour tout observateur du dehors, l’homme est un complexus de gestes. Nous appelons gestes tous les mouvements qui s’exécutent dans le composé humain. Visibles ou invisibles, macroscopiques ou microscopiques, poussés ou esquissés, conscients ou inconscients, volontaires ou involontaires, ces gestes n’en n’accusent pas moins la même nature essentiellement motrice. Ce n’est pas l’échelle de visibilité normale qui doit servir de base à l’étude objective de la psycho-physiologie de la gesticulation humaine. Cette échelle de visibilité est sans cesse variable, selon les agencements de nos lentilles grossissantes et selon la disposition plus ou moins ingénieuse de nos appareils enregistreurs et amplificateurs. Grâce à l’attention qui se concentre sur eux, certains gestes peuvent également passer, par insensible progression, de l’inconscience absolue à la pleine conscience, de l’automatisme purement réflexe au jeu le plus volontaire »19.

6Complexus de gestes signifie qu’on a là une pensée de l’Homme comme système, un « composé humain » dit Jousse. Si la place de l’observateur, détaché (qui observe du dehors, est une vision très datée20, Marcel Jousse insiste ici sur la nécessité, dans l’observation du geste, de ne pas s’en tenir à ce que l’on perçoit ordinairement selon nos propres filtres perceptifs (ce qu’il appelle nos lentilles grossissantes) ou à ce qu’il nous est permis de percevoir grâce aux instruments de mesure dont on dispose. « L’échelle de visibilité est sans cesse variable » dit Jousse, et, effectivement, il est possible de tisser l’histoire sociale de nos modulations perceptives comme le font Michel Pastoureau en ce qui concerne la perception des couleurs21 ou encore Roselyne Rey avec celle de la douleur22. La dernière phrase de ce paragraphe insiste sur la possibilité d’un travail de l’attention pour faire varier la frontière entre le mouvement (réflexe) et le geste (volontaire) avec lequel on peut « jouer » (Jousse) plus ou moins volontairement. Jousse évacue ici la question de l’inconscient, notre vie est pourtant traversée de gestes manqués (comme de paroles manquées, les fameux lapsus freudiens) et de perceptions manquées comme lorsque un objet recherché nous « crevait les yeux » alors que nous ne l’avions « réellement » pas vu...
Pour François Roustang, philosophe, hypnothérapeute et ex-psychanalyste, le geste est également une entité globale qui subsume d’autres éléments : « le geste peut rassembler en un tout l’esprit, le cœur, le corps, la relation aux autres corps et à l’histoire personnelle »,dit Roustang dans Il suffit d’un geste23. Roustang insiste sur le fait que tout geste est en quelque sorte supporté par un sentir à l’œuvre et nous invite à ne pas distinguer action et perception. « Seul un geste est capable dans sa simplicité de mobiliser et de faire s’interpénétrer l’esprit, le corps, le langage, les autres, l’espace environnant, parce que le geste est seul à pouvoir rassembler tous les éléments qui constituent un monde et à l’inverse être formé par lui. Mais, [ajoute Roustang], même un geste n’est pas nécessaire, il suffit de l’imaginer »24, et nous savons aujourd’hui que l’imagination de l’action stimule les mêmes zones corticales que l’action elle-même, que le cerveau est un organe simulateur, toute image motrice étant déjà en quelque sorte une action (ce qui est fort bien expliqué par Guillemette Bolens dans l’introduction au Style des gestes25). À cela, Roustang ajoute : « c’est notre peu de finesse de perception qui nous fait croire que l’action n’est pas commencée de quelque façon »26 et nous savons aujourd’hui (Jeannerod, Godard) que le postural qui anticipe le geste, le pré-mouvement (ou pré-geste), la disposition à agir  (Laban), est fondatrice de l’expressivité de ce geste. Il nous faudrait donc apprendre à lire, affiner la dioptrie de nos lentilles grossissantes (Jousse), c’est-à-dire entrainer nos facultés de modulation perceptive pour saisir les enjeux des « attitudes dans la posture »27 qui font la substantifique moelle du geste. Or, la lecture et l’analyse du geste in vivo ne sont pas nées d’hier (pour faire un bon rhéteur il fallait se faire bon observateur) et le but avoué des perspectives sémiologiques que nous allons évoquer maintenant fut bien de « déchiffrer » les gestes humains.

