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Éditorial

Olga Moll, Christine Roquet et Katharina Van Dyk
décembre 2016

Index   

1 L’ensemble des communications publiées sous ce titre dans ce nouveau numéro de Filigrane sont issues du colloque éponyme qui s’est tenu les 17, 18 et 19 janvier 2013 à l’Université Paris 81. Organisées par Olga Moll, Pauline Nadrigny, Christine Roquet et Katharina Van Dyk, ces journées proposaient de reposer autrement la question des relations entre danse et musique, s’inscrivant par là-même dans la continuité d’un débat actuel à échelle internationale et interdisciplinaire2. Loin de se limiter à une interrogation sur la nature ou la diversité historique des liens qui (dés)unissent danse et musique, en envisageant par exemple de nouvelles typologies de leurs rapports, ou en rappelant, par balayage diachronique, les liaisons qu’entretinrent ces deux arts tout au long de l’histoire occidentale – vassalisations successives, dépendances respectives, expérimentations d’autonomie –, il s’agissait, durant ce temps d’échanges, de s’amarrer à cette question directrice ténue mais non moins exigeante : comment en danse, en musique et dans leur association, sont pensés et mis en œuvre mouvement et geste ?
À la croisée des études en philosophie, en danse et en musique, ce colloque et les communications orales et écrites qui en découlent, situent leurs propos sur un plan délibérément esthétique, c’est-à-dire au cœur même de l’expérience musicale et chorégraphique, aussi bien du point de vue de la création que de la réception. Un tel parti pris de départ a conduit à privilégier les études prenant appui sur des processus concrets de création, d’improvisation et d’interprétation, sur des œuvres (avec une préférence affichée pour les œuvres scéniques et/ou performatives des XXe et XXIe siècles), ainsi que sur les témoignages d’artistes – compositeurs, chorégraphes, interprètes, danseurs. Ce même souci a poussé les organisatrices à encourager les contributions à deux voix, associant un chercheur en musique et un chercheur en danse, un danseur / chorégraphe et un musicien / compositeur, ou encore un chercheur et un artiste. Ce choix s’est révélé fécond dans la mesure où il a favorisé la confrontation des méthodes et des démarches, mais aussi suscité des efforts d’explicitation quant à ce que chacun des deux partis entendait à chaque fois par « geste » et « mouvement » ainsi que d’autres termes attenants, tels que « musicalité » ou « orchésalité ».

2Les trois axes de réflexion proposés aux participants du colloque étaient les suivants :
Axe théorique et épistémologique : Quels sont les effets de la rencontre musique-danse sur les catégories conceptuelles de « mouvement » et de « geste » mais aussi sur les productions elles-mêmes ? Quelle est la part métaphorique de la communauté de ce vocabulaire ? Quels transferts, quelles résistances se dessinent d’un art à l’autre, sur le plan de la création comme de la réflexion ? On songe par exemple aux travaux de Robert Francès3,qui met en évidence la prégnance de l’imaginaire du geste dans la perception musicale, ou à ceux de Michel Imberty4 qui suppose le lien entre mouvement et geste comme une « projection » du corps dans la forme musicale elle-même. Cet effort de clarification conceptuelle s'appuie le plus possible sur des exemples et puise ses influences dans différents champs disciplinaires identifiés (esthétique philosophique, phénoménologie, lecture du geste, analyse musicale).
Axe processus de création et d’interprétation :
Création « à partir de » : selon quel processus un chorégraphe crée-t-il du mouvement, du geste, « sur » ou « à partir » d’une œuvre musicale ? En retour, quel(s) effet(s) possible(s) la danse produit-elle sur la musique ? Mais aussi, comment l’interprète danseur interprète-t-il à son tour « à partir de » cette œuvre musicale et « à partir des » interprétations qu'en proposent le chorégraphe, le(s) musicien(s) ? Comment dialoguent « musicalité de la musique » et « musicalité du geste » ?
Création « avec » : dans le cas d’une création commune, selon quelles modalités chorégraphe et compositeur travaillent-ils ensemble ? Comment et à quels niveaux l’interprète danseur intervient-il dans ce travail commun de création ?
Axe processus de réception : Quand le spectacle se donne « comme un même geste » musical et chorégraphique dans l’instant de sa réception, comment le décrire et/ou l’analyser ? Comment créer des modes de discours qui rendent compte du spectacle en tant que tel, c’est-à-dire de l’expérience de réception globale – musicale et chorégraphique – dans l’instant de la représentation ? Le recoupement possible des vocabulaires n'entretient-il pas une familiarité problématique ? Entre danse et musique circulent en effet des termes communs : phrasé, lié, impulser, scander, suspension, écoute, écriture, etc. Il s’agira de déterminer le réseau des significations mais aussi des expériences que recouvrent ces signifiants afin d’éviter des confusions d’ordre épistémologique. Comment ne pas tomber dans un dialogue de sourds, lié aux frontières entre disciplines, entre analyse musicale d’un côté et chorégraphique de l’autre ?