Lire le geste, le comprendre : les perspectives sémiologiques

7Dans l’observation de la situation de communication, il est de tradition de considérer le geste comme l’entité venant redoubler, renforcer ou remplacer la parole. Les perspectives sémiologiques envisagent le geste comme signe et l’analyse de ce geste est, le plus souvent, calquée sur le discours. Ainsi, par exemple, l’examen de la gestuelle d’un homme politique se fera principalement en regard du contenu de son discours28. Il ne manque pas d’ouvrages possédant les clés pour déchiffrer le soi-disant code secret de nos gestes et de nos attitudes. Le mouvement, global ou segmentaire, est présenté comme un signe lisible porteur d’une signification précise. Les ouvrages les plus courants29 se présentent comme des manuels pratiques destinés à comprendre, à partir de la lecture d’un geste ou d’une attitude, le profil psychologique de celui qui l’émet.
Le geste de la main avec l’index levé désignant le ciel, par exemple, peut être présenté ainsi : « signification : écoutez-moi bien ! / circonstances : c’est un geste de domination, où l’index représente une massue levée / région : universel »30. Il est pourtant incontestable que, selon le regard, la mimique, l’attitude qui accompagnent ce geste, celui-ci peut marquer, non seulement la menace (tel le geste de La menaçeuse de Yacinthe Rigault (1659-1743)31) mais aussi l’admonestation, l’interdiction ou le commandement. Le même geste peut également signifier : « s’il vous plaît », « veuillez prêter attention », « je suis là », etc. Donner la supposée signification d’un geste c’est négliger le fait que, même en tant que signal codifié, le geste reste redevable d’un contexte spatio-temporel et culturel précis.
Le geste a donc une histoire et ne peut donc être déchiffré hors contexte. Pour analyser un geste représenté, J.-C. Schmitt insistait déjà sur l’importance de replacer le geste observé dans son contexte (dans l’exemple de la tapisserie de Bayeux, en page 258 de son ouvrage, le geste est mis en relation tant avec le contexte proche –une phrase énigmatique présente sur la tapisserie- qu’avec le contexte lointain –d’autres images). Nous trouvons dans la première scène de Roméo et Juliette de William Shakespeare un exemple d’insulte gestuelle équivalent, semble-t-il, à ce qu’on appelle aujourd’hui de façon triviale un « doigt d’honneur ». Cette scène présente l’affrontement entre deux clans ennemis : serviteurs de la maison Capulet contre serviteurs de la maison Montaigu. L’un des personnages fait un geste de provocation envers son adversaire, geste auquel il est répondu : “Do you bite your thumb at us, sir ?32 (traduit par : « est-ce pour nous que vous vous mordez le pouce, monsieur ?»33 ). Hors contexte, pour le lecteur français, la formule « mordre le pouce », contrairement à celle de « tirer la langue » par exemple, n’évoque ni la moquerie ni l’insulte. Il a fallu adapter, réincarner pour ainsi dire, pour le lecteur du XXème siècle, un geste de défi qui remonte au Moyen Age34. Celui-ci est devenu, dans les traductions en français, « faire la nique »35 ou « siffloter »36. Sur scène, les metteurs en scène ont dû transposer ce geste dont nous ignorons aujourd’hui de quelle manière il était exécuté. Si nous pouvons l’imaginer, c’est bien à la faveur du texte de Shakespeare, sorti de son contexte il ne signifie plus rien. Les informations apportées par un geste, comme par une parole, ne peuvent être interprétées que dans leur contexte d’émission. La complexité des problèmes posés par la dite « communication non verbale »37 ne saurait être résolue par un réductionnisme du geste au signe. Nous savons tous que lors d’une simple poignée de main, ce n’est pas au seul signe de politesse que nous sommes sensibles. Nous réagissons, plus ou moins consciemment, à bien d’autres éléments, relatifs au tempérament de chacun ainsi qu’à la situation présente.

Une approche complexe du geste expressif au cœur des études en danse

8Pas plus que le geste quotidien, le geste du danseur ne saurait être réduit à un signe lisible et déchiffrable. Le spectateur qui perçoit un geste dansé ne saisit pas un signe isolé, aux contours définis, reproductible et compréhensible d’emblée. En admettant que, danseur lui-même, le spectateur puisse avec exactitude décrire, nommer, reproduire ce geste, il persistera de l’illisible, de l’indéchiffrable, un en deçà du signe qui font que ce geste, quelle que soit sa rigueur formelle, sera différent chez chaque danseur qui l’exécute. « L’analyse à la fois précise et non réductionniste d’un mouvement est un défi difficile à relever car les mots nous manquent » dit fort justement G. Bolens38, et c’est à tenter de relever ce défi que s’attachent les systèmes d’analyse qualitative du geste telles celles de Laban au début du XXème ou l’approche en usage dans le département Danse de l’université Paris 8 aujourd’hui. Dans cette dernière, le choix du terme de « geste » pour parler de l’expressivité (c’est-à-dire comment l’acte humain, aussi minime ou infime soit-il, fait sens pour celui qui le perçoit) répond à la singularité d’une démarche. Hubert Godard propose de « distinguer le mouvement, compris comme un phénomène relatant les stricts déplacements des différents segments du corps dans l'espace —au même titre qu'une machine produit un mouvement— et le geste, qui s'inscrit dans l'écart entre ce mouvement et la toile de fond tonique et gravitaire du sujet : c'est-à-dire le pré-mouvement dans toutes ses dimensions affectives et projectives. C'est là que réside l'expressivité du geste humain, dont est démunie la machine »39. La distinction entre geste et mouvement ne recouvre donc pas celle traditionnellement admise du segmentaire (qui concernerait le geste) et du global (qui concernerait le mouvement). Le terme de geste a été choisi délibérément en tant qu'il engage l'aspect expressif du mouvement ; le geste est pensé ici comme un événement qui engage certes un mouvement dessiné par un corps humain (mouvement dont l’on peut faire éventuellement une description biomécanique) mais un mouvement aussi et toujours coloré par un fond(s) (une réserve, un potentiel) posturo-tonico-émotionel non conscient, mettant en jeu la fonction imaginaire proprement humaine et s’élaborant dans l’intercorporéité40. Le terme de geste a été choisi aussi en raison de son étymologie, en tant qu'il présuppose notre rapport fondateur à la gravité, comment nous nous portons et sommes portés -gerere, d'où vient le gestus latin— dans notre relation au poids, à l'espace, à l'autre. Que la corporéité soit considérée comme un système ouvert dont les différentes structures (somatique, perceptive, coordinative, psychique41) sont en interaction constante, ou qu’elle soit pensée comme l’articulation vivante de deux fonctions principales, la fonction haptique et la fonction phorique, dans notre domaine,  la référence gravitaire demeure l’aplomb du regard porté (gero) sur le geste. La gestion (même étymologie) de notre organisation gravitaire signe notre rapport au monde et s'inscrit dans la musculature anti-gravitaire (quelque fois dite « profonde »), lieu de cristallisation de l'histoire pulsionnelle et affective de nos faits et gestes (gesta).

Le geste du chef d’orchestre

9À la fois singulier et générique, le geste du chef d’orchestre relève de la subjectivité comme de la convention. Cette dernière se traduit dans les faits par un geste codifié décryptable par un instrumentiste de l’orchestre quel que soit le pays où il exerce. À cette généricité se conjugue de la singularité renvoyant elle à la vision que le chef a de la partition. Il s’agit là d’interprétation et c’est sous condition de cela que le mouvement devient geste, que le code est transcendé.

« Se confondent, dans l'action de diriger un orchestre, [dit Fred Goldbeck],deux sortes de gestes, appartenant à des catégories distinctes, antinomiques :
1. - un ensemble de signaux de commandements, établi selon un code arbitraire, conventionnel. Le musicien d'orchestre, dès qu'il perçoit un de ces signes, déchiffre pour ainsi dire, en langage clair l'ordre explicite qu'il représente ;
2. - un ensemble de gestes expressifs, nullement de convention, nullement traduisibles par des ordres explicites et pourtant immédiatement compréhensibles »42.