3Les communications publiées au long de ce numéro ne visent pas toutes à répondre frontalement à l’ensemble de ces questions, loin s’en faut, et le lecteur remarquera que souvent elles le font de biais ou bien en posent d’autres encore, nées de la singularité même de leur ancrage théorico-pratique. La réflexion que nous proposons dans ce numéro bien loin d'épuiser le sens des catégories de geste et de mouvement vise surtout à ouvrir des pistes, à susciter de nouvelles interrogations. Les trois axes de départ, dans la mesure où certaines interventions les ont entrelacés, sont dans cette publication réarticulés en trois parties, nommées respectivement « distinctions et transferts », « jeux et frottements » et « musicalités ». Afin de profiter des avantages technologiques qu'offre désormais la version en ligne de Filigrane, nous vous proposons, en plus de textes à lire, des vidéos : de communications filmées ; d'exemples d’œuvres ou de performances commentés ; d'échanges entre intervenants et public.

« Distinctions et transferts »

4Les trois premiers articles recouvrent le premier axe proposé : ils s'attachent à établir une discrimination entre geste et mouvement. Si nous les présentons au préalable c'est parce qu'ils s'appliquent à clarifier les catégories.
Ainsi, Christine Roquet (Du mouvement au geste. Penser entre musique et danse) s'est attelée à une rigoureuse réflexion sémantique sur les deux termes interrogés, avec cependant un accent plus important apporté au geste. Son intervention enrichit en définitions, conceptions et métaphores, un possible champ analytique commun, tout en articulant de précieuses pistes bibliographiques. Par ailleurs, C. Roquet, invitant l’assistance à une pratique du geste, a su mettre l’auditoire dans le bain concret d’une sensation de mouvement (cf vidéo).

5http://193.54.159.132/vod/media/COLLOQUES/MUSIDANSE/musidansechristineroquet.mp4

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L'insistance sur la notion de geste dans cette communication est équilibrée par l'intervention d’Olga Moll (Du mouvement en musique) qui explore le champ sémantique de trois expressions musicales (mouvement de sonate, mouvement perpétuel, mouvement mélodique). Par le biais de Deleuze, le mouvement est ensuite réfléchi en termes de changement, de modification, dans le temps et la durée.
Enfin, Katharina Van Dyk et Pauline Nadrigny (Philosopher à l'écoute des danseurs et des musiciens. Essai entre geste et mouvement) apportent une importante contribution en termes d’esthétique philosophique à la compréhension des concepts de geste et de mouvement, au travers de l’analyse d’un panel d’écrits de praticiens des deux arts ainsi que de mises au point théorico-historiques. Ce travail de clarification conjointe devrait permettre aux chercheurs de chacun des trois champs disciplinaires sollicités d'éviter les malentendus.
La difficulté inhérente à la pluridisciplinarité réside souvent dans la difficulté pour chacun d’accepter que son savoir disciplinaire spécialisé ne soit pas totalement partagé par son voisin. Les musicologues, par exemple, pourraient trouver trop « simplistes » certaines affirmations. Mais le lecteur indulgent comprendra sans peine que la mise en commun des savoirs théoriques, leur accès et leur mise en débat est ce qui, pour nous, nourrit la recherche.