10Le geste est donc codifié mais aussi porteur d’une expressivité singulière. Comment se déploie le passage entre un premier niveau gestuel formalisable (le signe, lisible, l’obvie43 du geste musical) et un second (non formalisable, l’en deçà du signe, l'obtus44 (moins évident), la dimension non formalisable du travail ? F. Goldbeck évoque la possibilité d’étudier le jeu expressif du chef : « ce qui caractérise la technique de Furtwängler, c'est d'abord une différenciation extraordinaire du geste expressif. Etudier le détail de cette technique ferait matière d'un traité »45. Utilisant le conditionnel, Goldbeck semble souligner le fait que ce type d’études n’existe pas, ou pas encore… Pour René Leibowitz, parmi les « qualités requises pour faire un chef d’orchestre de premier ordre [figurent] la précision et la clarté des gestes »46. Dans l’énumération des qualités nécessaires au chef, Leibowitz mentionne celles « dont il est fort difficile de parler mais qui, si elles venaient à manquer, nous assisterions, au mieux à des exécutions correctes, mais non à des exécutions vivantes »47. Or, c’est précisément ce point qui nous intéresse en danse : comment rendre compte d’une « exécution vivante » ?
Pour Leibowitz, « l’interprétation musicale authentique […] prend sa source dans une lecture radicale du texte musical »48. Leibowitz développe bien entendu ce qu’il entend par « lecture radicale » :
1) cette lecture est un acte intentionnel de la conscience de l’interprète,
2) cette lecture distingue plusieurs niveaux d’information différents :
- « certaines données musicales peuvent être considérées comme "absolue" » : hauteur, tempo, rythme… ce sont des données mesurables non sujettes à discussion.
- « D’autres données, par contre, ne peuvent être considérées que comme "relatives" » : nuances, intensités… Hacène Larbi, chef d’orchestre49, insiste sur le fait que la perception de l’aspect qualitatif est toujours fonction d’un contexte (une nuance crescendo ou decrescendo dépend de la salle de concert, par exemple).
- « Une dernière catégorie englobe les données "indémontrables" », par exemple certaines articulations (détaché, lié), non spécifiées par l’auteur.

11Pour Leibowitz, une lecture radicale est celle qui prend en compte toutes ces données et leurs relations, qui envisage donc le système dans son ensemble et qui « arrive à pénétrer et à faire comprendre le sens complexe de tous ces éléments, en les éclairant les uns par rapport aux autres »50. L’analyse de la posture, de la marche vers le pupitre, des transferts de poids ; l’observation de la kinésphère, des déplacements, des coordinations entre la main, le bras et le buste ; la lecture de l’expressivité du visage, souffle, vocalisations… sont, parmi d’autres, des analyseurs de ce qui se donne à vivre lors de la situation de direction d’orchestre. Un élément fondamental dans l’échange entre le chef et les musiciens est celui du regard. La puissance du chef est en effet parfois saisie comme le résultat d’une toute-puissance du regard : « son regard, aussi intense que possible, embrasse tout l’orchestre […] De tenir [les musiciens] tous ensemble sous sa surveillance lui confère le prestige de l’omniprésence », dit Elias Canetti51. Mais ne peut-on pas renverser la situation et considérer que le chef d’orchestre est également au centre de tous les regards - « le chef concentre sur lui le regard des musiciens mais aussi celui du public » dit O. Moll52- et cette position ne lui confère-t-elle pas d’emblée une certaine fragilité contre laquelle il lui faudrait alors lutter pour s’affirmer ?

Entre maîtrise et abandon, un art de la relation

12« Un vrai chef est quelqu’un qui sait moduler son geste en fonction de l’orchestre qu’il a devant lui »53, explique Emilio Pomarico, chef lui-même. Qu’il semble s’ennuyer (Strauss54) ou y prendre plaisir (Beecham, Bernstein), qu’il se montre sobre (Strauss, Reiner) ou au contraire très expansif (Karajan, Stokovski), le chef ne dirige pas l’orchestre de ses gestes de bras (au sens traditionnel du terme), il dirige de tout son corps55. Le mouvement du bras, plus ou moins ample, est porté par une « attitude dans la posture »56 qui fonde son expressivité. Bernard Gavoty remarque combien Furtwängler, d’un « calme olympien,  [faisait] très peu de gestes [mais était traversé d’]une vibration constante ; Furtwängler donne le départ, bizarrement, par une sorte de vacillation concertée de toute sa structure »57, précise-t-il. Qu’elle soit de tendance concentrique, le corps en flexion comme replié sur lui-même (Toscanini, Karajan) ou plutôt excentrique, le corps en extension, le buste comme ouvert à l’orchestre qui lui fait face (Klemperer), cette attitude58 du chef dirige les musiciens tout autant que les mouvements de ses bras59. Cetteattitude est un dialogue dynamique entre la relation à la force gravitaire et l’orientation dans l’espace. Ce dialogue peut jouer de toutes les modulations entre les deux extrêmes du contrôle et du lâcher prise60 ; « Furtwängler est unique pour concilier, dans l'art du chef d'orchestre, l'initiative et l'abandon », dit Goldbeck61. Certes Furtwängler contrôle son geste, « la discipline musculaire intervient à tout instant, mais ça n’est pas, [précise Goldbeck], pour dicter le geste, mais pour éliminer tout ce qui entraverait la souple trajectoire »62 :

« Avant de battre la mesure, Furtwängler s'avise qu'il ne plait peut-être point à la mesure d'être battue. II renonce donc très souvent à faire savoir les départs aux musiciens par le geste de convention. Mais il ne le leur suggère qu'avec plus de précision. Et les musiciens partent avec une simultanéité absolue et, partant sous une impulsion directe et non pas par ordre, ils ont le sentiment de partir par hasard (ce sont les hasards de cette sorte qui distinguent le bond du chat vivant de celui du lapin mécanique). Cette technique demande aux orchestres l'attention la plus tendue et beaucoup d'abandon »63.

13Le même phénomène de retrait, de « non agir », la même exigence de se rendre sensible au contexte, à l’engagement tonique des corporéités voisines est requis au danseur qui veut danser à l’écoute et non sur des repères extérieurs à la musicalité propre de son geste (sur des comptes par exemples). Si Mahler disait : « je ne compose pas seulement mais je suis aussi composé »64, le chef d’orchestre, comme le musicien ou le danseur, pourrait à son tour affirmer qu’il ne bouge pas mais qu’il est bougé… Est-ce pour cette raison que les critiques évoquent parfois la « danse » du chef d’orchestre ?

14« L’idée de la direction d’orchestre, c’est de faire passer un courant » entend-t-on dire dans The Art of Conducting et ce courant peut (doit ?) passer également entre le chef et le public. Selon Canetti, le chef exerce un pouvoir sur le public, « il sert de guide à la foule de la salle. Il est en tête, le dos tourné. C’est lui que l’on suit car il fait le premier pas »65. Selon Olga Moll, « il [est] important de souligner en premier lieu le pouvoir qui lui est conféré sur l’opposition bruit/silence. Actuellement sa seule apparition suffit à faire taire le public, alors que l’orchestre déjà présent sur scène est le plus souvent ignoré »66. Le chef fait taire le public, toujours bavard ; de dos sa seule présence le convie à adopter une sorte de disposition perceptive, à se mettre lui aussi en état d’écoute. Comme un danseur ou un acteur, le chef peut chercher (ou non) à favoriser une certaine empathie avec le public, il appartient alors « à l'école des chefs catalytiques dont la seule présence amorce des réactions qui, sans elle, ne se produiraient pas »67. Et se mettre en état de recevoir ce qui habituellement ne se produit pas, n’est-ce pas là l’un des désirs secrets de celui ou celle qui vient écouter/voir un concert ou une pièce de danse ?

Échange et discussion

15À propos de l'articulation geste/contexte/intention :

16http://193.54.159.132/vod/media/COLLOQUES/MUSIDANSE/musidanse_geste_contexte intention.mp4  

Notes   

1 Dans sa communication, “Comment lire la musicalité corporelle ?”, http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=804

2 Dictionnaire Le Nouveau Petit Robert, Paris, juin 2000.

3  Idem.

4 Idem. Je souligne.

5 Jean Claude Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990.

6 Ibid., p. 23.

7 Ibid., p. 34-35.

8 Ibid., p. 34.

9 Ibid., p. 35.

10 Ibid., p. 143.

11 Ibid., p. 199.

12 Idem.

13 Ibid., p. 363.

14 Léandre Vaillat, Histoire de la danse, Paris, Plon, 1951.

15 Doris Humphrey, Construire la danse, trad. par Jacqueline Robinson, Arles et Paris, Bernard Coutaz, 1990. The art of making dances,1ère éd. Rinehart & Cie, Inc., 1959, p. 132 et sq.

16 Anne Boissière, Catherine Kintzler & coll., Approche philosophique du geste dansé, Villeneuve d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 2006.

17 Journal Télérama no 3283, 2013.

18 Marcel Jousse, L’anthropologie du geste, Paris, Gallimard, 1re éd. 1974.

19 Ibid., p. 687.

20 Voir Jonathan Crary, L’art de l’observateur Vision et modernité au XIX siècle, Ed. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1994.

21 Voir Histoire d’une couleur, bleu, Paris, Seuil, 2000 ou encore Histoire d’une couleur, noir, Paris, Seuil, 2008.

22 Voir Histoire de la douleur, Paris, La Découverte, 2011, 1re éd. 1993.

23 François Roustang, Il suffit d’un geste Paris, O. Jacob, 2003, p. 83.

24 Ibid., p. 89.

25  Guillemette Bolens, Le style des gestes, Lausanne, BHMS, 2008.

26 Ibid., p. 123.

27  Christine Roquet, “De la posture à l’attitude” in La scène amoureuse en danse, Thèse de doctorat en Danse, Université Paris 8, 2002, www.danse.univ-paris8.fr/diplome.php?di_id=1 consulté en mars 2016

28 Christine Roquet, « De l’analyse du mouvement », posface à Fattoumi Lamoureux, danser l’entre l’autre, Paris, Séguier, 2009.