« Jeux et frottements »

7Cette partie est également constituée de trois textes. Ils élargissent la confrontation conceptuelle à d'autres notions communes à la danse et la musique.
Mélanie Perrier et Louise Provencher (Jeux d'écoute), dans une « conversation » riche d'exemples et de références, s'intéressent à la réception et plus particulièrement à l’écoute, cette dernière présentée comme geste adressé. L'espace vient également enrichir la constellation conceptuelle. Cet exposé invite par ailleurs à relire l’ouvrage que Peter Szendy consacre à l’écoute musicale.
À partir d’une analyse précise et originale du Cri de Valeska Gert, Mohamed Aït Amer et Marion Sage (Le geste du cri), pour leur part, proposent une réflexion commune, à la croisée des études en danse et du questionnement philosophique, sur ce que pourrait être un « geste de la voix », en mettant en lumière, à rebours du postulat de la voix comme organe de la parole, un usage de la voix plus ou moins gestuel, en fonction de son intention et de sa capacité à la faire émerger comme matière plus ou moins intense.
Francesca Vista (chorégraphe) et Daniele Roccato (compositeur) (Esprit et éléments en jeu) nous proposent un retour analytique et philosophique sur leur pratique de création commune. Le compositeur retenu par des concerts en Italie, nous apporte un témoignage filmé. La chorégraphe, convoquant Deleuze, nous permet de saisir comment la danseuse – au lieu de se préparer à une production de formes – préfère capter des forces. Leur intervention est accompagnée de deux extraits vidéo de leurs créations.

« Musicalités »

8Guillemette Bolens (Comment lire la musicalité du geste ?), distinguant kinesthésique (le sens musculaire), kinétique (ce qui s’observe dans un comportement) et kinésique (les moyens de transmettre l’expérience gestuelle), apporte un complément essentiel dans la réflexion sur l’analyse des arts dans lesquels s’engagent un mouvement réel (musique, danse, théâtre) mais aussi représenté (peinture, cinéma). Sur le plan de l’analyse, ses « études de cas » mettent en évidence non seulement le génie kinésique de certains artistes (de Tati à Keaton en passant par Van Dyck) mais surtout, elles pointent la capacité créatrice – poïétique – à l’œuvre dans la manière dont le récepteur va rendre compte de son activité de spectateur. Enfin, la définition de la musicalité que propose G. Bolens questionne autrement la conception qu’en a proposée Michel Bernard.
Avec Alexandra Arnaud-Bestieu, (De la musicalité percussive et gestuelle à la définition stylistique dans l'univers flamenco), le corps poïétisé par le flamenco apparaît à la fois comme chorégraphique (corps-forme) et musicien (corps-son). À partir d'exemples précis, cette intervention permet une redéfinition de styles flamencos contrastés : gitan explosif, andalou, ballet flamenco…
Carlo Ciceri, Lorena Dozio et Federica Fratagnoli (Le processus de création de Levante : déplacement et translations entre danse et musique) nous introduisent au cœur de leur démarche créative. Ils décrivent leurs problématiques esthétiques, leurs solutions technologiques dans une intervention à trois voix accompagnée d'extraits live de leur spectacle.
Enfin, Julie Perrin (John Cage et la danse américaine) étudie, depuis le champ de la danse, les effets du compagnonnage John Cage / Merce Cunningham : quels écarts et connivences esthétiques peut-on retracer entre le compositeur, Cunningham et les danseurs de la compagnie ?