29 Par exemple, Desmond Morris, Le langage des gestes, trad. de l’anglais par E. Ochs, Paris, Calmann-Lévy, 1997 ; Jane Lyle, Le langage du corps, adapté de l’américain par E. Léthel, Paris, Gründ, 1990.

30 Desmond Morris, Le langage des gestes, ibid., p. 65.

31 Exposition « Figures de la Passion », Musée de la Musique, Paris, 2001, voir illustration.

32 William Shakespeare, Roméo et Juliette, trad. de l’anglais par P.-J. Jouve et G. Pitoëff, Paris, éd. bilingue Garnier, 1955, p. 38.

33 Idem.

34 « Mordre son pouce fut au Moyen Age un signe de colère et de défi », André Carénini, « La symbolique manuelle » in Histoire des mœurs, t. 2, Paris, Gallimard La Pléiade, 1991, p. 82.

35 Dans la traduction de Maurice Pollet, Paris, Aubier Montaigne, 1961, p. 77.

36 Dans la traduction d’Yves Bonnefoy, Paris, Gallimard Folio, 1968, revue et corrigée 1998, p. 28.

37  Pour une analyse critique de ce concept voir les travaux de Yves Winkin.

38   Voir la communication http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=804

39 « Le geste et sa perception » in Isabelle Ginot, Marcelle Michel, La danse au XXème siècle, Paris, Bordas, 1995, p. 225.

40  Christine Roquet, La scène amoureuse en danse, op. cit.

41  Hubert Godard, “Des trous noirs” in Revue Nouvelles de Danse no 53, Bruxelles,Contredanse, 2006.

42 in La Revue Musicale no 147, juin 1934.

43  Roland Barthes, “Le troisième sens” in l’Obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1982.

44  Idem.

45 Fred Goldbeck in La Revue Musicale, op. cit. Je souligne.

46 René Leibowitz, Le compositeur et son double, Paris, Gallimard, 1971, p. 52.

47 Idem.

48 Ibid., p. 68.

49 Je remercie Hacène Larbi, chef d’orchestre, pour sa très précieuse contribution à cette partie du travail.

50 Ibid., p. 71.

51 Elias Canetti, Masse et puissance, Paris, Gallimard, 1966, p. 421.

52 Structures de la jouissance musicale : une interprétation psychanalytique. Thèse de Doctoraten Esthétique, Sciences et Technologies des Arts, option Musique.Sous la direction de  Christian Corre. Université Paris 8. Décembre 2003, p. 22.

53 Entretien avec Emilio Pomarico in Revue Geste n°3, 2006, p. 159.

54 L’évocation des gestes des chefs d’orchestre pris en exemple ci-dessous s’appuie sur l’analyse d’un documentaire vidéo, The Art of conducting. Great conductors of the past, https://www.youtube.com/watch?v=LYnqU4AJvtA, consulté en mars 2016.

55 Chez [Seiji Ozawa], tout dirige, même les cheveux dit Olivier Messiaen (cité par Christian Leblé, Revue Geste n°3, op. cit.)

56 Voir note 27.

57 Idem.

58 Idem.

59 Hubert Godard, "le pré-mvt ou le langage non conscient de la posture" in « Le geste et sa perception », postface à I. Ginot I. et M. Michel, La danse au XXème siècle, op. cit.

60 Voir dans le système de l’effort Labanien les deux tendances fondatrices de l’organisation du geste humain : struggling against (lutter contre) et indulging in (s’abandonner à).

61 Fred Goldbeckin La Revue Musicale, op. cit.

62  Idem.

63 Idem.

64 Entretien avec Emilio Pomarico, in Revue Geste no 3, op. cit.

65 Elias Canetti, op. cit., p. 420

66 Moll O. op. cit., p. 20

67 Bernard Gavoty sur Furtwängler in The art of conducting, op. cit.

Citation   

Christine Roquet, «Du mouvement au geste. Penser entre musique et danse», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Gestes et mouvements à l'œuvre : une question danse-musique, XXe-XXIe siècles, Distinctions et transferts, mis à  jour le : 05/05/2017, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=783.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Christine Roquet

Maître de Conférence, Université Paris 8, MUSIDANSE