9Le danseur ne cherche pas la musique au-delà de son geste, mais dans son geste même (…)5.” Lors d’un spectacle, le temps s’écoule, rythmé par les silences, les décélérations, les accélérations du mouvement. Le chant du geste vient offrir ses modulations, qui font écho, rupture ou dialogue avec la musique donnée à entendre au spectateur. Qu’il vibre en transposant une partition ; qu’il danse en silence (et l’on ne saurait se contenter d’une définition purement physique du silence, la perception du silence et/ou de la musique, du mouvement et/ou de l’immobilité n’étant pas isolable du contexte de sa perception) ; qu’il se mette en phase avec une invitation musicale… Le danseur nous offre en partage une activité d’intégration de sa propre écoute. La transmutation du geste de l’interprète peut amener le spectateur à écouter la musique autrement, comme l’écoute de la musique peut venir colorer de teintes subtiles et mouvantes la perception qu’il se fait du geste dansé.
Écoute, musicalité du mouvement, geste musical… Il y a là plus que de l'analogie ou de la métaphore. La temporalité est la dimension dans laquelle se déploient ces deux arts. « La temporalité radicale, trame de notre corporéité, n'est-elle pas ce que cherche à rendre visible, à orchestrer d'une manière générale, à soumettre aux jeux imprévisibles de son imaginaire, tout danseur ? »6 demande Michel Bernard. La danse et la musique nous rendent sensible la temporalité ; visible, audible certes, mais dans la polyphonie mouvante de tous nos sens entrecroisés. La radicalité mentionnée par Bernard tient sans doute au tranchant d’un présent, acté sur un mode singulier par chacun de deux arts, qui, toutefois, se retrouvent à vibrer ensemble dans la production musico-chorégraphique, faisant de sa réception une expérience privilégiée de « spectacteur »7.

Notes   

1  Rappelons que ce colloque transdisciplinaire et international est issu de plusieurs collaborations. D’abord celle entre quatre laboratoires, de deux universités parisiennes : le Laboratoire d’études et de recherche sur les Logiques Contemporaines de la Philosophie (EA4008), le Laboratoire d’esthétique, musicologie et créations musicales (EA1572), le Laboratoire d’analyse des discours et pratiques en danse (sous-section d’EA1572), tous les trois internes à Paris 8, et enfin le Centre d'Esthétique et de Philosophie de l'Art, appartenant à l’Unité de recherches Philosophies Contemporaines (EA 3562) de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elles ont également bénéficié d'une aide de l'ANR au titre du programme Investissements d’avenir (ANR-10-LABX-80-01)  ainsi que d’un soutien symbolique du Théâtre de Gennevilliers.

2  Citons ainsi quelques-uns de ces échanges (journées d’études, colloques, forums internationaux) organisés dans les années précédant Gestes et mouvements à l’œuvre… Les journées d’études La musique (tout) contre la danse (Paris 8, CEAC Lille 3, R.I.T.M Nice, les 18 et 19 mai 2009, à l’INHA, Paris) se présentaient, dans une perspective essentiellement historique et esthétique, comme une « première estimation » de la fécondité de recherches croisées entre musique et danse. Le colloque Expression et geste musical, (Paris 8 et Kunstuniversität de Graz, les 8 et 9 avril 2010 à INHA, Paris) questionnait la place du corps dans la musique, le lien entre geste et expressivité et les différents sens de l’expression « geste musical ». Le colloque Musique et danse : dialogues en mouvement (Concordia, Mc Gill, Montréal, Sherbrooke, du 16 au 19 février, à l’École de musique Schulich et à l’Université Mc Gill, à Montréal) proposait un axe de réflexion dialectique (unité-indépendance) qui permettait de reformuler et de ré-imaginer les relations entre musique et danse.

3 Robert Francès, La perception de la musique, Paris, Vrin, « Études de psychologie et de philosophie », 1984.

4  Michel Imberty, « Mouvement, geste et figure : la musique ancrée dans le corps », in Susanne Kogler et Jean-Paul Olive (éd.), Expression et geste musical, Paris, L'Harmattan, 2013, p. 26.

5  Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 1997, p. 160.

6  Bernard Michel, De la création chorégraphique, Pantin, CND, 2001, p. 14.

7  « Le spectateur (qu’il vaudrait mieux appeler “spectacteur” puisqu’il ne s’agit pas pour lui de regarder, mais plutôt de bouger par le corps et le regard) ne peut ‘décoder’ que sur le moment, non pas en notant les signes et leurs séries, mais en intervenant par l’intermédiaire de son schéma corporel et de sa motricité, en accompagnant le parcours des danseurs et de leur chorégraphie ». Pavis Patrice, L’analyse des spectacles, Paris, Nathan, 1996, p. 120.

Citation   

Olga Moll, Christine Roquet et Katharina Van Dyk, «Éditorial», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Gestes et mouvements à l'œuvre : une question danse-musique, XXe-XXIe siècles, mis à  jour le : 05/05/2017, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=775.

Auteur   

Olga MollChristine RoquetKatharina Van Dyk